L'Inde est à l'honneur dans le prochain festival Arsmondo à l'Opéra National du Rhin. Cette manifestation, voulue et programmée par la regrettée Eva Kleinitz, sera l'occasion de découvrir le nouvel opéra de Thierry Pécou : Until the Lions, Echos du Mahabharata. Opéra contemporain dans tous les sens du terme, il parle des destructions, des guerres, de la violence du pouvoir et de la domination du patriarcat. C'est l'histoire d'une héroïne qui est capturée et fait l'objet d'un chantage. Refusant le mariage forcée, elle est répudiée par son ancien amoureux. Elle prie le dieu de la destruction qui lui demande de se jeter dans un bûcher et se réincarner en guerrier masculin qui ira tuer son ancien ravisseur. Cette création est également l'occasion de découvrir le travail de Thierry Pécou, compositeur passionné par le hors champ culturel et les références aux musiques du monde.
À l'origine de ce projet, il y a une commande de l'Opéra National du Rhin – une commande que m'a adressé la regrettée Eva Kleinitz qui souhaitait adapter à la scène l'ouvrage de Karthika Naïr. Eva connaissait mon travail autour des musiques du monde et de la musique indienne en particulier. J'ai accepté de travailler sur ce projet, le Mahabharata est pour moi le récit fondateur, un récit à l'origine d'une grande tradition – c'est aspect est récurrent pour moi et dans ma manière de penser.
Ce projet est en l'occurrence un projet féminin : une librettiste, une chorégraphe, un plateau de voix féminines et une jeune cheffe d’orchestre. Ce sont des circonstances ou un choix délibéré ?
Oui et non. Pour ce qui est du livret, l'approche de Kartika était de donner la parole aux personnages considérés comme faibles dans la grande histoire. Dans mon opéra Les Sacrifiées (2008) sur un livret de Laurent Gaudé, j'évoquais la tragédie de trois générations de femmes algériennes entre les années 1960 et 1990. La thématique des femmes est un sujet auquel je suis très sensible.
Comment s'est opérée la sélection des textes dans l'épopée du Mahabharata pour réaliser ce livret ?
Ce n'était pas une tâche facile car nus sommes partis du livre de Karthika Naïr, directement inspiré de l'épopée du Mahabharata mais qui est un livre de poésie et non pas une pièce de théâtre. Il n'y a pas dans ce long texte une notion de dramaturgie à proprement parler. a opéré une première sélection en faisant parler une multitude de voix, des femmes et des soldats du rang. Pour les faire parler elle est allé chercher des formes poétiques de toute origine, depuis l'Asie et l'Afrique jusqu'à l'Extrême-Orient et la poésie médiévale européenne. Ces formes sont pour elle des modèles structurels qui donnent une force supplémentaire aux différents personnages du récit. C'était difficile de transcrire cette complexité de formes à l'opéra. Je ne voulais pas tomber dans une forme oratorio mais plutôt conserver ce récit qui déroule une trame dramatique. D'un commun accord, on a focalisé l'action sur l'histoire d'un personnage-clé, Amba, et de la reine Satyavati qui est incarnée par une actrice dont la voix parlée prend un certain recul par rapport à l'action et sert de lien et de ponctuation dans tout l'opéra.
Avant Until the lions : Echoes from the Mahabharata, vous avez composé trois opéras : Les Sacrifées (2008) qui parle des femmes durant la guerre d'Algérie, L’Amour coupable sur un livret d’Eugène Green d’après La Mère coupable de Beaumarchais (2010) et Nahasdzáán ou le monde scintillant sur un livret de la poétesse navajo Laura Tohe (2019) invitant l’humanité, à travers une lecture originale des mythologies navajos, à soigner le monde et restaurer son harmonie devant la menace des désastres écologiques. Selon vous y a-t-il une importance de lier un livret à une cause ?
Je ne veux pas parler de "message" mais pour moi, oui, la forme de l'opéra ou du théâtre est le lieu idéal pour parler du monde contemporain, même si cela implique d'aller chercher des sujets parmi des mythes ou des récits anciens. Il m'importe qu'il y ait dans mes œuvres une résonance ou un effet cathartique sur l'auditeur.
L'opéra est-il selon vous un genre occidental par excellence ?
J'aime ce terme, même s'il ne recouvre plus aujourd'hui les mêmes choses qu'à l'origine. J'ai l'impression qu'aujourd'hui, les opéras réalisent une forme de synthèse de toutes les expérimentations qui ont eu lieu dans des domaines culturels environnants. Dans Until the lions, on retrouve des grands archétypes de l'opéra, comme par exemple ces personnages d'héroïnes emblématiques. Je me sens également en lien avec les grandes formes dansées de l'Asie du Sud-Est ou toutes les formes qui mélangent chant, danse et musique. J'aime que les grands archétypes priment sur ce qu'on appelle la "psychologie" des personnages.
Comment interpréter le personnage de Amba, cette femme qui choisit de se réincarner en homme pour mettre à mort son ex-ravisseur alors que le chœur des femmes exige à la toute fin que le cycle de mort s'arrête ?
C'est une forme de dénonciation du patriarcat. Ce récit du Mahabharata est majoritairement très masculin, y compris cette énergie masculine de la guerre qui va jusqu'à la destruction totale. La notion de genre est ambiguë, comme le montre par exemple l'épouse de Kuru, la reine Satyavati, qui est quelqu'un de très ambitieux et qui n'hésitera pas à pousser jusqu'à la catastrophe. Cette fin est représentative à plus d'un sens. Il ne suffit pas se transformer en homme pour avoir raison de l'Histoire mais c'est en quelque sorte une façon de montrer le tragique d'une situation où l'on ne peut pas échapper à la domination masculine et patriarcale. D'où ce dernier chant des femmes. Elles hurlent pour tenter de conjurer ce cycle infernal de violence. L'opéra évoque la question du genre mais dans le même temps, il la dépasse en traduisant cette énergie qui traverse les personnages.
Until the lions est également un opéra dansé. Pour vous, la présence du corps dansé est-elle inséparable de celle du corps chanté ?
Dans l'art occidental cette dimension a été oubliée. La présence du corps est très importante pour moi dans ma manière de ressentir la musique, de composer. Je travaille beaucoup avec des processus qui viennent de structures ou de musiques de tradition orales. J'ai ce besoin de retrouver cette forme de corporéité dans la musique. L'Occident a intellectualisé l'écriture et le besoin de ressentir la musique. Pour moi, composer est un retour nécessaire pour rétablir le lien avec l'énergie corporelle . C'est la raison pour laquelle j'utilise le gamelan et la musique indienne. Je veux retrouver la force rituelle de ces musiques où le corps intervient dans la mémorisation, et où l'incorporation du jeu fait partie de la musique.
Voyez-vous un paradoxe dans le fait de donner cet opéra dans une salle à l'italienne ?
Ma manière de faire ne consiste pas à reproduire sur un public occidental ce qui est le fondement des cultures non-européennes. Je vais puiser dans cet univers les éléments qui viennent me nourrir et me permettent de me déplacer dans un espace différent. Je ne renie pas ma culture personnelle et le cadre de l'opéra européen occidental mais je lui apporte des éléments que l'on ressent ensuite dans la nature de la partition. Je m'inspire d'une énergie qui se retrouve dans ma musique à l'état de traces.
Vous partagez avec le poète Édouard Glissant, cette notion de "Tout-monde" musical. Quelle inspiration et quel matériel musical avez-vous utilisé pour traduire ce livret ?
J'ai travaillé à partir de modes de râga, tels qu'on les trouve dans la musique hindoustanie. Les râgas sont liés à un contour mélodique, une humeur, une heure de la journée, associée à certains rythmes. Je n'ai pas cherché à être fidèle aux râgas mais plutôt les utiliser comme un matériau modal. Ils ne m'intéressent pas en tant que citations à proprement parler mais plutôt comme l'idée d'en faire quelque chose. J'ai souhaité introduire également des rythmes hindous pour créer une sorte de couleur rythmique permanente qui traverse la pièce. Je fais aussi référence à plusieurs aspects du gamelan, le gamelan balinais en particulier. Je travaille avec la couleur sonore de cet ensemble d'instruments. Sans disposer d'un gamelan entier, j'utilise des gongs et des percussions résonantes. Il y a une multitude d'échelles modales dans la musique du sud-est asiatique mais pas dans le gamelan. Je me suis amusé à préserver cette fixité modale et harmonique adaptée du pelog et de trouver des astuces et des moyens de l'adapter à l'orchestre occidental. On a hésité à utiliser des instruments indiens mais ça posait d'emblée un problème d'ordre historique. Le Mahabharata est une épopée qui date de 2000 à 3000 ans donc la musique indienne telle qu'on l'entend aujourd'hui n'existait pas à cette époque. On l'écoute aujourd'hui de façon sensorielle et non pas historique. J'ai même ajouté une guitare électrique dans l'orchestre, pour faire écho aux aspects sombres du texte en introduisant une couleur rock très marquée. J'ajoute que même si la chorégraphe Shobana Jeyasingh est d'origine indienne, elle travaille avec un vocabulaire qui mêle son héritage culturel avec un langage contemporain qu'elle s'est forgée au fil de ses rencontres.
Quelles tessitures et quelles intentions ont présidé à l'attribution des voix pour chaque rôle ?
Le choix était assez évident par rapport aux personnages. Satyavati est un rôle parlé tenu par une actrice, Amba est une mezzo-soprano, une voix d'un certain poids émotionnel. Deux sopranos incarnent les deux femmes qui sont les témoins des tragédies, de cette haine et de ces guerres familiales. Enfin, un baryton-basse pour Bheeshma, ce guerrier demi-dieu. J'ai choisi une voix grave féminine pour Amba, pour faciliter la transition vers le personnage masculin. Ce n'est pas simplement un changement de voix mais un changement de vocalité. Le rôle passe d'une voix chantée à une voix parlée en mode récitatif, un mélange de voix lyrique et de voix parlée. Dans sa transformation, Amba conserve un aspect de sa voix antérieure.
Considérez-vous que l'Histoire de la musique soit née à partir de foyers de diffusion bien précis ou bien considérez-vous qu'il n'existe pas de foyers ?
L'Inde est un bon exemple, c'est un pays qui s'est construit au carrefour de diverses cultures qui ont forgé l'identité de ce qu'on appelle la "musique indienne". Je pense que la musique est le témoin des rencontres entre les cultures à travers le temps. Il est troublant de voir combien d'archétypes différents se retrouvent dans les cultures. Les recherches scientifiques récentes montrent que les échanges entre les peuples ont eu lieu très tôt et entre des régions du monde que l'on pensait sans communication.
Iriez-vous jusqu'à dire que la notation musicale est synonyme d'appauvrissement ?
Ce qui est certain, c'est que dans la musique occidentale, l'écriture donne toute sa singularité en apportant une compréhension linéaire de l'Histoire et du temps, de la naissance jusqu'au Jugement Dernier. Dans les cultures non écrites, l'oralité et la notion de cycle sont plus présentes qu'en Occident. C'est passionnant de voir que ces notions se mélangent aujourd'hui. Les musiciens turcs ou indiens sont influencés par notre culture, ils ont souvent recours à la notation pour fixer des éléments. La frontière entre écriture et oralité est de plus en plus bouleversée ; de la même manière, on utilise de plus en plus fréquemment l'improvisation dans la musique occidentale.
De Henri Michaux à Antonin Artaud, de nombreux auteurs européens n'ont pas hésité à remettre en question l'Occident culturel. Le terme d'exotisme a-t-il encore un sens ?
Je n'aime pas beaucoup ce mot. Il se rapporte à une époque où l'occident plaquait ses propres schémas mentaux et philosophiques sur des cultures qu'il ne comprenait pas. L'exotisme, c'est s'approprier ou inclure dans nos schémas propres des schémas non européens. Pour moi, l'important est d'aller à la rencontre des autres en étant conscient de sa culture et de son bagage. Aller à la rencontre de celui qui est différent de nous et trouver des points d'accroche pour faire quelque chose de commun. On passe de l'"exotisme" au "commun".
Parlez-nous de vos projets...
Avec mon ensemble Variances, je me prépare à rencontrer en septembre prochain une communauté amérindienne de Guyane, les Wayampi. Ensuite, il y a le projet d'un concerto pour piano avec Alexandre Tharaud et l'Orchestre National de Lyon et enfin la reprise de Nahasdzáán ou le monde scintillant à la MC2 de Grenoble au mois d'avril prochain dans le cadre des détours de Babel.