Tout semble réussir à notre grande soprano française Véronique Gens. Des disques, des concerts, des projets aussi variés que passionnants en France comme à l'étranger, ces dernières années sont une succession d'événements positifs. Si Mozart et Gluck font toujours partie de ses compositeurs de prédilection, la cantatrice évolue désormais dans des répertoires opposés dans lesquels son art de la déclamation, son timbre capiteux et son exemplaire technique de chant triomphent. De passage à Paris pour redonner vie le 7 juin prochain au TCE, à une œuvre oubliée de Halévy, La Reine de Chypre, elle donnera un récital aux Bouffes du Nord le 16 juin en compagnie de Susan Manoff. Rencontre avec une soprano « aux anges ».
Chère Véronique, vous voici à la tête d'une actualité débordante puisque paraissent au même moment Proserpine de Saint-Saëns aux éditions Palazzetto Bru Zane (PBZ), votre second album de mélodies chez Alpha « Visions » 1 et 2 et que vous vous apprêtez à réhabiliter un opéra de Halévy, La Reine de Chypre au TCE le 7 juin. Comment expliquez-vous que ces compositeurs français ne doivent leur notoriété qu’à quelques œuvres, certes très belles, Samson et Dalila pour l’un, La juive pour l’autre, alors que tant de partitions dorment encore dans les bibliothèques ?
Je pense qu'ils sont arrivés au mauvais moment et que d'autres compositeurs leur ont fait de l'ombre : Meyerbeer occupait encore le terrain, Gounod et Massenet allaient prendre la relève, deux ou trois autres sortaient du lot quand d'autres encore avaient du mal à se faire entendre comme Berlioz. C'est très étonnant et d'autant plus regrettable que nombre d'entre eux ont produit de la très bonne musique, qui fort heureusement a été conservée et dort depuis plus d'un siècle dans des bibliothèques. Certaines mauvaises langues aiment à dire que si ces partitions n'ont pas connu la postérité c'est en raison de leur faible qualité, mais je ne suis pas d'accord et j'en veux pour preuve cette Reine de Chypre, qui est tout à fait passionnante, incroyable composition avec des chœurs impressionnants, un grand orchestre qui nous met face au XIXème dans toute sa splendeur ; c'est aussi très lyrique et très bien écrit pour les voix.
Proserpine, comme La Reine de Chypre ou encore Le timbre d’argent de Saint-Saëns qui est programmé ces jours-ci à l’Opéra-Comique, font partie de cette sauvegarde patrimoniale opérée depuis bientôt quinze ans par le PBZ. On connaît votre attachement et votre enthousiasme par rapport à ces résurrections pour lesquelles vous avez été très tôt associée avec Dante, Cinq-Mars, Herculanum et La Jacquerie. Une question se pose tout de même, pourquoi ces opéras sortis de l’oubli n’intéressent pas plus certains metteurs en scène : est-ce parce qu’ils ne tiennent pas tout à fait la route théâtralement ?
Mais attendez, Cinq-Mars de Gounod que nous avons enregistré et donné en concert est actuellement à l'affiche de l'Opéra de Leipzig et connaît je crois un grand succès : ça y est, n'est-ce pas formidable? Que puis-je faire d'autre que me réjouir, je ne sais pas pourquoi on ne m'a pas proposé d'y participer, car j'aurais évidemment été partante, mais on ne m'a pas appelée ; seul Matthias Vidal fait partie de la distribution. Il est regrettable que les chanteurs français ne fassent pas partie de l'aventure mais nous n'y pouvons rien. J'aimerai que l'Opéra de Paris, de Lyon ou de Toulouse s'intéressent à ces partitions, mais je n'ai aucune influence. Il y a tant d’œuvres qui mériteraient d'être programmées....
Ne voudriez-vous pas les mettre vous-même en scène ?
Non, très honnêtement je crois que je serais incapable de diriger toute une équipe, j'ai déjà du mal à me gérer moi-même (rires) ; non cela ne m'a jamais traversé l'esprit, vraiment.
Regardez Mireille Delunsch, elle n'a pas hésité à franchir ce cap.
Oui c'est vrai, elle a fait de très belles choses.
Parlons si vous le voulez bien de cette Reine de Chypre de Halévy qui date de 1841. Que nous réserve cette œuvre et à quel type de format vocal s’apparente Catarina Cornaro, personnage que vous allez tenir sous la direction d’Hervé Niquet ?
C'est un peu comme toutes les œuvres de cette époque, dans lesquelles on retrouve certains éléments récurrents, certains clichés, comme celui de la pauvre petite amoureuse abandonnée que l'on met au couvent, le fameux duo avec le ténor, la scène de bagarre entre camps rivaux comme dans La Jacquerie ; Catarina doit épouser un homme qu'elle ne veut pas, les femmes sont comme toujours obligées de faire des choses à contrecœur. Je suis la seule femme de la partition car à la création, Rosine Stoltz, ne voulait pas être en concurrence avec une rivale ; je suis donc entourée d'hommes, ce qui est plutôt amusant. La tessiture est idéale et je peux dire qu'avec toute ces héroïnes j'ai enfin trouvé ma place, non j'exagère un peu, mais pour moi qui ne peux pas chanter tous les rôles, certains étant ou trop tendus ou trop graves, là avec ces ouvrages j'accepte tout ce que me propose Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du PBZ ; il y a de grands ensembles, avec des uts tenus, des notes que je ne suis pas habituée à fréquenter souvent. J'adore partir à la découverte de nouvelles partitions et j'ai hâte de répéter avec l'orchestre, c'est désormais un processus que je connais et apprécie, qui me rappelle ce que je faisais avec le Centre de musique baroque autrefois. Le PBZ réalise un travail énorme rendu possible grâce à toutes ces petites « fourmis » qui œuvrent dans l'ombre.
Ces dernières années vous, que l’on était habitué à retrouver parfois dans les mêmes rôles de Mozart ou de Gluck, n’avez cessé d’élargir votre répertoire. Outre vos activités avec la PBZ, vous avez chanté Der Freischütz, Dialogues des Carmélites, La belle Hélène, deviez aborder Otello à Vienne et êtes attendue la saison prochaine dans Die lustige Witwe à la Bastille et dans la version originale de Faust au TCE. Comment expliquez-vous cette merveilleuse conjonction et avez-vous craint à un moment que ces propositions n’arrivent pas, ou trop tard pour y répondre ?
Oui quel dommage en effet de ne pas avoir pu chanter Desdemona, mais j'étais au fond de mon lit terrassée et d'ailleurs tout le monde est tombé malade à cette période de l'année, l'Otello a dû être remplacé après la première. Pour revenir à votre question, je n'ai pas l'impression de travailler autant, d'être aussi active que vous le pensez. Je travaille, mais certaines de mes consœurs en font plus que moi. Les choses sont venues naturellement comme cette Lustige Witwe en allemand, à la Bastille, que j'accueille au bon moment, car il y a dix ans ce n'aurait pas été le cas, je n'aurais pas eu la maturité vocale nécessaire. Il y a des gens qui pensent à moi dans des opéras différents ce qui me fait plaisir. Je continue de rêver à la Didon des Troyens, aux Contes d'Hoffmann, que je n'ai jamais chantés, aussi bizarre que cela puisse paraître, mais c'est comme ça ; certaines choses sont difficiles à comprendre. J'ai également la chance d'être toujours là, en pleine forme, car j'ai été prudente, même si je chante depuis longtemps, trente ans, vous vous rendez compte, honnêtement je n'avais pas fait le compte, et j'ai toujours la même envie. J'ai fait attention quand d'autres ont préféré jouer les étoiles filantes ; on m'a parfois reproché de ne pas faire la bringue, oui c'est vrai, mais maintenant j'en recueille les bénéfices. Cela ne veut pas dire qu'il faut vivre comme une bonne sœur, mais j'ai toujours eu envie de pouvoir chanter longtemps. J'entame un troisième pan de ma carrière musicale après le baroque, Mozart, aujourd'hui je veux aborder d'autres répertoires, des ouvrages français, comme des titres en italien, je me sens prête.
J’ai lu récemment que, contrairement à la plupart de vos collègues, vous n’aimiez pas écouter les versions de l’œuvre que vous deviez aborder, pour ne pas être influencée par des références. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il vous est impossible de vous extraire de ces écoutes, qui par essence sont toutes différentes
J'ai surtout peur de ne pas être aussi bien... arrêtez de penser que c'est de la fausse modestie. J'adore redonner vie à ces œuvres oubliées car justement il n'y a pas de référence. Oui, bien sûr la Comtesse des Noces a beaucoup été chantée avant moi et par de grandes artistes comme Margaret Price, comment faire mieux ?, ou Kiri Te Kanawa en Donna Elvira, on peut en citer tant, mais je préfère éprouver cette liberté absolue qu'offrent les partitions inconnues, faire comme je le sens avec mon instrument, mon caractère et souvent avec des orchestres et des chefs étrangers, car la tradition a quelque chose de paralysant.
On dirait qu’à force d'avoir répété que le récital et qui plus est, de mélodies françaises, était en péril dans notre pays et ailleurs, a porté ses fruits, le succès de votre album « Néère » et vos invitations successives à Paris et en région l’attestent. Quel sentiment cela vous procure-t-il tout d’abord, et comment avez-vous établi votre nouveau programme « Visions » ?
Je suis évidemment ravie et encore une fois cette rencontre avec l'équipe du PBZ a été un déclencheur. Je chante toujours à l'étranger, ce qui est pour moi fondamental, mais avoir autant d'égards en France me touche beaucoup. Nous avons conçu le programme de « Visions » avec Alexandre, qui m'a proposé de nombreuses partitions que j'ai dû trier et quel dommage de ne pas avoir pu les conserver toutes. Le thème de la vision est venu naturellement : il s'agissait de présenter un éventail de ces états, agréables ou angoissants, dans lesquels se mettent ces héroïnes vues comme des illuminées ou de grandes mystiques et qui vont jusqu'à commettre des sacrifices. Nous avons souhaité montrer comment les compositeurs avaient mis en musique leurs états d'âme et ce qu'elles éprouvaient dans le bonheur, ou la souffrance.
Après Felicity Lott avec Laurent Pelly, ou Anna Caterina Antonacci avec Juliette Deschamps, Joyce DiDonato a repensé le traditionnel concert, avec le concept musical et visuel « War & peace » qu’elle promène un peu partout. Qu’en pensez-vous et envisageriez-vous de suivre ces traces ?
Cela ne s'est pas encore présenté pour l'instant mais pourquoi pas, j'aimerai beaucoup me prêter à ce type d'expérience, tout en sachant que c'est compliqué à organiser. J'aurais besoin d'aide et il me faudrait un réseau que je ne pense pas avoir. Je serai partante en tout cas, car j'ai de la matière, des airs parfaits, ce serait formidable : on en reparle dans quelque temps si vous le voulez, pour voir si cela a inspiré un de vos lecteurs.
Du temps où Joan Matabosch était directeur du Teatro del Liceu, vous aviez été invitée à chanter Die Meistersinger von Nuremberg ; avez-vous le souhait de revenir à Wagner et si oui peut-on vous imaginer tenir la partie de Sieglinde ou d’Elisabeth de Tannhäuser un jour ou l’autre ?
Oui, mais il y a peu de rôles que je peux chanter, je suis lucide, Tannhäuser, pourquoi pas, Sieglinde serait un peu limite, ma tessiture est particulière comme vous le savez.
Le baroque, Mozart, Gluck, l’opéra français ne vous avaient pas permis d’exprimer vos talents comiques, à l’exception de la légèreté du Falstaff de Verdi. Après Offenbach, vous vous apprêtez à jouer de vos charmes, à danser et à évoluer dans la glamoureuse production de La Veuve joyeuse de Lehar conçue par Lavelli. Pourquoi était-il pour vous si indispensable démontrer au public que vous possédiez bien deux facettes distinctes : la tragique et la comique ?
Je ne suis pas quelqu'un de tragique, je vous assure. En France on a cette image de moi, due aux disques et aux figures dramatiques que je chante depuis longtemps, mais dans la vie je ne suis pas comme ça, je peux être très amusante, même si je n'ai pas souvent eu l'occasion de le montrer, car j'évolue plus naturellement au milieu des larmes. En tout cas cela ne me paraît ni impossible, ni incompatible, il suffit d'être naturelle et d'être contente de se trouver là où l'on est. Il est plus difficile d'entrer dans les conflits et de traduire la douleur d'Alceste ou d'Iphigénie, croyez-moi !
Si on regarde bien votre carrière et tout ce que vous avez fait, il ne vous reste que la création contemporaine et vous aurez tout accompli ; y avez-vous songé, seriez-vous d’accord pour vous lancer dans l’aventure, comme dernièrement vos collègues français Laurent Naouri et Béatrice Uria-Monzon dans Trompe la Mort de Francesconi ?
Il faut voir ce que c'est : a priori cela me fait peur, d'autant que les partitions arrivent toujours tard... et cela n'est pas facile. J'en ai chanté un peu à mes débuts mais je ne la comprends pas bien. Je n'ai pas beaucoup de plaisir à en faire. D'autres partitions me procurent plus de satisfaction et nous ne sommes pas obligés de tout aimer. Si on me composait quelque chose je serai évidemment flattée et étudierai avec attention la proposition, mais une fois encore je ne suis pas très à l'aise avec la musique contemporaine et cela me frustre. Je préfère chanter La Reine de Chypre (rires).
(2)
References
1. | ↑ | L'album Visions publié chez ALPHA, splendidement dirigé par Hervé Niquet, est sans doute le plus beau disque qu'ait enregistré Véronique Gens à ce jour. En pleine maturité vocale, la cantatrice offre une succession de portraits de femmes exaltées, mystiques, angoissées ou apaisées, où la qualité de l'expression n'a d'égale que la beauté d'un chant en pleine pâte. Bruits, fureur, extase, prémonition ou béatitude, un condensé du XIXème siècle français par des auteurs rares (Niedermeyer, Février, Bruneau, David, Godard..) et des partitions oubliées. |
2. | ↑ | Passant allégrement du voile et de la cornette à des vêtements plus légers, voire à leur absence totale, Véronique Gens campe en parallèle une Proserpine grand teint, superbe hétaïre, plus habile à vivre de ses charmes qu'à se faire aimer du beau Sabatino qui lui préfère la douce Angiola sauvée in extremis du couvent, mise en musique par un Saint-Saëns inattendu. Belle direction d'Ulf Schirmer et entourage parfait pour cette nouvelle résurrection publiée aux Editions PBZ. |