Pour ce nouvel entretien estival, nous avons pu dialoguer avec Marc Lainé, le nouveau directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche. Diplômé de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, c’est d’abord en tant que scénographe puis en participant à diverses mises en scène qu’il a approché le spectacle vivant. Ses collaborations lui ont permis de travailler aussi bien au théâtre qu’à l’opéra avec plusieurs autres artistes comme Marcial di Fonzo Bo, Richard Brunel, David Bobée ou encore Madeleine Louarn. Recherchant le croisement des formes artistiques les plus diverses, Marc Lainé crée maintenant ses propres spectacles depuis plus de dix ans, à la tête de sa compagnie « La Boutique Obscure »1. Et c’est, comme il le dit, avec une certaine continuité dans son itinéraire qu’il a souhaité diriger une structure comme le CDN à Valence où ses premiers spectacles ont d’ailleurs tourné par le passé en Comédie itinérante. Comme un cycle ouvrant instantanément sur un autre à la direction. En parallèle, poursuivant sa propre démarche de création – il prépare notamment Nosztalgia Express dont la création aura lieu en janvier 2021 ainsi qu’un triptyque qu’il nous présente et dont il nous réserve la primeur– au sein d’un ensemble artistique résolument pluridisciplinaire, il nous relate les premiers mois dans ses nouvelles fonctions, les exigences requises, les difficultés rencontrées ce printemps. Il exprime aussi son enthousiasme intact, sa confiance en ceux avec qui il s’engage à faire vivre pleinement la Comédie. Entretien.
Vous voici installé dans vos fonctions de directeur de la Comédie de Valence. Comment vivez-vous ces débuts ?
Si on fait abstraction de tout ce qu’il s’est passé ce printemps, je me sens infiniment chanceux d’être le locataire d’une institution comme le CDN, au milieu de sa formidable équipe permanente. Comme j’ai signé mes premières scénographies ainsi que ma première mise en scène à la Comédie, je connaissais déjà les membres de cette équipe. Et ce lien avec eux est une des raisons pour lesquelles j’ai souhaité être candidat à la direction de la Comédie de Valence. Ce sont des personnes très engagées et qui ont en commun un désir réel et constamment renouvelé pour accompagner les artistes, pour accompagner la création. Prendre la direction du CDN me rend vraiment très heureux car je me sens totalement en confiance. Comme chez moi en quelque sorte. Et ce, même si cette prise de fonction s’est instantanément complexifiée, avec la mise en œuvre des travaux absolument nécessaires que mes prédécesseurs avaient initiés avant mon arrivée, et qui concernent entre autres la grande salle. Il s’agit d’améliorer l’isolation thermique des locaux, indispensable pour l’équipe d’une part, et l’accessibilité indispensable pour toute personne à mobilité réduite venant à la Comédie, d’autre part. Le projet architectural est parfaitement conduit dans le service de l’institution, donc du public. Tout le monde devrait apprécier ces travaux conséquents. Sans doute, les spectateurs seront-ils notamment satisfaits des nouveaux fauteuils prévus pour la grande salle.
La période de confinement qui a débuté à la mi-mars a sans aucun doute été tout aussi difficile…
Sans référence préalable mais formidablement accompagné par l’équipe très professionnelle de la Comédie ainsi que par Claire Roussarie, ma directrice adjointe, j’ai pu absorber ces chocs successifs en limitant leurs impacts. Par ailleurs, cette rude période a révélé une forme de solidarité manifeste entre la plupart des grandes institutions appartenant à l’écosystème du spectacle vivant. Nous étions tous soucieux des techniciens, des artistes et des compagnies mais aussi des structures n’ayant pas toutes les mêmes moyens de résister. Le dialogue a été constant et il y a eu tout de suite une volonté globale de s’en sortir ensemble. Comme tous nos collègues, nous avons pris la décision de nous placer immédiatement en soutien des équipes paralysées par la situation. En tant que directeur de compagnie, j’ai dénombré soixante-cinq dates qui ont été annulées. Et si les structures qui les accueillaient n’avaient pas développé ces réflexes de solidarité, ma compagnie aurait sans aucun doute connu des difficultés bien plus graves encore. En définitive, cette période a permis de prendre conscience de l’extraordinaire maillage des institutions culturelles françaises et d’une forme de responsabilité réciproque les unissant. Cette crise a par ailleurs aiguisé encore plus en moi la responsabilité vis-à-vis du public. À certains endroits, on sent combien le théâtre reste indispensable, combien il participe de l’élaboration d’une pensée commune. J’ai ressenti aussi une autre responsabilité vis-à-vis des équipes sidérées par ce qui nous arrivait à tous en mars. Tous étaient décontenancés d’être brutalement coupés de la création, coupés des artistes, coupés du partage de l’art avec les publics. C’est pourquoi j’ai absolument tenu à maintenir une activité de création, même avec des moyens réduits, même par une diffusion exclusive sur les réseaux sociaux. Une activité que l’équipe pourrait défendre et partager. En raison de cette crise, j’ai finalement appris mon métier de directeur à très vive allure.
Et être directeur dans ce contexte au cœur d’un territoire incluant la Drôme et l’Ardèche est de surcroît très particulier…
Tout est effectivement très corrélé. Lors de ma candidature à la direction du CDN, j’ai exprimé une volonté claire et affichée de dialogue avec les autres institutions sur l’ensemble de ce territoire. Comme nous serons hors les murs lors de la saison prochaine en raison des travaux que j’évoquais, ce dialogue a donc été vite engagé. Et j’ai été immédiatement touché par la solidarité qui émanait de toutes ces équipes : accueillir le CDN était une évidence ! Comme nous sommes pleinement conscients de cette hospitalité, dès le début de l’année 2020, nous avons cherché à travailler avec nos partenaires dans plusieurs coréalisations fondées sur des choix communs d’artistes, de projets. Je tenais à ce que cet accueil ait du sens pour nous tous et ces collaborations m’ont vraiment impressionné. Au début de la crise sanitaire, nous avons maintenu cette communication régulière les uns avec les autres, tous placés en apnée, attendant fébrilement les décisions officielles. Et chacun d’entre nous nourrissait finalement la réflexion des autres, ce qui a favorisé l’émergence d’une pensée commune : nous nous demandions quel sens nous pourrions trouver à ce que nous traversions. Les échanges ont été nourris aussi car cette crise nous a tous ramené à la question du territoire où nous nous trouvons. À ce sujet, on m’a demandé plusieurs fois s’il ne fallait pas arrêter les grandes tournées pour se centrer sur des territoires plus réduits et dans des productions plus locales justement. Cette forme d’injonction me paraît tout à fait dangereuse : il convient de ne pas choisir et de faire les deux sans distinction, car le spectacle vivant se doit d’être diffusé partout, à l’échelle locale comme internationalement. Son extraordinaire pouvoir de fédération doit être préservé partout coûte que coûte.
Dans ce contexte porteur de tant d’incertitudes pour les mois à venir, la nouvelle saison a quand même été annoncée sur le nouveau site de la Comédie de Valence. Qu’est-ce qui la caractérise ?
D’abord, comme nous n’avons pas la grande salle à disposition, nous accueillons des formes plus légères qui sont également susceptibles de faciliter l’adaptation aux éventuelles contraintes sanitaires en vigueur. Par exemple, on inaugurera la saison avec des spectacles en extérieur. De la même manière, nos deux premières productions sont en Comédie itinérante, par conséquent prévues pour un nombre réduit de spectateurs. Dans un sens, les contraintes liées aux travaux en facilitent certaines autres liées à l’épidémie de Covid. À propos de cette saison, je dois dire que j’en suis assez fier pour des raisons artistiques mais également pour des raisons politiques. Elle témoigne pour une bonne part d’une volonté d’éclectisme qui renvoie au projet pour la Comédie que j’ai voulu transdisciplinaire, celui d’un théâtre qui se réinventerait par les croisements entre différentes disciplines. Et nombre d’artistes y portent haut cette volonté. De la même manière, cet éclectisme se perçoit dans le positionnement des artistes qui questionnent le monde avec radicalité parfois – et il est important pour moi que le théâtre soit un lieu de confrontation des idées – ou bien des artistes qui ont une approche plus esthétique afin d’atteindre directement la sensibilité artistique de chacun. En somme, j’ai souhaité une première saison qui permette aux spectateurs de la Comédie de découvrir la création théâtrale et la création chorégraphique contemporaines, françaises et le plus possible internationales dans toute leur passionnante diversité, malgré les limitations imposées par les conditions sanitaires que nous connaissons actuellement. Je tiens tout de même à signaler que je m’inscris totalement dans la lignée de mes prédécesseurs en cherchant à offrir au public du territoire de la Drôme et de l’Ardèche le panorama le plus large possible. À mon niveau et d’un point de vue plus strictement politique – c’est très important pour moi, je le redis – j’ai tenu à affirmer la parité autant dans l’ensemble artistique que dans cette première programmation. Si on ne la décide pas, je crois fermement qu’elle n’adviendra pas du tout. D’où cette attention particulière qui pour moi, va bien au-delà du politiquement correct et d’un simple procédé de communication. Ensuite, j’ai tenu à y défendre la représentation de la diversité tout aussi essentielle, à la fois dans l’origine des artistes de l’ensemble mais aussi au sein des spectacles qui seront proposés. Le projet que je porte développe les croisements, fait dialoguer les disciplines entre elles. Et les cultures entre elles de la même façon. Tout cela est donc cohérent.
Vous y revenez souvent, l’ensemble artistique et pluridisciplinaire autour de vous est essentiel…
Absolument essentiel ! En tant que scénographe comme en tant que metteur en scène, j’ai grandi dans les CDN. J’ai fait partie de la première vague d’artistes associés, voulue par le ministère, pour que ces institutions deviennent d’authentiques outils en partage. Je sais à quel point cela a été important dans mon désir de prendre la tête d’un de ces lieux puisque j’y ai appris à faire grandir mon travail artistique grâce à ces collaborations passées. En ce sens, il était fondamental pour moi de reconduire pour d’autres cette expérience qui m’a tellement apporté. Je tiens à ce que le CDN soit un véritable lieu de création en partage pour aboutir in fine à des spectacles inédits. La nouveauté consiste à ce que de nombreuses disciplines, de divers horizons esthétiques soient présentes dans l’ensemble. Voici la marque signifiante et revendiquée que je tiens à imprimer par ma direction. Cela permettra de nourrir la pensée comme la recherche autour des liens multiples qui se tisseront.
Deux de vos spectacles déjà créés seront joués à nouveau pendant la saison auxquels s’ajoute la répétition publique de Nosztaglia Express, votre prochaine création. Vous poursuivez votre propre cheminement artistique à Valence ?
Une chose est ici à prendre en compte : la programmation de mes spectacles dans la prochaine saison découle essentiellement de circonstances exceptionnelles. La Chambre désaccordée d’abord, est un spectacle qui a déjà été programmé au cours de la saison 2019-2020 par Richard Brunel et Christophe Floderer. Nous avons finalement dû l’annuler en raison des mesures sanitaires de confinement lors de ce printemps. Toutefois, nous l’avons reprogrammé afin que cette rencontre avec le public ait bien lieu en fin de compte. Pour Nosztalgia Express maintenant, il est nécessaire de disposer du grand plateau. Or, quand les travaux seront achevés, les comédiens ne seront plus disponibles pour sa création : c’est la raison pour laquelle nous le créerons ailleurs – au CDN de Normandie-Rouen où j’ai été artiste associé pendant longtemps. En raison de cette contrainte, j’ai tenu à ce que le public de la Comédie accède tout de même à ma démarche par le projet qui en était finalement le plus emblématique : voilà pourquoi Vanishing Point est également entré dans la programmation. Il faut considérer combien ce spectacle est important dans mon parcours, tout à fait représentatif de mon approche artistique transdisciplinaire puisque la vidéo et la musique y croisent pleinement le théâtre. Pour revenir à Nosztalgia Express, je précise qu’après sa création, il va connaître une belle tournée en France, notamment au Théâtre de la Ville, à Paris. Et nous le présenterons ensuite à Valence au cours de la saison 2021-2022. Je précise maintenant et il me semble que c’est la première fois que j’en parle, que dans le cadre de ma candidature j’avais exprimé la volonté de créer un triptyque sur la durée de mon premier mandat. Il s’agira de fictions qui s’inscriront sur le territoire valentinois, en collaboration avec son public. Ma première création pour la saison 2021-2022 en tant que directeur de la Comédie de Valence sera un O.V.N.I. (Objet Valentinois Non-Identifié) et s’intitulera Sous nos yeux. Ce premier volet tout à fait caractéristique du nouveau projet, ne sera pas un spectacle mais un roman graphique qui sera écrit avec les habitants de Valence et dessiné par Stephan Zimmerli. En quelques mots, l’histoire sera celle de l’enquête menée par un journaliste au sujet de la mystérieuse disparition d’un homme – ayant les traits de Bertrand Belin, et c’est important à savoir pour la suite du triptyque – racontée par les derniers témoins à l’avoir vu dans Valence. Nous irons donc dans la ville à la rencontre des gens qui auront à choisir un lieu ayant une puissance dramatique certaine pour eux, et ce lieu sera précisément celui de leur dernière rencontre avec le disparu. Stephan dessinera à la fois les participants valentinois, témoins interrogés par le journaliste, et le lieu décrit. Avant la publication probablement aux éditions Actes Sud, nous souhaiterions exposer les dessins de Stephan dans la ville, sur le lieu même pour lequel chaque participant a opté. Tout cela évoque un peu la démarche d’Ernest Pignon-Ernest. Étant donné que le plateau n’est pour le moment pas accessible, mon idée consiste à déployer mes histoires dans la ville même, qui se trouvera en quelque sorte tatouée par ces fictions. Le titre du deuxième volet pour la saison suivante, sera En travers de sa gorge et racontera comment la femme du disparu est hantée par son fantôme. La création se fera au plateau cette fois tandis que le troisième volet sera une installation purement plasticienne.
Voilà qui est très enthousiasmant pour les saisons à venir. À ce propos, on parle beaucoup du théâtre d’après cette sombre période traversée depuis plusieurs semaines. Quel peut-il être selon vous ?
Il est absolument crucial de se souvenir que le théâtre d’avant était merveilleux et qu’à cause de circonstances exceptionnelles, il ne faut pas tout jeter. Ce serait un réflexe dommageable. Certes, le Covid constitue une contrainte à laquelle nous devons tous nous adapter mais ce qui fait l’essence du théâtre ne doit surtout pas changer. On doit continuer à créer des espaces de réunion afin de rêver et de réfléchir ensemble. Cela doit persister quoi qu’il advienne ! Nous trouverons les moyens de faire communauté. Pour que le réel tremble. Pour que le doute surgisse. Pour qu’on s’interroge. Cela ne changera pas fondamentalement quelle que soit l’évolution de la situation. Depuis l’antiquité, le théâtre a toujours la même fonction de raconter des histoires pour qu’elles apparaissent dans le réel. C’est très certainement un besoin archaïque de l’être humain et rien ne pourra l’empêcher, selon moi.
- La Chambre désaccordée, création à la Scène nationale 61 en octobre 2018, en tournée à la Comédie de Valence du 11 au 13 mars 2021 (Théâtre de la Ville) et à Bernay le 19 mars 2021
- Vanishing point, création au CDDB-Théâtre de Lorient en 2015, à la Comédie de Valence du 27 au 30 avril 2021
- Nosztalgia Express, création au CDN Normandie-Rouen en janvier 2021, répétition publique au Théâtre de la Ville, à Valence, le 26 novembre 2020 ; en tournée en France notamment au Théâtre de la Ville, à Paris en avril 2021
© Patrick Berger (Vanishing)
© Simon Gosselin (La Chambre désaccordée)
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La pandémie a contribué à souligner les inégalités sociales mais aussi les inégalités raciales, les inégalités de genres.
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Nous avons besoin de territoires à défricher ensemble, de rêves dans lesquels nous projeter ensemble.