A chaque représentation de Rheingold ou de Siegfried dans la production de Frank Castorf au Festival de Bayreuth, Nadine Weissmann obtient un succès triomphal, dû à une interprétation totalement hors normes du personnage et à un engagement scénique exemplaire. Cette dernière série du Ring du bicentenaire était l'occasion de tirer des bilans, et d'évoquer le travail accompli en cinq ans. Très disponible, Nadine Weissmann nous a passionnés.
Quel a été votre parcours jusqu'à votre arrivée à Bayreuth?
J’ai commencé à étudier à la Royal Academy of Music à Londres, mais alors comme soprano, j’ai pendant quatre ans cherché une technique de chant adaptée à ma voix, mais sans beaucoup de succès et cela n’a fonctionné que partiellement : j’étais un peu perplexe et ne savais pas comment cela allait continuer. Dieu merci, j’ai réussi grâce à un enregistrement à intégrer le Master de l’Université d’Indiana à Bloomington, c’est là où j’ai rencontré mon professeur le plus important, Virginia Zeani, qui à la deuxième heure de chant m’a dit : « tu n’es pas un soprano ! » et m’a montré enfin ma vraie voix, dont j’avais l’intuition qu’elle était quelque part cachée en moi, sans savoir ni comment, ni comment la faire sortir.
J’ai fini mon master en deux ans puis j’ai passé un an supplémentaire pour obtenir un diplôme de concert, où j’ai chanté mes premières représentations d’opéra. La première était Vanessa de Samuel Barber, j’étais la Old Baroness , et la seconde était The Rake’s Progress de Stravinski où je chantais Baba la Turque, un rôle que j’aime et que j’ai chanté souvent depuis. C’était dans un magnifique théâtre de 1500 places, une réplique du MET, dans l’Université-même. C’était une grande chance que de pouvoir chanter mes premiers opéras avec un orchestre et des chefs remarquables.
Je suis ensuite revenue à Berlin, avec mes premières auditions, les concours, les agents et le premier engagement est arrivé relativement rapidement, au Théâtre d’Osnabrück, où pendant deux ans et demi j’ai pu chanter bien des grands rôles, ma première Carmen, tout ce qu’on peut rêver d’opérette et de Musical et des rôles de caractère. Après avoir été libérée de mon contrat, je suis allée ensuite en troupe au Deutsches Nationaltheater Weimar 1 où j’ai commencé à chanter des rôles wagnériens, et où nous avons enregistré le Ring, avec Catherine Foster qui y chantait sa première Brünnhilde 2. J’ai poursuivi ensuite ma carrière avec beaucoup de Wagner, et je suis arrivée à Bayreuth.
Dites-nous vos premières impressions de Bayreuth
Il y a une atmosphère très particulière ici. Musicalement, les années avec Kirill Petrenko ont été un des moments clés de ma carrière jusqu’ici, sans aucun doute. Les conditions de travail ici ne sont pas comparables avec celles des autres théâtres, le temps de répétitions qu’on a la première année, sur la merveilleuse scène, avec les décors et dans les costumes originaux. Comment Frank Castorf, un metteur en scène si peu orthodoxe, est rentré dans le répertoire wagnérien. Tout cela a été pour moi une incroyable expérience. Des collègues fantastiques, un travail au plus haut niveau à commencer par des services techniques jusqu’au niveau musical et artistique. Sûrement une place toute particulière dans mon cœur, et vraisemblablement formateur pour le reste de ma carrière.
Connaissiez-vous le travail de Frank Castorf avant ce Ring ?
Je n’avais jamais été à la Volksbühne ; j’avais vu des choses à la télévision et un peu lu sur lui. Au début j’étais très sceptique, sans doute comme lui l’était à l’idée de travailler avec nous, des chanteurs d’opéra : pouvait-on vraiment nous motiver à jouer ou bien seulement à rester plantés et chanter ? Je ne savais pas ce qu’il avait compris de l’œuvre et ce que la musique lui aurait dit. J’avais des doutes et les premières répétitions ne m’ont pas beaucoup rassurée, parce qu’il nous a laissés beaucoup improviser, sans nous dire dans quelle direction il aimerait aller. L’équipe vidéo était déjà là et cela nous a beaucoup irrités : nous ne savions pas ce que nous allions enregistrer, comment nous devrions jouer. Et puis lentement arrivèrent là-dessus des détails, lentement tout cela prit une direction, lentement il nous donna encore plus de liberté, pour que nous puissions proposer des choses, que nous pourrions jouer, que nous voulions jouer. Et ainsi les scènes ont pris forme, de manière très organique, à la fin, et c’est pourquoi je crois elles étaient si authentiques. Et nous les acteurs qui étions là depuis le début, cela nous a donné à tous bien du plaisir, et personne n’a ressenti d’inquiétude.
Travaille-t-on avec Castorf comme avec les autres metteurs en scène?
Non il travaille tout autrement. Il tire naturellement beaucoup du texte, mais il n’a aucune idée préétablie en ce qui concerne le jeu. Il a peut-être une idée de la manière dont il va utiliser le décor, il a des idées sur la manière dont il aimerait construire les vidéos, éléments qui pour lui sont importants. Mais en dernier ressort, il n'avait pas d’idées préfabriquées, en tous cas aucune qu’il ne nous ait communiqué.
Cela nous donne beaucoup de liberté ; j’ai travaillé avec beaucoup de metteurs en scène qui nous donnaient la liberté de développer notre rôle, mais c’était toujours dans un cadre qui avait été réfléchi avant. Frank au contraire est très flexible. Ce fut un travail à la fois très inspirant et très exigeant.
Pourriez-vous nous illustrer cela par un exemple ?
Nous avons commencé en 2012, avec des pré-répétitions d’une ou deux semaines pendant l’été, parce que les quatre opéras sont longs. Nous avons commencé par Siegfried! J’avais déjà chanté le rôle, Wolfgang Koch n’avait pas chanté le Wanderer, mais il le connaissait évidemment bien. C’était difficile. Nous eûmes droit à une petite introduction sur le concept, nous vîmes le décor, mais nous ne savions pas encore comment la scène de Rheingold serait montée, ce qui serait montré exactement. Alors sauter dans Siegfried sans savoir ce qu’il en a été de la relation entre les deux auparavant, n’était pas facile. Il nous a mis dans ce décor avec nos costumes (le mien a changé ensuite) et nous a parlé de mariage, de bagarre, de manger des spaghettis et de boire du vin à Alexanderplatz…cela devait être très physique, très corporel et même un peu brutal : il donnait beaucoup d’indications à Andreas Deinert le caméraman... mais nous, nous avons commencé à chanter sans savoir exactement comment cela allait se développer et nous étions déstabilisés, parce que nous n’avions pas compris ce qui devait être joué alors. C’était peut-être aussi de sa part une provocation, pour voir si nous avions confiance en nous, ou si nous avions quelque chose à donner sans qu’il nous ait expliqué ce qu’il voulait de nous. Avec les spaghettis et le vin, la scène a vite pris forme, que je jette au visage de Wolfgang Koch un verre de vin lui a plu, et peu à peu nous avons compris qu’il avait l’idée d’un conflit authentique entre deux personnes qui avaient rompu. On a assez vite saisi quelle atmosphère il voulait installer. Nous n’avons travaillé qu’une semaine, c’était insuffisant pour aller dans le détail, mais c’était merveilleux d’avoir aussi avec nous Kirill Petrenko. Pendant toutes les années où il a été à Bayreuth, il n’a jamais manqué une répétition scénique s’il n’avait pas en parallèle une répétition d’orchestre. Ainsi n’avons-nous jamais rien fait qui fût contre sa vision, lorsqu’il se demandait si les choses allaient fonctionner du point de vue acoustique. Cela nous a vraiment conforté. Nous avions beaucoup de contacts, il était très disponible et Frank et lui se respectaient beaucoup mutuellement, et c’était une grande aide pour nous que de savoir qu’il n’y avait pas de conflit entre chef et metteur en scène, alors que c’est souvent le cas .
Kirill était présent à toutes les répétitions et a vu ce que nous faisions ; il pouvait nous dire exactement comme il voulait nous voir chanter et il en avait une très précise représentation. Je trouvais cela très excitant, pas toujours facile à mettre en place, en tous cas un challenge, mais c’était bien, parce que cela a mis en place musique et scène ensemble en un tempo très organique, parce qu’il savait exactement quel mouvement on faisait, avec quel tempo diriger telle ou telle scène, là où il pouvait être un peu flexible, comment on peut construire un mouvement et en même temps bien chanter. Et l’ensemble a abouti à une construction très vivante.
Quand vous êtes arrivée à Bayreuth, vous aviez déjà quelques idées sur Erda, que vous aviez déjà chanté ?
Oui j’ai chanté le Ring pendant plusieurs saisons, Erda comme ici et aussi la deuxième Norne et Waltraute. Et dans le Ring je m’étais construit une très bonne vision du personnage, qui n’a pas grand-chose à voir avec le cliché de la vieille femme qui émerge du sol, mais une femme vivante, qui a une relation complexe au père de ses enfants, de ces enfants-là et qui est aussi blessée, surtout dans Siegfried, de ce que le grand amour est brisé. Dans Rheingold elle était encore une jeune femme à la fleur de l’âge, et dans Siegfried elle avait vieilli à cause de son long sommeil, et brisée en ce que quelque chose entre Wotan et elle avait très mal fonctionné. Elle ne chante pas beaucoup, mais ce qu’elle chante est un moment, en particulier dans Rheingold, où Espace et Temps se rencontrent. Son intervention a un grand poids, mais malheureusement comme souvent dans la vie l'homme n’écoute pas (rires)…
La mise en scène a-t-elle des conséquences sur le chant ?
Non !
Parce que nous n’avons jamais fait en sort que l’on puisse dire, « non, si je dois faire tel mouvement, je ne peux pas chanter ». Frank lui-même ne l’aurait pas voulu et nous avions assez de temps pour mettre en place ce qui pour nous était suffisamment confortable pour chanter. De plus, Kirill Petrenko – cela tient à la dynamique -, a toujours exigé de nous de moins donner que d’habitude chez d’autres chefs ou dans d’autres théâtres, quand on pense Wagner « grand orchestre et grandes voix ». Il voulait par principe toujours moins de nous, ce qui n’est pas si simple. Parfois aussi des tempi plus rapides que ceux auxquels j’étais habituée avant. Mais l’adaptation n’était pas impossible et cela nous a toujours convenu.
Vous êtes l’une des seules avec Catherine Foster et quelques autres à être restée les cinq ans ? Pourquoi ?
Parce que faire ce Ring et travailler ici m’a tellement plu ! Katharina Wagner m’a demandé il y a trois ans si je voulais continuer jusqu’à la fin ; j’ai accepté et je lui suis très reconnaissante. Cela correspondait aussi aux idées qu’elle avait de la distribution future.
Quelles conséquences ont eu sur la mise en scène les changements de distribution de l’an dernier ?
Je crois que si Frank avait eu la main là-dessus, en conformité avec sa manière de faire du théâtre, il aurait tout remis sur le métier à cause du très gros changement de distribution avec les gens qu’il avait désormais : chacun est différent, il observe les gens dans un premier temps et développe quelque chose qui leur correspond. Mais le temps manquait et nous avions peu de temps sur la scène, puisque les nouvelles productions ont toujours priorité. Pour les grands rôles ça a été très difficile d’apprendre tout en si peu de temps sans avoir la chance de s’acclimater et de pouvoir se frotter à ce magnifique décor d’Aleksandar Denić. Pour nous cela donnait aussi évidemment une autre dynamique avec ces nouveaux acteurs, qui tous étaient très ouverts – mais chacun a sa personnalité. Pour ma part ça a très bien été et a très bien fonctionné.
Et le changement de chef? L'arrivée de Marek janowski
Il a pendant des années refusé de faire des productions scéniques, parce qu’il n’aime pas le Regietheater, et il ne se serait pas réconcilié avec cette mise en scène de Frank Castorf, mais malgré tout il a accepté et voulait faire ce Ring. Il n’est pas beaucoup intervenu dans les répétitions. Les répétitions musicales ont fonctionné dans la routine habituelle de ce répertoire. Beaucoup de choix de tempo étaient différents, il n’y avait pas autant de petits détails que ce qui était travaillé avec Kirill Petrenko, mais avec un peu plus de liberté pour les chanteurs eux-mêmes, avec une dynamique plus large, et plus d’espace pour chanter plus fort, ce qui pour nous est aussi plus simple.
Mais pour la deuxième année on a trouvé un bon mode de fonctionnement ensemble, nous avions plus de répétitions pour nous comprendre, et cela a plutôt bien fonctionné.
Quels projets avez-vous pour les prochaines années ? Quels nouveaux rôles aborder ?
L’an prochain, je vais débuter dans certains rôles, par exemple Geneviève de Pelléas et Mélisande à la Komische Oper de Berlin dans la mise en scène de Barrie Kosky et je suis très contente de travailler avec lui. Ce n’est pas un grand rôle, mais avec lui ce sera sans doute fantastique. J’ai déjà participé à sa Zauberflöte et surtout j’ai participé à Rusalka qui est une magnifique mise en scène, mais c’était une reprise qu’il n’a pas dirigée lui-même.
Ensuite je chante ma première Ulrika à Weimar et à Weimar également ma première Dalila, là où Samson et Dalila a été créé. J’ai des années durant bataillé pour que l’œuvre soit reproposée et je suis très heureuse de chanter le rôle dans mon ancien théâtre 3 avec ce magnifique orchestre 4.
J’aimerais aussi chanter Amnéris, n’importe quand, n’importe où et je devrais maintenant aborder d’autres rôles wagnériens, comme Fricka et Brangäne, peut-être après Kundry et Ortrud. Mais je n’ai pas d’engagement dans Wagner pour l’instant.
Il y a longtemps que je n’ai pas chanté Carmen, c’est pourtant un rôle que je peux chanter en dormant et qui va très bien à ma voix. Tiens, Frank Castorf pourrait faire Carmen ! Ça lui irait bien et il ferait quelque chose de complètement différent. J’aime travailler avec Castorf, et j’aime l’homme. Ce serait une bonne idée, non ?
Maintenant une question plus personnelle, vous avez vu la mise en scène de Die Meistersinger von Nürnberg de Barrie Kosky, qui insiste sur la relation de Wagner aux juifs?
Oui, je l’ai vue, c’est un travail passionnant.
Vos origines juives vous ont-elles posé problème pour chanter à Bayreuth ?
La première année bien des gens m’ont posé la question. C’est un sentiment très mélangé. Lorsque j’étais plus jeune, mon père était violoncelliste du Deutsche Symphonie Orchester Berlin. On lui a alors demandé s’il voulait intégrerl’orchestre du Festival de Bayreuth, c’étaient de ses collègues qui y étaient depuis longtemps. Il y a réfléchi et c’était pour lui un sentiment trop fort, qui avait à voir avec les nazis, avec l’esprit qui ici avait régné les années d’avant, et il ne pouvait pas se faire à l'idée de jouer ici. À cause en particulier du répertoire wagnérien, peut–être de l’antisémitisme de Wagner, ce qu’on doit séparer de sa musique (qui remue tous les hommes)…Cela avait aussi à voir avec le public ! Dans cette génération on peut aussi s’imaginer quelles difficultés on pouvait ressentir à jouer ici. Cela ne l’a pas empêché d’être incroyablement fier que j’aie pu réussir à y travailler.
Vous avez vu l’exposition « Les voix étouffées » dans le jardin ? C’est un sentiment bizarre que de passer entre ces stèles, de ces biographies de chanteurs, d’artistes et de chefs, et de se dire «si j’étais née une centaine d’années avant, j’aurais peut-être aussi ma stèle… »
C’était très drôle, la première année Kirill et moi nous sommes rencontrés un vendredi après-midi au Festspielhaus et nous sommes souhaités „shabat shalom“! Ça aurait pu être le cas avec Barrie Kosky aussi. C’est le premier metteur en scène juif ici et je trouve que c’est très bon signe, qu’il ait pu développer cette thématique dans son travail.
C’est une question de prise de conscience…L’an dernier j’ai donné un récital à Wahnfried et dans mon programme il y avait Samuel Barber, américain, homo et juif. De quoi faire retourner dans leur tombe dans le jardin Richard et Cosima ! Il faut s’y faire de toute manière…
Est-ce que Bayreuth a changé quelque chose à votre carrière ?
Il est sûr que l’attention sur moi a été plus grande au niveau international. Quelques engagements devraient en résulter, avec une très bonne agence ça aiderait ! Mais ce que j’en retire au niveau professionnel pour la carrière vient après l’expérience musicale ici. Le travail avec Kirill Petrenko a été pour moi l’expérience essentielle de ma vie, et pas seulement avec lui : mais aussi ici, dans ce lieu, avec cette acoustique et ce fantastique orchestre, avec le niveau incroyable du chœur, voir vivre de très grand chefs au travail, côtoyer d’autres solistes que j’avais connus dans d’autres productions wagnériennes, mais cette fois mieux les connaître et les voir travailler dans des rôles différents, pouvoir s’asseoir dans la salle et voir d’autres productions en répétition, voir aussi ce qui ici fonctionne mieux que dans d’autres théâtres...Je ne sais si je vivrai ailleurs dans ma vie une expérience aussi totale
References
1. | ↑ | Théâtre National d’Allemagne de Weimar |
2. | ↑ | DVD Arthaus, Carl St Clair (dir), Michael Schulz (Mise en scène), Staatskapelle Weimar, 2009 |
3. | ↑ | où Nadine Weissmann a été en troupe, alors qu’elle est aujourd’hui « libre » |
4. | ↑ | la Staatskapelle Weimar NdT |
© Nadine Weissmann
© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath