Compositeur et artiste sonore franco-argentin né en 1975, Sebastian Rivas se consacre tout d’abord au jazz, au rock et à l'improvisation avant de se plonger dans la composition. En 1997, il revient en France pour étudier avec Sergio Ortega et Ivan Fedele. Il participe à plusieurs stages et master classes à l’Ircam, au Centre Acanthes, avec l'Ensemble Ictus et à la Fondation Royaumont, avec notamment Klaus Huber, Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey, Michael Jarrell et François Paris. En 2004, il participe au Cursus de composition et d’informatique musicale de l’Ircam lorsque Philippe Leroux en est le compositeur associé. Il prend en 2018 la codirection du GRAME Centre National de Création Musicale de Lyon, en binôme avec Anouck Avisse. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la Biennale des musiques exploratoires qui aurait dû débuter ce week-end, mais suspendue pour cause de coronavirus.
Je dirais qu'il y a deux chemins : un aspect sensible et un aspect de maturité. L'aspect sensible, c'est la déflagration du Sacre du Printemps que j'ai découvert très jeune au Teatro Colón à Buenos Aires. Ça représentait pour moi un sommet absolu. En même temps, je faisais le constat que la musique jazz-rock que j'essayais de pratiquer était une musique qui s'académisait dans la reproduction de patterns. La démarche du jazz avait quelque chose d'une sociologie coloniale. L'argument plus mature ou plus intellectuel dans la démarche de devenir compositeur, c'était la prise de conscience d'une Histoire de la musique et le désintérêt pour une attitude de supermarché qui consistait à prendre çà et là des modèles. Je pense que la musique a commencé à penser pour moi et pas simplement à sonner. Guidé par le soin d'explorer, je suis arrivé à la composition. J'ai épousé corps et âme cette identité de compositeur, jusqu'à repartir vers le théâtre, la performance, vers une attitude post Kagelienne. Je porte profondément ancré en moi cette double culture, je pense qu'il y a quelque chose dans ma façon d'envisager la discipline. Je pense que quand on a deux cultures de façon si affirmée, on regarde l'une avec le prisme de l'autre, on se rend compte que c'est un code social – un code social culturel qui donne une certaine liberté par rapport au genres et aux disciplines.
Comment était perçue la musique contemporaine en Argentine ?
La position d'un pays qui a toujours les yeux rivés sur l'Europe est forcément différente de celle d'un pays européen, culturellement plus "central". Ça se voit dans la façon dont on étudie la musique avec des manuels de contrepoint allemand, livres de formation musicale américain ou suédois… il n'y a pas cette codification qu'il y a en France avec des auteurs comme Henri Challan, Georges Dandelot… tous ces grands noms de la musicologie française qui ont formé une manière particulière de penser la musique. En Argentine, il faut également prendre en compte une forme de germanophilie latente, liée à l'exil de musiciens juifs allemands jouant dans les orchestres ou, à l'opposé, des ex-collaborateurs du IIIe Reich. À mon époque, il y avait une vraie école allemande avec Francisco Kröpfl, Gerardo Gandini… une influence plus importante que l'influence française. J'ai été marqué par la venue de Pierre Boulez avec l'Ensemble intercontemporain en 1996 au Teatro Colón, dans un programme Webern et Maderna, puis avec l'IRCAM au Teatro San Martín, avec Jupiter de Philippe Manoury et Dialogue de l'Ombre double. J'étais assis à côté de Boulez, c'était très impressionnant. Ce concert a été un déclencheur dans ma carrière. Dans la décennie qui a suivi, l'Argentine a connu une politique florissante de création musicale, en partie grâce à l'action conjuguée de l'Alliance française, du Goethe institut et de l'Institut Cervantès ont beaucoup fait pour la diffusion de la musique contemporaine.
Votre passage à l'IRCAM a-t-il modifié votre esthétique musicale ?
L'IRCAM a changé mon approche sur les possibilités scéniques mais pas vraiment sur mon esthétique musicale. Ma musique n'était pas orientée vers l'électronique mais elle portait déjà en elle la même influence post-spectrale qui agitait pas mal d'autres jeunes compositeurs qui faisait l'expérience du va-et-vient entre son de synthèse et son expérimental. On n'avait pas encore tous les outils mais on avait des modèles qu'on calculait à la main, un peu artisanalement. Cet artisanat était important pour moi, et le rapport à l'informatique est devenu quelque chose de naturel, même avec des moyens technologiques moins évolués qu'aujourd'hui. Je constate avec plaisir que les gens sont désormais de plus en plus autonomes avec ces outils-là. L'IRCAM m'a appris la manipulation technologique mais je ne pense pas qu'elle ait eu une influence sur ma démarche musicale. Quand j'en suis parti, je me suis dirigé vers les arts de la scène et la captation du geste. J'ai fait ma pièce de CURSUS autour d'un accéléromètre particulièrement lourd pour l'époque, que j'avais fixé sur l'archet d'un violon. J'ai poursuivi mon travail autour de la technologie de captation du geste au sein du GRAME à Lyon, en tant que compositeur invité. J'ai développé plusieurs projets avec la danse et l'alto, dont le projet Partita avec l'altiste Christophe Desjardins – un musicien exceptionnel qui nous a quittés il y a quelques semaines et que je regrette beaucoup.
Quelle est la place du son de synthèse et instrumental dans vos projets ?
Tous mes projets ont à présent une orientation scénique, soit par le théâtre musical, soit le théâtre instrumental, soit la danse. Je m'intéresse aux projets théâtraux ou qui jouent sur l'interaction théâtre-musique-danse. J'ai l'impression qu'on est dans une étape post numérique, dans lequel le numérique fait partie d'un tout suffisamment maîtrisable. Même si mes projets peuvent avoir un aspect de laboratoire plateau, j'aime avoir cette vision d'un projet de disposition scénique dans lequel on peut porter des écritures multimédia ou transdisciplinaires, en collaboration ou pas, parce qu'on y convoque une vision de compositeur sur la scène. C'est Helmut Lachenmann qui dit d'un compositeur qu'il réfléchit et définit ses propres outils, définit l'environnement dans lequel il va être diffusé et puis se laisse agir. Cette définition est valable dans ce qu'on appelle aujourd'hui la new discipline, des compositeurs qui écrivent autant pour des néons, des objets trouvés, une attitude do it yourself… J'aime cette attitude par laquelle on redéfinit la relation à une œuvre mixte ou la relation à la danse… d'une façon moins institutionnalisée dans l'usage du numérique. Bien sûr, on a toujours besoin d'un portage et d'un centre de diffusion.
Dans les projets que je dirige au GRAME, j'essaie d'être à l'écoute des créateurs plutôt que de créer des instrumentarium imposés pour lesquels il faudrait écrire. La dernière création que j'ai faite, avec le chorégraphe Alban Richard était articulée autour de la respiration des danseurs qui créaient et pilotaient l'intégralité d'une musique générée par cette sorte de bruit blanc que produisaient les danseurs. Que ce soit avec la lumière, la respiration, le mouvement ou le texte, je cherche à trouver l'interface possible pour définir un instrument et donc une partition et donc écrire pour ça. C'est très proche de la démarche d'un compositeur comme Mauricio Kagel.
Le GRAME est un des huit centres nationaux de création musicale, un label créé par le ministère de la culture. Il existe depuis 35 ans, créé en 1982 par Pierre-Alain Jaffrennou et James Giraudon et le premier labellisé dans les années 90. Le premier acronyme, signifiait Groupe de Recherche Appliqué à la Musique Électroacoustique. En accord avec les fondateurs, nous avons estimé que la sociologie qui avait donné lieu à sa création du GRAME n'était plus la même aujourd'hui et nous avons changé l'acronyme en Générateur de Ressources et d'Activités Musicales Exploratoires. Son cahier des charges correspond à la volonté de l'Etat de décentraliser la politique culturelle. Le GRAME est assez différent de l'IRCAM, qui a un projet central et un mode de fonctionnement particulier (structure en lien avec le Centre Pompidou, unités mixtes avec le CNRS, budget conséquent…).
Nous avons trois département à GRAME : un département recherche, un département création et une articulation arts-sciences avec le département médiation. J'insiste sur ce volet médiation car il répond à une nécessité de créer le public de demain. Les ateliers concernent la petite enfance, les formations professionnelles, la remédiation ou les études supérieures. Le département création est en lien avec la recherche mais pas toujours, pour garantir un développement de la dimension esthétique. C'est la difficile équation qui consiste à créer un véritable éco système entre la liberté à donner aux chercheurs et celle donnée aux créateurs. Nous voulons créer une circulation entre l'ambition artistique, la nécessité sociale et l'ambition scientifique.
Vous dirigez le GRAME avec une seconde personne ?
J'assure la direction artistique et je fonctionne en co-direction avec Anouck Avisse. Nous nous connaissons depuis longtemps, à l'époque où elle était administratrice et chargée de production auprès de T&M (Théâtre et musique) qui a produit Aliados, mon premier opéra. Nous étions également en contact à la Villa Médicis où elle était chargée des activités musicales, puis en tant que productrice à la Philharmonie de Paris. Anouck a un profil plus technique que le mien, ce qui permet d'organiser au mieux l'ensemble des missions du GRAME. J'aime citer à son propos la définition que Pierre Boulez faisait à propos du réalisateur informatique musical, ce métier qui a vu le jour dans le cadre de l'IRCAM. Boulez disait de cet assistant musical qu'il était comme le tuteur de la plante rhizomatique qu'était le compositeur. C'est sous cette forme qu'on a envisagé notre collaboration même si, face à la complexité de la direction, on ne distingue pas toujours la plante du tuteur (rires).
Cette année, la Biennale des Musiques Exploratoires remplace la Biennale Musiques en Scène. Pourquoi ce changement de nom ?
On a voulu réfléchir à la notion de public en partant de l'hypothèse de travail que ce qui freinait l'auditeur dans l'approche des sons de synthèse, c'était le sentiment d'un monde clos, d'un entre-soi. Je garde en mémoire cette phrase du compositeur Ivo Malec qui disait de la musique de création qu'elle "enlève au public le pouvoir de discerner la fausse note de la note juste et qu'en leur enlevant ce pouvoir sur l'œuvre, le public refuse de se soumettre au pouvoir de l'œuvre d'art." Il faut placer le public dans une attitude d'exploration, d'où ce sous-titre emprunté à Jean-Luc Godard : "deux ou trois choses que je sais d'elle". On va au concert avec très peu de choses, deux ou trois, dans l'esprit d'explorer et en retour, la musique nous laisse des souvenirs très forts. Pour assister à cette sorte d'épiphanie de l'écoute, il faut redécouvrir l'innocence d'une écoute vierge, d'où cette notion de musique exploratoire. Ça demande de s'ouvrir à des stimuli, compléter avec son imaginaire ce que l'on croit ne pas comprendre, sans aucun pré-requis d'écoute.
La première des choses c'est de parvenir à une notion de jeu. J'ai beaucoup enseigné la musique assistée par ordinateur (M.A.O.), avec des publics très différents, y compris des classes SEGPA regroupant des élèves en grande difficulté scolaire. J'abordais avec eux le travail de Pierre Schaeffer et Bernard Parmegiani en axant ma présentation autour du jeu, de la technicité mais surtout l'exploration. La médiation doit pouvoir rendre ludique le fait de capter une prise de son, la manipuler et la faire résonner avec un filtre ou un plug-in sera toujours plus intéressant que de coller une suite régulière de kick de batterie avec deux accords. Les adolescents se rendent comptent que c'est un véritable jeu de création qui devient au bout d'un moment comme un jeu abstrait, un jeu d'oreille intelligent, avec lequel on peut créer de vrais discours et de vraies dramaturgies. Il n'en restera peut-être que 5% mais l'écoute et l'écoute de l'autre seront changées. On s'enrichit d'une altérité qui n'existe pas dans une approche commerciale à la sauce Netflix.