Pianiste virtuose, compositeur précoce et brillant chef d’orchestre, George Benjamin (né en 1960) a étudié à Londres, puis à Paris, dès l’âge de seize ans, auprès de Messiaen dont il fut le dernier élève et qui n'hésita pas à le comparer à Mozart… Son œuvre parcimonieuse, entamée à l’orée des années 1980, est celle d’un perfectionniste qui n’a eu de cesse d’interroger le classicisme. Mais un perfectionniste fougueux, dont les partitions exaltent une vitalité et une énergie rares. Dans le cadre de la reprise de son premier et son dernier opéra – respectivement Into the little Hill à l'Athénée, et Lessons in Love and violence à l'Opéra de Lyon – nous avons rencontré George Benjamin pour parler écriture littéraire et musicale, musique et… opéra.
Vous étiez un jeune adolescent particulièrement doué quand vous êtes venu à Paris pour suivre les cours d'Yvonne Loriot et Olivier Messiaen. Quel regard portez-vous sur cette période et d'une manière générale, l'importance de Messiaen dans votre parcours ?
J'en garde un souvenir absolument ébloui. Je suis arrivé à Paris à l'âge de 16 ans, ce sont des moments très précieux dans ma mémoire. Je crois que je serai toujours ému par le souvenir de la gentillesse de Messiaen. Il était si dévoué, si joyeux, si généreux, si attentif et subtil comme maître. Nous sommes restés longtemps en contact bien après cette période où j'étais son élève.
Vous n'avez jamais été intéressé par des concepts comme le sérialisme intégral ou la déconstruction à la manière d'Helmut Lachenmann ou Brian Ferneyhough. D'une certaine manière, est-ce le résultat sur vous de l'influence de Messiaen ?
Voyez-vous, je suis individualiste et j'essaie d'être toujours indépendant. J'ai appris depuis mon tout jeune âge que je ne devais pas copier mon maître. Messiaen voulait les aider ses élèves, sans les emprisonner dans une esthétique. Mes œuvres sont très éloignées du style de Messiaen. Effectivement, il n'a jamais adopté le sérialisme intégral mais il s'est intéressé aux modes de valeurs et d'intensité. Sans le vouloir, il a écrit dans des œuvres comme Chronochromie et certaines sections des Catalogues d'oiseaux, des passages très simples mais tout à fait sériels à douze sons. Il ne voulait pas suivre de façon dogmatique cette esthétique mais il était ouvert à tout. Comme le dit Thomas Lacôte dans Le Modèle et l'invention (Symétrie 2017), le livre qu'il lui a consacré 1, il volait de tout et partout… même chez Webern ou dans la Suite lyrique de Berg.
Pour ma part, je n'ai jamais écrit de musique sérielle à 12 sons, même du temps de mes esquisses – occasionnellement des passages à 7 ou 8 sons, car je trouve le principe et la technique intéressants, mais pas le dodécaphonisme intégral. À mon avis, c'est impossible.
Votre langage n'a fait que rarement appel à l'électronique. Vous considérez vous en marge de la radicalité de ce langage ?
Je ne suis pas doué pour ça. J'aime beaucoup les sons électroniques, surtout pour la façon dont ils permettent de générer de nouveaux rythmes, timbres et harmonies… mais j'aime avant tout les instruments. J'aime que la musique soit jouée, avec tous les dangers et les risques que cela génère. Il y a de la beauté dans ces risques que prend un interprète.
Vous utilisez parfois des instruments assez rares, comme une mandoline, une viole de gambe ou un banjo. Quelle place accordez-vous au timbre de ces instruments dans votre écriture ?
Ce n'est pas le facteur le plus central. Pour moi, l'abstraction est plus importante encore. J'aime me servir des timbres qui me semblent frais, inattendus et neufs – peu importe s'il s'agit d'un instrument moderne ou un instrument ancien et oublié, ça n'a aucune importance. Dans Into the little Hill, j'ai utilisé un cymbalum, une mandoline, un banjo ; dans Written on skin, un harmonica de verre et dans Lessons of Love and violence, un cor de basset, un cornet, un trombone contrebasse et des timbales iraniennes qu'on appelle des tombak. Ces percussions n'avaient jamais été jouées dans une salle de concert occidentale, ça m'ouvre les oreilles et j'avais envie de tenter l'expérience.
Vous sentez-vous proche des expérimentations de Scriabine autour du son et de la couleur ?
J'aime beaucoup ça, en effet. Je viens de diriger le Poème de l'extase à Hambourg, la semaine dernière. J'admire cette partition, mais également les œuvres tardives et les sonates. Scriabine était sans doute fou mais il avait du génie.
Et la musique spectrale ?
J'étais à Paris au début du spectralisme à Paris. Grâce à Messiaen, j'ai fait la connaissance de Tristan Murail. J'ai assisté à la création mondiale de Modulation de Gérard Grisey en 1978 au Théâtre de la Ville. Dans les années 1980-90, j'ai souvent dirigé sa musique et notamment, la création anglaise des Espaces acoustiques et la création mondiale des Quatre chants pour franchir le seuil en 1999, avec le London Sinfonietta avec Valdine Anderson. J'aime beaucoup la musique spectrale, même si ma technique est très éloignée ces compositeurs.
Vous puisez dans des horizons d'inspiration très variés, à commencer par la littérature et la peinture. Quels sont vos peintres favoris ?
J'aime beaucoup Turner ; selon moi, le plus grand peintre de tous les peintres britanniques. Pour ma pièce orchestrale At first light (1982), j'ai utilisé Norham castle, sunrise… un tableau tardif de Turner. Mais mon esthétique a changé, et mes vœux visuels aussi. Si je pense aux autres peintres qui frappent mon oreille intérieure, je dirais immédiatement Vermeer. Dans Upon silence (1990), j'ai voulu capturer la lumière et l'atmosphère de ses œuvres. Dans une autre pièce pour orchestre, Palimpsests (2002), j'ai fait référence aux œuvres de Lyonel Feininger, un peintre et illustrateur germano-américain qui fut l'ami et le collègue de Paul Klee au Bauhaus, dans les années 1920. Il faisait des paysages presque romantiques et en même temps cubistes. J'ai été très influencé par sa façon de construire l'espace, le temps et la nature. Je pourrais citer de nombreux autres peintres comme Chardin, El Greco, Francis Bacon, Caspard David Friedrich, Velasquez, Monet, certains Picasso ou bien les dessins au charbon de Seurat.
Et les poètes ?
J'ai mis en musique des textes de Yeats, Shakespeare, T.S. Eliot et un poète américain assez rare : Wallace Stevens pour A Mind of winter (1981). Au-delà de la poésie, je lis principalement des romans, des centaines de romans… Joseph Conrad est mon auteur préféré, c'est un écrivain grandiose. Parmi les grands classiques, j'ai récemment relu Balzac et Dickens, bien sûr. Je dois également citer les noms de William Golding et Graham Greene et deux écrivains moins connus, Marilynne Robinson et Penelope Fitzgerald. J'ai beaucoup lu Ismail Kadaré, Thomas Man, Paul Auster et surtout Nabokov. Je citerais enfin Georg Sebald, ce merveilleux visionnaire qui a passé une grande partie de sa vie dans le Norfolk. Des œuvres comme Les Émigrants, Les Anneaux de saturne… je trouve ça très original, très doux et terriblement fou. Sebald retranscrit le passage du temps presque comme de la musique.
La lecture vient nourrir l'écriture ou bien c'est un point de départ ?
Je dirais… ni l'un, ni l'autre. La lecture maintient mon esprit en éveil, elle nourrit mon cerveau pendant que je compose – principalement pendant les grands moments d'attente où je ne sais pas encore clairement ce que je veux. Je suis parfois obligé d'attendre que vienne la clarté. Plutôt que de rester assis sans avancer et risquer la dépression, je lis et ça m'aide beaucoup. Ça m'apporte un contraste… un contraste doux où je me retrouve seul avec moi-même dans le silence. Ça m'aide énormément.
Vous êtes plus attentif à la sonorité du texte ou à la narration elle-même ?
Je lis beaucoup d'ouvrages différents : des livres de philosophie, des livres scientifiques, des biographies de compositeurs… tant de choses. Le récit romanesque reste la chose la plus importante pour moi. J'adore cette façon de traiter le temps et de dérouler un fil narratif. Même si cela ne me donne pas directement une idée, ça me fait réfléchir et ça nourrit mon imagination.
Fréquentez-vous le théâtre parlé ?
Hélas, pas beaucoup. Quand je compose je ne sors pas, que ce soit au concert ou bien au théâtre. Je suis allé souvent au théâtre dans ma vie, j'ai même composé des interludes et de la musique de théâtre dans ma jeunesse. Cette expérience m'a préparé à l'opéra plus tard. Entre l'âge de 10 et 20 ans, j'ai composé de la musique de scène pour une vingtaine de spectacles.
Selon vous, la voix (parlée ou chantée) est-elle un instrument comme un autre ?
Non. La voix est un cas exceptionnel. À certains moments, elle peut se rapprocher des timbres instrumentaux. J'aime cet effet d'imitation-confusion mais je ne m'en sers pas car je privilégie la clarté du texte. En revanche, j'aime énormément la fusion acoustique des voix et des instruments. J'aime le fait que les lignes vocales soient fondues dans les lignes harmoniques de l'orchestre. Je fais tout pour que les chanteurs chantent les bonnes notes au bon endroit. Sans être didactique, je ne double jamais les lignes mélodiques vocales avec l'orchestre. Quand on chante des mots, ça n'a rien à voir avec la musique abstraite. C'est un cadre à part. J'ai lu quelque part qu'une équipe scientifique avait découvert que la partie du cerveau qui reçoit qui reçoit la musique est très loin de celle qui reçoit les mots. Ce sont deux catégories différentes. On m'a parfois demandé d'écrire des transcriptions orchestrales de mes opéras mais je m'y suis toujours refusé. Je ne peux pas mettre une ligne vocale de soprano dans une clarinette ou une ligne de baryton dans un trombone. Ça ne marche pas.
Il y aura un changement de cast dans Lessons in love and violence à l'opéra de Lyon. Comment appréhendez-vous cette modification ?
Je vais vous faire une réponse étrange : L'écriture vocale de mes opéras est profondément basée sur le type de voix qui va assurer la première mondiale. Quand on a choisi les chanteurs de Written on skin, j'ai pris sur chacun d'eux pas moins de 20 pages de notes sur tous les détails de leur voix dans tous les registres. J'ai formé les lignes mélodiques et le tissu dramatique de l'œuvre, exactement comme un tailleur fait un vêtement autour d'un corps. Si les chanteurs qui assurent les reprises sont différents – comme ce sera le cas pour une partie du cast à Lyon, je suis souvent ravi par le résultat, du moment où il y a la même qualité de précision de chant et la même qualité dans le jeu d'acteur. À Hambourg, le remplacement de Stéphane Degout par Evan Hughes dans le rôle du roi d'Angleterre a donné de très bons résultats.
D'où est venu ce désir d'opéra après une si longue attente ? était-ce une nécessité pour vous ?
Une nécessité, je ne sais pas. Y a-t-il une nécessité dans la vie créative ? En tous cas, je peux parler de volonté urgente. Voyez-vous, j'ai toujours voulu un opéra mais je n'en avais pas les moyens. Je cherchais un librettiste et puis aussi la façon de résoudre la question d'écrire un opéra contemporain en jouant sur les styles de vocalité sans que ça sonne comme un opéra du XIXe Siècle. J'ai réfléchi à tout ça pendant 25 ans. À Lille, à Bruxelles ou à Londres, on m'a souvent demandé d'écrire un opéra mais je sentais que je ne disposais pas encore de moyens ou de technique pour arriver à composer une œuvre qui occupent pleinement toute une soirée. Finalement, tout s'est déclenché après la rencontre avec Martin Crimp puis Joséphine Markowitz la directrice du Festival d'Automne à Paris et Bernard Foccroulle, l'ancien directeur du Festival d'Aix-en-Provence. J'ai dû attendre très longtemps et je le regrette aujourd'hui. J'aurais déjà dû écrire une dizaine d'opéras… mais trois c'est déjà bien (rires).
Parlez-nous de votre collaboration avec Martin Crimp.
Pendant 25 ans, j'ai passé mon temps à faire des listes de sujets d'opéra à écrire dans l'avenir. J'ai cherché un metteur en scène, un écrivain, un philosophe etc. Arrivé en 2002-2003, j'ai renoncé à écrire un opéra, j'étais découragé. Au King's College de Londres où j'enseigne la composition, Laurence Dreyfus - un ami musicologue et gambiste - me dit en passant qu'il connaît un auteur absolument génial. Je l'interroge mais il n'en dit pas davantage dans un premier temps. Ensuite, il organise une rencontre de façon si subtile que les choses se sont enchaînées très naturellement. Il se trouve que Martin est édité chez Faber & Faber et ma musique, chez sa filiale : Faber music. J'ai tout de suite obtenu de pouvoir consulter l'ensemble de ses œuvres et au même moment, Josephine Markowitz m'a proposé une commande pour l'édition 2006 du Festival d'Automne à Paris – édition où Martin était l'artiste principal. J'ai compris que beaucoup de choses convergeaient. J'ai senti chez lui une profondeur, une douceur humaine et une extraordinaire intransigeance artistique. Martin adore la musique, il est d'ailleurs très bon musicien lui-même. Notre rencontre a eu lieu au bon moment ; il voulait faire quelque chose de neuf, il aimait l'idée de l'opéra mais n'avait jamais écrit de livret. En fin de compte, cette rencontre était inattendue, surprenante… Bien sûr, le cheminement n'a pas été toujours simple, il y a eu des tensions et des moments où on ne se comprenait pas mais, en définitive, ça a marché.
Pourquoi ce choix d'une forme courte pour votre premier opéra ? Est-ce une question de prudence ?
En fait, je ne me pensais pas capable d'arriver au terme de cette entreprise. Toutes les œuvres que j'avais écrites jusqu'alors duraient entre 15 et 25 minutes. Pour ce premier projet, Into the little Hill, j'avais un an et demi devant moi mais j'ai vite compris que trois heures pour un premier opéra, c'était une erreur. J'ai opté pour une œuvre de chambre, un opéra de chambre en quelque sorte.
Plus tard, dans Written on skin, vous avez cherché à concilier une dramaturgie traditionnelle avec la modernité du langage musical ?
Certes, l'histoire est linéaire mais elle est cassée en plusieurs endroits par une auto-narration. J'imagine mal un opéra sans ligne de narration claire. Même si elle est diffractée, j'aime pouvoir suivre le fil d'une histoire, suivre le destin d'êtres humains et voir comment tout cela va se résoudre. Chaque opéra est différent : le type de narration de Salomé n'est pas le même que Káťa Kabanová, Pelléas et Mélisande, Billy Budd ou Don Giovanni…
Dans les trois opéras que vous avez écrits à ce jour, vous avez fait le choix de sujets et de thèmes inspirés par le Moyen-âge.
Cette langue et ces thématiques médiévales me servent à beaucoup de choses, à commencer par le fait de pouvoir exprimer des émotions très directes. J'espère que le spectateur ressent chaque intrigue comme une problématique contemporaine. Choisir une thématique ancienne, ça ouvre à l'universel et c'est parfait pour cette chose étrange qu'on appelle l'opéra. L'opéra est plus étrange aujourd'hui qu'il y a un siècle en arrière. À l'époque du cinéma, de la télévision et d'internet, vous avez cette façon formelle de faire jouer un orchestre avec des gens qui débarquent sur scène pour chanter et raconter des histoires. Tout cela est encore moins naturel aujourd'hui qu'à l'époque de Mozart ou Puccini. On peut se demander pourquoi et à quoi bon chanter aujourd'hui ? Il faut approcher l'universel pour obtenir la permission de chanter devant le public. L'opéra a le pouvoir de tout exprimer.
Les textes de Martin évoquent des thèmes très modernes, exprimés dans une langue très contemporaine. Il ouvre à un monde métaphorique qui, lui-même, ouvre vers une profonde émotion. On est face à la scène, on souffre comme souffrent les personnages. La question du mythe et de la fiction est très important pour lui comme pour moi. Nous aimons tous les deux un auteur comme William Golding. The Lord of the flies est son roman le plus célèbre… mais ce n'est pas son meilleur. Golding se surpasse quand il parle des mythes, des fables… quand il invente un monde inédit, qu'il soit préhistorique ou médiéval, qu'il renvoie à des mondes lointains et imaginaires. Les plus grands opéras racontent des mythes, à commencer par le tout premier : l'Orfeo de Monteverdi et puis, Salomé, Elektra, l'Or du Rhin, Idomeneo, King Priam de Michael Tippett, tous les Haendel etc. Le choix du Moyen-âge n'est ni délibéré, ni définitif. Nous sommes ouverts à d'autres thèmes dans l'avenir.
Et Katie Mitchell ?
Notre collaboration n'est pas née par hasard. Katie et Martin se connaissent depuis plus de 20 ans, elle a mis en scène plusieurs créations mondiales de Martin. Au départ, j'avais des idées très précises de la façon dont mes opéras devaient être représentés sur scène. Je suis très heureux qu'elle n'ait pas suivi mes idées (rires)
En matière de théâtre, je ne connais rien, je suis ignorant et naïf. J'espère simplement que ce que j'écris répond à l'instinct du théâtre, à sa tension et son timing. J'ai appris avec Katie énormément de choses sur la mise en scène. Comme elle est très sensible à la musique, elle reste très fidèle au texte. Elle n'est pas vaniteuse, elle n'ajoute rien qui ne fonctionne pas de façon intrinsèque. Elle ne veut pas parler au public à travers une œuvre. Elle sert mes œuvres, il n'y a jamais une figure vide sur scène, jamais une action qui ne soit pas nécessaire. C'est une femme formidable et si mes opéras ont eu du succès, cela doit beaucoup à elle.
Quels sont vos projets ? un futur opéra ?
Nous entrons, Martin et moi, dans un processus qui nous mènera certainement à un nouvel opéra mais j'ai envie d'écrire autre chose avant. J'ai toujours aimé la forme de l'opéra, j'ai été ébloui depuis tout jeune. J'ai commencé tard et c'est désormais une course contre le temps. J'ai envie d'en écrire encore davantage.
References
1. | ↑ | https://symetrie.com/fr/titres/le-modele-et-l-invention |
© Nimbus Records (George Benjamin)