Nouveau dialogue de Thierry Jallet, cette fois avec le comédien, metteur en scène et enseignant, Assane Timbo. Nous l’avions particulièrement remarqué dans l’impressionnante mise en scène des Trois Sœurs de Simon Stone d’après Tchekhov, que nous avions vue au TNP de Villeurbanne en janvier 2018. Assane Timbo fait partie des artistes qui multiplient les points de vue sur le théâtre depuis le plateau jusqu’à la salle, en passant par les centres de formation. Les collaborations artistiques qui jalonnent son parcours sont nombreuses. Au cours de la saison prochaine, elles le conduisent aussi bien à être dirigé dans Tropique de la violence, adapté du roman de Natacha Appanah dans une mise en scène d’Alexandre Zeff (au théâtre Romain Rolland de Villejuif, puis en tournée à partir de Novembre 2020) que dans Antoine et Cléopâtre de Shakespeare que Célie Pauthe met en scène (au CDN de Besançon Franche Comté dès janvier 2021, puis en tournée). En parallèle, il continue d’accompagner ses étudiants au Cours Florent et prépare un diptyque sur des textes de Daniel Keene et Marie NDiaye qu’il mettra lui-même en scène.
Pendant la période de confinement on a pu revoir en streaming sur le site de l’Odéon, L'École des femmes dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig (Compte-rendu : https://wanderer.legalsphere.ch/2018/11/lecole-des-marris/ ). Vous y jouiez Chrysalde. Quel souvenir gardez-vous de cette expérience ?
C'est avant tout un formidable souvenir de troupe ! C’était fabuleux de découvrir de l’intérieur le travail de Stéphane Braunschweig et de retrouver chaque soir cette équipe au plateau. Cette magnifique aventure a commencé dès le travail minutieux à la table, traversé dans la joie, alors même que nous redécouvrions la violence du texte de Molière. En effet, la pièce entre en résonance sinistre avec l’époque en général, et la question du genre, en particulier. Nous nous sommes très vite rendu compte que cette mise en scène allait plonger en profondeur dans des problématiques intemporelles, d’ordre moral, social et identitaire. La pièce renseigne sur une partition du monde qui est à mon sens, la première de toutes : la différence de genre. Beaucoup d'autres s’y enracinent. Travailler à ce spectacle sous la direction de Stéphane, se saisir de la dramaturgie brillante d’Anne-Françoise Benhamou, s'engager dans le déploiement de ce très beau dispositif fait de transparences et d’opacités, tout cela s’est révélé unique et tout à fait passionnant. La tournée a naturellement été extraordinaire de joies et de rencontres chaleureuses avec le public. Elle aurait dû s’achever au Festival International des Arts de Hong Kong au mois de février 2020 mais la situation sanitaire ne nous a pas permis de nous y rendre.
Vous avez joué Molière mais aussi Corneille, Shakespeare, Tchekhov. C’est un bel itinéraire dans le répertoire classique. Que gardez-vous de chacune des rencontres avec ces auteurs et leurs textes ?
C'est peut-être un cliché attendu mais je répondrai ici que j’en garde la possibilité de tracer la ligne de nos humanités. De la voir en filigrane par les personnages traversés. C’est une rencontre sans cesse renouvelée avec l’être humain. C'est très intéressant d'y découvrir comment se jouent nos joies, nos drames, nos idées ; de voir comment s’élabore l’architecture pauvre de nos existences. C’est apprendre à mieux nous connaître en définitive.
Vous jouez également des textes plus contemporains comme Le Sang des Amis de Jean-Marie Piemme mis en scène par Jean Boillot…
Le fait de travailler avec des auteurs vivants est un privilège. J’ai eu la chance de travailler avec Jean-Michel Ribes lorsqu'il montait Musée haut, musée bas, son premier spectacle à la tête du Théâtre du Rond-Point. Je l'ai vu écrire, rectifier le texte… C’est particulièrement enrichissant d’assister à ce processus de création dans l’instant. J'ai rencontré aussi Guillaume Poix, pour Waste, un projet extraordinaire qui mêlait jeu et marionnette, dans une mise en scène de Johanny Bert, dont je crois décidément qu’il peut tout inventer entre arts plastiques et poésie! En outre, j'ai mis en scène ma propre langue avec Nain, un texte que j'ai écrit au sortir de la Classe Libre. J'aime les mots quelles qu’en soient leur époque ou la forme qui les utilisent. Curieusement, ils font toujours écho avec ce que je porte en moi, que ce soit par des textes venus de très loin comme Pseudolus le truqueur de Plaute mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman, ou comme plus récemment dans la nouvelle traduction d’Othello par Sacha Todorov pour Leo Cohen-Paperman. En somme, tous ces textes me renseignent autant sur l'état du monde que sur le mien. Je fais peu de distinction entre textes classiques et contemporains. Tous sont matière à jouer et à trouver du sens.
En 2018, vous évoquiez votre parcours dans Le Monde et vous disiez notamment que « le corps noir charrie tout un tas de clichés et présupposés ». Le théâtre ne tend-il pas à neutraliser cela finalement ?
Ce que je disais là est vrai pour moi depuis que je suis au monde. Cependant, cela change tout le temps de nature, de place dans la société, en fonction de qui porte la question. Je me dis désormais que je devrais passer plus de temps à parler de théâtre plutôt que d’évoquer en mon nom ces questions qui renforcent ce qu’elles dénoncent. Le fait que je suis un homme noir et que vous êtes un homme blanc, parce que nous nous le disons. Au sortir du confinement, le meurtre de George Floyd a une fois encore douloureusement réveillé et accentué ces distinctions. Je pense que si nous voulons faire société tous ensemble, il faut que les personnes de bonne volonté, quelle que soit la couleur de leur peau, ne jouent plus le jeu des couleurs. Depuis que je suis enfant, je n’ai pas l’impression que la situation ait beaucoup changé, même s’il y a eu de nombreuses déclarations et des avancées en ce sens. En posant la question des couleurs, on passe à côté d’urgences réelles : écologiques, politiques, sociales et culturelles. On se retrouve tout simplement englué dans le raisonnement obtus de ceux qui pensent qu’être noir ou blanc dit quelque chose d’un être humain. Je reconnais qu’on m’a certainement proposé des rôles en raison de ma peau, mais je sais aussi que le plateau de théâtre peut parfois abolir ces distinctions. Le geste artistique le peut, oui. Il est ce que nous avons tous en partage, au fond. Nous. Pas la peau. C’est pourquoi, dépassant ces distinctions par mon métier d’artiste, je veux exister pleinement là où on m’invite à l’exercer. Je ne veux plus me débattre vainement dans ces questions absurdes. Aujourd’hui, je ne veux plus les aborder autrement que par le théâtre.
Vous êtes également enseignant au Cours Florent. C’est une activité qui vous tient à cœur et à laquelle vous accordez une importance toute particulière dans votre cheminement artistique.
Le théâtre m’est venu par l’école alors que j’étais enfant, avec un spectacle de marionnettes et la découverte de grands textes du répertoire. En outre, j’ai toujours aimé me plonger dans les récits. Et les récits se partagent. Ma tante nous racontait beaucoup d’histoires à ma petite sœur et à moi-même, les contes de ma part malienne, ces récits proches des Fables de La Fontaine avec des animaux incroyables. Et c’était magique ! Il est bien possible qu’en souvenir de ces moments de partage, j’aie eu envie de transmettre, de partager moi aussi quelque chose avec les autres. Enfant, je crois que j’avais déjà cette envie. Mais j’ignorais que ce serait par le théâtre. J’ignorais à quel point ce serait déterminant pour me renseigner sur ma propre identité : par la pédagogie, je me suis rencontré. Je vis mieux avec moi-même et avec les autres, à la ville comme au plateau. Enseigner, c’est apprendre à être ensemble. Mon activité de pédagogue est l’authentique prolongement à mon métier d’acteur. Comme lui, le pédagogue nous inscrit dans un récit, une tradition, une cosmogonie que nous partageons tous. Cela me paraît important au moment où, me semble-t-il, nous avons justement moins d’histoires à partager, chacun se contentant trop souvent de la sienne. Nous avons besoin de territoires à défricher ensemble, de rêves dans lesquels nous projeter ensemble. Un peu comme une boîte à l’intérieur de laquelle regarder ensemble l’infini et l’éternité, le trivial et le sublime. On y voit les autres et avec un peu de chance, on s’y tient soi-même. C’est dans tous les cas, ensemble que cela se passe.
Le spectacle vivant traverse une période particulièrement difficile en cette année 2020 : quel théâtre pour après ?
Il me semble difficile de faire la synthèse de toutes les formes de théâtre avant comme après 2020. En revanche, je peux m’exprimer sur les conditions dans lesquelles nous exerçons nos métiers. Nous étions jusqu’à présent relativement protégés par des statuts résultant d’une politique culturelle de premier ordre si on la compare à celle de nos voisins, et je redoute que dans cet après, le théâtre, l’art en général, ne devienne la part sacrifiée du retour à la normale. J’ai peur que le théâtre devienne l’objet exclusif de promoteurs, et que la création qui se cherche, ait vécu. Cela étant, les intermittents restent vigilants et personne ne baisse les bras. Il y a chez tous une volonté d’aller vers plus de solidarité, plus d’écoute, à moins que les craintes des uns et des autres n’encouragent le repli et l’entre-soi. En tant que spectateur, je rêve le théâtre d’après, sous la forme d’un spectacle magnifique que je n’ai pas encore vu ! Quelque chose d’inédit, quelque chose qui fasse briller nos yeux dans l’obscurité et qui raconte une fois encore l’histoire de nos vies.
Y a-t-il un texte qui pourrait être celui de ce spectacle magnifique, selon vous ?
Il y a un texte important pour moi auquel je reviens toujours : c’est Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman que j’ai déjà mis en scène et joué. Il pose magnifiquement les questions existentielles relatives à notre condition humaine. J’ai l’impression qu’on se retrouve tous dans ces lignes-là. Je rêve aussi de monter un diptyque s’articulant sur Dernier Rivage, un monologue de Daniel Keene, et la pièce Papa doit manger de Marie NDiaye. Je veux y interroger l’homme noir dans l’espace public et l’homme noir dans l’espace intime, et répondre enfin à ces questions qui me sont souvent posées, mais par le plateau. J’ai tout simplement très envie de revenir à la mise en scène. Mais j’aimerais aussi jouer Claudel ou Maeterlinck. Ce sera à voir dans le théâtre d’après ! (Rires)
- Au Pied de la Montagne noire de Régis Martin-Donos, mise en espace de l’auteur pour une lecture-spectacle au festival Nava de Limoux, les 24 et 26 juillet 2020.
- Tropique de la violence, adaptation et mise en scène d’Alexandre Zeff, d’après un roman de Natacha Appanah, du 4 au 10 novembre 2020 au théâtre Romain Rolland de Villejuif ; le 13 novembre à l’espace Marcel Carné de Saint-Michel-sur-Orge ; du 19 novembre au 03 décembre 2020 au théâtre de la Cité-Internationale.
- Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, mise en scène de Célie Pauthe, spectacle créé le 21 janvier 2021 au CDN Besançon Franche-Comté en tournée notamment du 03 au 05 février 2021 à la Comédie de Valence et du 07 mai au 05 juin 2021 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.
© Benjamin Chauvet (Dans dernier rivage de Daniel Keene)
© Getty images 5P¨rojet Affiche tropique de la violence)
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La pandémie a contribué à souligner les inégalités sociales mais aussi les inégalités raciales, les inégalités de genres.