Nous reprenons la conversation que nous avions entamée en juillet dernier avec Gianluca Capuano, Nous aurions voulu publier cette seconde partie à l'occasion du concert de Cecilia Bartoli à la Philharmonie de Paris fin novembre. Le Covid en a décidé autrement.
Lorsque Cecilia Bartoli et Gianluca Capuano seront de retour à Paris ou ailleurs, nos lecteurs pourront lire ou relire cette conversation très intéressante qui ouvre de belles perspectives de réflexion. Dans cette deuxième partie, nous abordons les questions de répertoire, la nature du métier de chef d'orchestre et la manière philologique de lire les partitions, la relation du chef d'orchestre avec les les metteurs en scène, puis bien sûr le travail avec Cecilia Bartoli....
Nous n’avons pas encore parlé du répertoire français, par exemple de Rameau ?
J'aime beaucoup Rameau, il est à mon avis un de ces compositeurs que j’appelle "merveilleux": on ne sait jamais ce qui va se passer à la page suivante, il a une façon divinement erratique de traiter la forme et un sens sublime du théâtre. Je ne vous cacherai pas que j'adorerais diriger un Rameau, je ne sais pas si cela arrivera un jour.
Mais je dois dire que dans mon cœur, je suis beaucoup plus attaché au XVIIe siècle français, il y a en particulier un compositeur que j'aime viscéralement, Marc-Antoine Charpentier. Il marque sans doute l'un des moments les plus forts du XVIIe siècle français ; son intérêt pour les formes insolites (c'est lui, par exemple, qui a importé l'oratorio latin en France), sa sensibilité à habiller les textes de sons, son audace harmonique, font ressortir sa glorieuse singularité dans toute la production de l'époque. Il semble prouvé qu'il a étudié pendant cinq ans à Rome avec Carissimi, dont il s'est inspiré pour la création des oratorios (tous deux ont été toute leur vie en contact avec les jésuites). Et n'oublions pas l'extraordinaire collaboration avec Molière. En France, dans ces années-là, il existe un lien unique entre la musique, la littérature et l'expérience théâtrale, ce qui rend ce répertoire spécial et unique.
Oui, mais la tragédie française classique du XVIIe siècle n'a pas donné beaucoup d'opéras...
Oui en effet, peut-être y a-t-il déjà une musicalité dans le vers qui rend l'ajout de musique superflu, même si indirectement l'histoire du théâtre et la structure dramatique influencent l'opéra. Mais n'oublions pas la profonde influence exercée par Corneille et Racine sur le mélodrame du XVIIIe siècle, sur Métastase en particulier. Et puis, outre la dyade Molière/Charpentier, n'oublions pas la collaboration entre Quinault et Lully qui a produit des chefs-d'œuvre tels que les Tragédies lyriques Thésée, Atys, Roland. Il s'agit d'une de ces collaborations "epochenmachend" 1 comme ce sera le cas dans les siècles suivants, par exemple Da Ponte/Mozart ou Hofmannsthal/Strauss.
Au XVIIe siècle, cependant, l'opéra est venu d'Italie. En fait, Luigi Rossi a été le premier Italien à faire venir l'opéra en France à l'invitation de Mazarin. Puis, bien sûr, l’influence française a transformé radicalement Giovanni Battista Lulli, ce compositeur florentin. On a vu aussi que l'inspiration de Charpentier est essentiellement italienne, même si son expérience l'a conduit à écrire principalement de la musique sacrée ; pourtant ses quelques incursions dans le théâtre, comme dans le cas de la musique de scène de Molière ou de l'Andromède de Corneille, ou encore de sa seule Tragédie lyrique, Médée, font de lui une figure gigantesque dans l'histoire du mélodrame. Mais il est vrai qu’il y a un XVIIe siècle français authentiquement « français » et n'est pas soumis à l'influence italienne, surtout en matière de musique sacrée, pensez à des compositeurs tels que Henry Du Mont ou Michel-Richard Delalande que j’aime beaucoup.
L'influence de la tragédie française se manifeste peut-être plus tard avec Voltaire (qui était à l'époque beaucoup plus célèbre pour ses tragédies que pour ses écrits philosophiques) fournissant des sujets pour Rossini et le Belcanto. Parlez-nous de votre relation au Belcanto. Vous deviez faire Don Pasquale à Salzbourg en 2020…
Aujourd'hui, je suis très demandé en tant que chef d'orchestre, non seulement pour le baroque et le classicisme, mais aussi pour le Belcanto. En fait, le début de ma collaboration avec Cecilia Bartoli s’est fait sous la bannière du Belcanto avec Norma et Cenerentola, déjà en 2016. Cette « contingence historique » m'a immédiatement amené à me poser de nombreuses questions sur ce répertoire, sur la façon dont il est interprété, sur les incrustations séculaires d'habitudes de représentation qui ont rarement dialogué avec les documents de l'époque. Pensons, par exemple, à l'interprétation de ce répertoire avec les "instruments originaux" (qui sont souvent, ne l'oublions pas, des copies modernes) ; cette approche modifie radicalement les équilibres phoniques, la texture des parties, influence profondément le choix des tempi, etc. En bref, chaque choix crée toute une série de répercussions sur l'ensemble du système interprétatif. Les critiques et de nombreux auditeurs ne sont toujours pas prêts (après 50 ans de "pratique de la performance" !) à ce genre d'écoute, notamment parce qu'elle est encore très peu répandue. Je crois que le travail de pionniers comme Harnoncourt sur Bach et Mozart reste à faire sur le Belcanto, sans parler de Verdi.
De ce point de vue, le projet Don Pasquale pour Salzbourg aurait été l'occasion pour moi de reprendre toute cette série de réflexions sur le Belcanto. Cela aurait évidemment été un Don Pasquale très "Rossinien", c'est clair. Le texte musical est toujours le point de départ, la fidélité au signe écrit, et pour cette raison, jugeant les éditions actuelles insuffisantes et souvent trompeuses, j'ai travaillé avec une équipe de musicologues sur une "nouvelle édition" du chef-d'œuvre de Donizetti que j'aurais présentée au public si seulement la pandémie nous avait permis de monter sur scène. Mais ce ne fut malheureusement pas le cas.
En travaillant à partir du manuscrit autographe, on découvre mille détails, mille choses qui ont été modifiées et déformées par la fameuse "tradition" d'interprétation. Il s'agit d'un travail éminemment archéologique, et les ascendances stylistiques, les lemmes musicaux, leur origine, leur histoire, sont immédiatement évidents : et surtout on comprend comment les incarner dans le son, comment les interpréter. Les partitions des siècles passés ne sont pas comme un livre qu'on peut ouvrir, lire et comprendre directement. On commence toujours, pour rester dans la métaphore, à partir d'une langue inconnue à interpréter, à reconstruire. Essayez d'ouvrir une édition musicale de Petrucci 2 et de diriger une messe de Josquin avec quelqu'un qui ne connaît pas les codes d'interprétation de la musique de la Renaissance ! Avec les musiques plus tardives, ce n'est pas très différent, y compris le Belcanto. J'espère qu'un jour nous pourrons reprendre le Don Pasquale de Salzbourg.
Pareil pour Mozart ?
Oui, absolument. Chez Mozart, trois mesures suffisent pour comprendre exactement tous les éléments stylistiques qu'il tire du passé ; les "éléments stylistiques" constituent les "lexiques" qui sont, pour ainsi dire, le réservoir stylistique dans lequel chaque compositeur puise. Et c'est là que le rôle de la rhétorique entre en jeu. J'ai été très intéressé par l'histoire de cette discipline ancienne mais toujours très moderne. Tous les compositeurs du passé, plus ou moins selon les époques, ont été profondément influencés par cet aspect qui est aujourd'hui complètement oublié.
Qui s'intéresse à la rhétorique classique aujourd'hui, sinon les spécialistes de ce sujet si spécifique ? La rhétorique devrait plutôt être enseignée dès les premières années du Conservatoire. Cela vaut également pour Mozart, qui, outre les qualités musicales que tout le monde lui reconnaît, était aussi un grand homme de théâtre. Étonnant, ce kaléidoscope de passions qu'il a mis en scène. Ici, le théâtre devient quelque chose de vraiment universel. La collaboration avec Da Ponte n’a pas pu être cet événement presque fortuit, tel qu’on le raconte souvent. Mozart ne pouvait pas écrire les textes, mais avait une extraordinaire sensibilité théâtrale dans le choix du livret : c'est ce qui conduit à l'unicité absolue de ses créations théâtrales.
J'ai dirigé beaucoup de Mozart, Clemenza, Idomeneo, Nozze, et cette année, à la Pentecôte 2021, nous jouerons Clemenza en concert à Salzbourg parce que le Festival sera dédié à Rome. Cecilia va chanter Sesto. J'aime beaucoup Clemenza, c'est le chant du cygne de l'époque de Métastase en musique, c'est une œuvre techniquement époustouflante et pourtant si humaine, si imprégnée de mélancolie, de tendresse, de passion pour les valeurs humaines supérieures.
La représentation d'un opéra de Mozart met en jeu toute une série de problèmes très complexes. Un exemple entre tous, le choix des tempos, des indications agogiques : Mozart est d'une précision maniaque dans le choix de ces indications, et en cela il est un phénomène unique dans l'histoire de la musique.
Certaines études ont répertorié tous les gradients agogiques des compositions par exemple, l'excellent ouvrage très récent de H. Breidenstein 3 ; c'était un thème déjà cher à Harnoncourt, bien qu'il n'ait pas été exploré en profondeur à ces niveaux. Bref, Mozart était d'une précision millimétrique dans le choix des tempos et les rapports entre les tempi lointains, pour constituer de véritables architectures musicales parfaitement calibrées.
Pour confirmer qu’il n’y rien d’arbitraire dans les choix de tempo, nous disposons également de précieux témoignages comme ceux de Tomaschek, un musicien qui avait entendu Mozart diriger en direct et qui nous a laissé des indications métronomiques précises.
De la même façon, pour revenir à Bellini, le compositeur lui-même nous a laissé les métronomes par exemple de Puritani et donc il serait sûrement horrifié en écoutant les nombreuses, trop nombreuses représentations pachydermiques de ses opéras. Je dois déplorer le fait qu'au lieu d'approfondir ces questions de manière scientifique, de nombreux interprètes continuent à se démener pour trouver un dénominateur commun dans les tempos d'une symphonie (un thème paléologique des anciennes écoles de direction d'orchestre) ou pour comprendre en quoi le métronome de Beethoven était défectueux. Et en attendant, on entend encore les ouvertures de Don Giovanni battues en 1/8 (ou en slow four, ce qui est la même chose) ! Et, du même coup, on lit encore des critiques scandalisées par certains tempi trop rapides (évidemment, habitués à aimer et à entendre les versions à huit temps) !
On a aussi commenté les tempi de votre Iphigénie en Tauride de Gluck à Zurich... une version que j'ai plutôt appréciée parce que lorsque vous entendez le Gluck des opéras écrits avant sa réforme, vous découvrez un Gluck très dynamique - et la mise en scène de Homoki a beaucoup aidé - très différent du Gluck-monument que nous entendons de temps en temps.
Comme je l'ai déjà dit, chaque choix porte en lui l'ensemble du système. Si pour des raisons scientifiques, et je souligne le terme, je décide d'un tempo plutôt qu'un autre, cette option a pour conséquence par exemple que le chanteur a une certaine agilité, ne perd pas le sens du mot dans l'hédonisme mélodique, que l'orchestre a certaines caractéristiques techniques, etc.
Pour résumer en référence à la production zurichoise, Gluck n'est pas un néo-classique. Ma tâche en tant qu'interprète est de dévoiler la "vérité" dérivée de la myriade infinie de détails techniques. Il ne s'agit jamais de choix absolus, c'est clair, je préfère parler de choix qui ne sont "valables" que s'ils évoluent dans une certaine fourchette de variabilité. Si mes choix trouvent alors une correspondance avec ce qui est vu sur scène, l'effet est décuplé, et nous avons le miracle de l'Opéra. La "vérité" de Gluck qui a émergé dans notre Iphigénie était très compacte si l'on considère que la couleur de l'orchestre correspondait parfaitement à la "couleur" (au sens large) de la scène, que mes tempi étaient parfaitement en accord avec les tempi de la mise en scène, que l'effort constant pour faire "parler" l'orchestre correspondait à la diction parfaitement sculptée des protagonistes. Je pense que tout cela a redonné une "vérité" de Gluck qui était plus vraie que certaines représentations et directions qui mettent plutôt l'accent sur l'élément néoclassique, monumental et muséal du compositeur. C’est un aspect qui a été regretté par certains, tant pis, c’est comme ça.
Mais pour en revenir à Mozart, ce que je veux souligner, c'est que les choix ne sont jamais libres, ils ne sont jamais fortuits : ce serait l’opposé de ma manière de penser la musique. Je dois avoir une base de réflexion, je dois être sûr de ce que je choisis. Alors, évidemment, la subjectivité entre nécessairement dans ce que vous faites. Mais - je le répète toujours - la subjectivité n'est pas synonyme d'arbitraire. L'arbitraire place l'interprète au centre, et non le compositeur, et c'est le péché originel de tout interprète, celui d'éluder l'objet que nous sommes appelés à faire revivre.
Jusqu'à présent, nous avons assez souvent parlé de Cecilia Bartoli. Comment l'avez-vous rencontrée et comment êtes-vous devenu son "chef de confiance" aujourd'hui ?
Mon premier contact avec Cecilia a eu lieu lors de la production du CD "Mission" (DECCA 2012) où je jouais du clavecin. Puis on m'a demandé de préparer le chœur du RSI 4 pour la grande production de Norma à Salzbourg, c'était en 2013 (la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser) 5. À cette occasion, j'ai appris à mieux la connaître, nous avons commencé à avoir une sorte de camaraderie musicale. Cependant, je savais bien au fond de moi qu'un jour je la dirigerais, tant était grande la συμπάθεια (sumpatheia) (parfois il n'y a rien de mieux que le grec pour définir un état d'esprit) de notre approche de la musique.
Et l'occasion s'est présentée "à la dernière minute" au Festival d'Edimbourg où nous travaillions sur une reprise de la Norma de Salzbourg. À cette époque, j'avais déjà commencé ma carrière de chef d'orchestre d'opéra (j'avais dirigé, par exemple, dans des théâtres importants comme Cologne ou Zurich), mais c'était la première fois que Cecilia me voyait diriger "pour de vrai", et c'est alors que "l'étincelle" s'est déclenchée. Axtuellement, je pense que je suis peut-être son chef d'orchestre le plus ancien - plus de quatre ans ont passé - et je pense qu'outre l’alchimie musicale entre nous, elle apprécie aussi ma façon d'être réfléchie et calme de "chercheur" prêté à la musique ; même si sur le podium, comme elle le sait, je me transforme. De plus, Cecilia est toujours aussi curieuse de redécouvrir des chefs-d'œuvre perdus, et de creuser les conditions d'exécution d'une œuvre ! Sur ce point, nous sommes absolument en accord et elle trouve en moi aussi un « guichet » musicologique.
Outre l'artiste extraordinaire qu'elle est (je pense avoir réalisé plus d'une centaine de performances avec elle et je n'ai pas une seule fois remarqué un manque de concentration, pas une seule fois une baisse d'énergie ou de performance vocale), je la trouve totalement sur ma longueur d'onde lorsqu'il s'agit de questions de langage, de parole, d'articulation, tous éléments dans lesquels elle excelle. Je ne pense pas que je pourrais collaborer autant avec un artiste où cet élément ne soit pas central. Enfin, la création en 2016 des Musiciens du Prince-Monaco, dont je suis le directeur principal, m'a donné l'occasion d'avoir sous la main un véritable laboratoire de philologie musicale, et ce sur des répertoires peu fréquentés par les groupes HIP 6 comme le Belcanto.
Parlons de mise en scène…
Sujet épineux... Ce qui me surprend souvent dans les débats sur la mise en scène d'opéra, c'est que la problématique n'est pas encore incluse - comme elle devrait l'être - dans l'histoire de l'interprétation théâtrale tout court. Un dialogue avec le monde théâtral et cinématographique est, à mon avis, incontournable dans l'opéra aujourd'hui. En tant que philologue musical, je me trouve devant un paradoxe : d'une part, en musique, l'opération "archéologique" d'étude et de fouille des sources est absolument nécessaire, et pas seulement dans les répertoires les plus lointains. D'autre part, une étude philologique de la mise en scène n'a qu'une valeur scientifique, mais il est impensable de revenir à la façon dont les titres étaient mis en scène à l'époque des compositeurs, sauf dans quelques opérations ciblées.
Avec la naissance de la mise en scène moderne - nous sommes dans les années 1880 - les interprétations des chefs-d'œuvre des siècles passés en prose et en théâtre musical suivent une voie parallèle. À partir de la compagnie Meininger 7 et de l'expérience du Théâtre libre d'André Antoine, une approche du texte a été développée qui n'était pas simplement illustrative mais qui était à proprement parler une interprétation. La présence d'un interprète théâtral aux côtés d'un interprète musical devient incontournable jusqu'à nos jours.
Le but de la philologie musicale n'est jamais d'établir une "authenticité" chimérique de l'interprétation ; au contraire, avec le progrès des études, il s'agit de tirer parti d'une "vraisemblance" toujours plus grande par rapport aux méthodes d'exécution des siècles passés. En même temps, le travail d'un interprète théâtral sur le texte peut devenir l'allié naturel de la démarche musicale. Ce sont deux lignes droites qui vont dans des directions égales et opposées, la musique se tourne vers le passé, ce qui est offert aux yeux se tourne vers l'avenir. Et il doit en être ainsi. L'attitude fermée de nombreux metteurs en scène à l'égard du théâtre moderne est pour moi incompréhensible. J'apprends beaucoup des metteurs en scène avec lesquels je travaille ; quand on collabore avec un "interprète" au sens le plus élevé du terme, ma lecture musicale est profondément influencée par lui, tout comme son travail est structurellement influencé par ma lecture musicale. La limite, dans les deux cas, est l'arbitraire, même s'il est beaucoup plus facile d'être arbitraire dans l'interprétation musicale que dans la mise en scène.
L'histoire moderne du théâtre a profondément bouleversé l'approche et la structure du théâtre musical ; c'est un chemin irréversible. Interpréter le sens du texte même sans suivre littéralement les didascalies ou les indications de mise en scène, c'est faire avancer l'histoire du théâtre. Qui exigerait dans l'interprétation de Shakespeare d’en rester au Globe ? Pourquoi exigeriez-vous la même immobilité dans le cas d'un opéra de Verdi ou de Wagner ?
Ma devise est donc de ne pas céder au goût du public le plus facile, que ce soit en musique ou en mise en scène. Il s'agit plutôt de mettre le public au défi, de le mettre à l'épreuve, de faire éclater une certaine prévisibilité qui fait de l'opéra un événement muséal.
Comme je vous l'ai dit dans la première partie de l'interview, pendant mes années d'études, j'ai beaucoup fréquenté le Piccolo Teatro de Milan où j'ai formé mon goût pour le théâtre avec quelques grands noms comme Nekrosius, Dodin, Mnouchkine, Wilson, Stein, Brook - pour n'en citer que quelques-uns - et évidemment "notre" Strehler et Ronconi.
Quand je voyage pour le travail, j'essaie toujours d'aller dans les théâtres d'art dramatique des grandes capitales, comme la Comédie française ou le Berliner Ensemble.
Depuis que je suis chef d'opéra, j'ai la chance de ne travailler qu'avec de grands metteurs en scène, ce qui est un aspect positif de ma carrière très atypique. Je suis arrivé à l'opéra en tant que musicien mature, et grâce à "l'effet Bartoli", je n'ai pas fait beaucoup de rodage dans les petits théâtres. Je dois dire que j'ai très rarement travaillé avec des metteurs en scène qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient.
Il est évident que le metteur en scène doit connaître la musique, qui reste la première et la dernière base de son travail sur scène. Les théâtres devraient toujours être des laboratoires de créativité. Lorsqu'un directeur artistique se range au goût moyen du public, la mission de chacun d'entre nous est perdue. Il faut prendre des risques même si on fait une erreur. Je ne citerai pas de noms, mais lorsqu'à la première répétition le metteur en scène connaît le livret par cœur mot pour mot, même lorsqu'il propose une "métalecture" de l'opéra mais qui reste cohérente avec le contenu musical, dans ce cas il a droit à mon admiration. Le musicien (le chef d’orchestre, mais aussi les chanteurs) a la possibilité de grandir énormément dans ces situations.
Gérard Mortier disait que l'opéra était un genre mort et que seule la mise en scène le soutenait car c'était une création qui le faisait survivre.
Dans un certain sens, c'est vrai, mais je suis de l'idée que le chef d’orchestre crée aussi. Le metteur en scène travaille avec des concepts (il a de la chance) ; nous les chefs, nous travaillons avec des signes muets écrits sur une feuille de papier, des signes que nous ramenons à la vie. L'opéra est un miracle qui vit dans cette relation.
Y a-t-il un metteur en scène avec lequel vous aimeriez travailler ?
Il y a de nombreux metteurs en scène avec lesquels j'aimerais collaborer, l'un d'entre eux étant Barrie Kosky. Je sais que Cecilia, qui partage cette admiration avec moi, aimerait travailler avec lui sur un futur projet commun. J'ai vu beaucoup de ses travaux et j'ai tout apprécié. C'est un metteur en scène très éclectique, doté d'un merveilleux sens du théâtre et de l'émerveillement théâtral. Son Macbeth à Zurich avec Currentzis a été une révélation pour moi. De plus, Kosky fait de l'opérette d'une manière unique... Ah, oui. Comment l'opérette peut-elle être considérée comme un genre mineur ? Incroyable que certaines personnes pensent encore cela. Je suis un passionné d'Offenbach, un géant du théâtre musical que je dirigerai tôt ou tard.
Y en a-t-il d'autres ?
Ces dernières années, je voulais rencontrer Carsen, que j'ai toujours admiré ; cette année, j'ai travaillé avec lui, ce fut une expérience profonde : Orfeo ed Euridice à Rome 8 a été, de l'avis général, un grand spectacle. Rien sur scène, une étendue de sable ; juste la musique et le jeu d'acteur divinement façonné par la musique. Voilà du grand théâtre, qui creuse en profondeur. L'année prochaine, nous travaillerons à nouveau ensemble sur Il trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel, qui sera présenté au Festival de la Pentecôte à Salzbourg ; je suis ravi de le rencontrer à nouveau. Malheureusement, son Agrippina prévue pour octobre 2020 - qui aurait également marqué mes débuts à La Scala - a été annulée pour cause de Covid.
Il y a plusieurs metteurs en scène avec lesquels j'aime travailler : certainement le duo Moshe Leiser et Patrice Caurier à qui je dois beaucoup, puis Christof Loy : L’ Ariodante à Salzbourg 9 puis reprise à Monte Carlo 10 était une belle collaboration ; j'aime aussi beaucoup son Alcina à Zurich, toujours avec Cecilia, mais que je n'ai pas dirigé 11
Avez-vous travaillé avec Michieletto ?
Oui, j'ai travaillé avec Damiano Michieletto à plusieurs reprises. J'aime son côté échevelé, je ne dirai pas provocateur car il n'est jamais vraiment provocateur mais, par exemple, j'ai dirigé une reprise de son Elisir d'Amore "de la plage" à Madrid, qui a été détesté par la critique espagnole tant pour la mise en scène que pour ma direction (rires). En fait, je pense qu'ils ont détesté beaucoup plus ma direction que la mise en scène (rires à nouveau). Il est amusant de voir comment une même production peut provoquer des réactions complètement différentes (Note de la rédaction : la production est présentée avec succès en Italie depuis des années). D'un point de vue esthétique, je trouve le travail de Damiano sur le Belcanto extrêmement intéressant, et sur un titre aussi célèbre qu'Elisir, dont il déconstruit tous les lieux communs ; j'ai fait exactement la même opération dans l'orchestre avec les excellents éléments du Teatro Real (permettez-moi aussi de mentionner l'excellent chœur) qui soutenaient en tous points ma vision de l'opéra (attention : dans un respect total de la partition !). C'est un bel exemple de ce que je disais plus haut : un mariage réussi entre la philologie musicale et l'avant-garde théâtrale.
Bieito est également un metteur en scène très stimulant. Il y aurait trop de noms à mentionner. Eh bien, la limite, c’est parfois que les grands metteurs en scène travaillent trop pour maintenir un haut niveau d'originalité et de réflexion. Derrière une mise en scène, il y a une quantité folle de travail et je ne pense pas qu'on puisse faire dix mises en scène par an (c'est la même chose pour les chefs d'orchestre !).
Et Tobias Kratzer?
Il est lui aussi l'un des grands talents émergents. J'ai vu son Götterdämmerung à Karlsruhe, il y avait beaucoup d'idées, très intéressantes. J'ai également entendu parler de son Guillaume Tell à Lyon et de son dernier Tannhäuser à Bayreuth 12, que je reverrai. Lorsqu'un metteur en scène stimule l'intelligence du spectateur, il a mon appui inconditionnel.
Je pense que nous avons fait un tour d’horizon très complet et je vais donc vous laisser tranquille… Mais une dernière question : dans la situation actuelle, avez-vous idée des spectacles ou les concerts qui auront lieu, ceux qui sont incertains, ceux qui sont déjà annulés ? Comment se portent les artistes en Italie ?
La situation, après presque un an de pandémie, est très grave et lourde. Les artistes sont en grave difficulté en Italie comme dans le reste du monde. Personnellement, j'ai raté des débuts importants comme à la Scala de Milan ou à Glyndebourne ; mes débuts à la Staatsoper de Vienne le mois prochain 13 sont aussi remis en question. Ce que je trouve particulièrement critiquable, c'est qu'il n'y a pas eu d'approche européenne commune dans le domaine culturel. En Espagne, les théâtres sont toujours restés ouverts au public. Il y a quelques semaines seulement, j'ai dirigé Les Musiciens du Prince à Monte Carlo avec un public dans la salle Garnier 14 voir ci-dessous le lien vers notre critique)). Pour autant que nous sachions, il n'y a pas d'infection parmi les musiciens, ni dans le public. C'est une décision franchement incompréhensible de fermer les salles en premier et de les rouvrir en dernier. S'il existe une Europe commune de la culture, si elle n'est pas seulement un slogan sur les lèvres des politiciens qui n'ont jamais mis les pieds dans un théâtre, alors il est temps qu'elle élève la voix et se fasse entendre dans le monde entier !
References
1. | ↑ | NdR : qui font époque |
2. | ↑ | Ottaviano Petrucci (1466-1539) est un imprimeur qui a considérablement contribué à faire naître l’édition musicale en diffusant les œuvres de son époque. |
3. | ↑ | H. Breidenstein, Mozarts Tempo-System, Tectum, Baden-Baden 2019 |
4. | ↑ | NdR : Radio Svizzera Italiana |
5. | ↑ | NDLR : c’était la production qui insérait la trame dans la France de la Résistance, voir https://blogduwanderer.com/salzburger-festspiele-2013-norma-de-vincenzo-bellini-le-24-aout-2013-dir-mus-giovanni-antonini-ms-en-scene-patrice-caurier-moshe-leiser-avec-cecilia-bartoli |
6. | ↑ | Historically informed Performance : les groupes qui travaillent de manière philologique |
7. | ↑ | Sans doute la compagnie qui annonça le naturalisme au théâtre, qu’André Antoine vit à Bruxelles et qui donna de 1879 à 1890 des représentations dans toute l’Europe |
8. | ↑ | Mars 2019 |
9. | ↑ | en 2017 |
10. | ↑ | en 2019 |
11. | ↑ | Prod. 2014, Ved. (en français) https://blogduwanderer.com/opernhaus-zurich-2013-2014-alcina-de-georg-friedrich-haendel-le-7-fevrier-2014-dir-mus-giovanni-antonini-ms-en-scene-christof-loy-avec-cecilia-bartoli |
12. | ↑ | NdR : ces deux productions en 2019 |
13. | ↑ | NdR : La Cenerentola, fin février |
© Monika Rittershaus (Iphigénie en Tauride)
© Hans Jörg Michel (Norma)
© Fabrizio Sansoni (Orfeo ed Euridice)
© Teatro Real(Sito) (L'Elisir d'amore)
Un commentaire
Conosco personalmente Gianluca da decenni, da quando ancora giovanissimo lo ammiravo come organista e direttore di musica barocca ( Il Canto di Orfeo ) e da subito pensai che "avrebbe fatto molta strada". Cosa che è puntualmente avvenuta e che sono sicuro proseguirà con crescente successi e considerazione di pubblico e critica. Ho trovato questa intervista molto interessante e mi ha fatto scoprire alcuni aspetti veramente inaspettati ( quale la sua passione – da me condivisa – per Wagner ). Bravo anche come intervistatore Guy Cherqui , che ebbi modo anche di sentire molti anni fà a Milano quando credo aveva un incarico "musicale" al Centre Francaise .