L'Opera Award 2019 de la meilleure salle vient couronner la décennie qu'Aviel Cahn vient de boucler à la tête de l'Opéra des Flandres. Son arrivée au Grand Théâtre de Genève s'annonce d'emblée comme un événement et un tournant majeur. L'attente est forte et il a su y répondre en proposant une saison taillée sur mesure avec la ville de Genève. Aviel Cahn a voulu des œuvres et des thématiques en écho avec la tradition humanitaire, la recherche scientifique ou la tolérance religieuse. En marge de l'analyse que nous venons de publier, nous avons rencontré le nouveau directeur du Grand Théâtre pour parler art contemporain, littérature, théâtre... bref : opéra.
Votre parcours de vie vous a mené de Zurich, où vous êtes né, à Pékin, Helsinki et Berne, avant de retourner en Europe où vous avez dirigé l'Opéra des Flandres. Comment s'est déclenchée cette passion pour l'opéra ?
Elle est venue très tôt, dès l'époque où j'étais un petit garçon. Mon père était journaliste culturel à Zurich, je l'ai accompagné au concert et la passion est venue tout de suite. J'ai grandi avec les productions de Ruth Berghaus, Bob Wilson, le jeune Claus Guth… mais toujours avec ce regard d'enfant. C'est sans doute la raison pour laquelle j'ai toujours eu un rapport très détendu avec l'opéra. Je ne l'ai jamais placé sur un piédestal, je ne m'interdis pas de le critiquer.
Pourquoi avoir choisi d'opter pour des études de Droit plutôt que la musique ou un autre domaine comme la littérature ou la philosophie ?
Ce sont des études qui servent toujours, surtout pour gérer une grande entreprise comme une salle d'opéra. Je voulais étudier quelque chose qui puisse me servir sur l'aspect pratique. Je pratiquais déjà l'opéra, le théâtre, ma musique, je n'avais pas besoin d'aller à l'université pour étudier ça. Je voulais simplement compléter mes compétences.
Fréquentez-vous le théâtre parlé ?
Oui, depuis toujours. J'accompagnais mon père même s'il était davantage porté vers les concerts symphoniques que vers le théâtre ou l'opéra. J'ai joué au théâtre dans mon enfance mais il me manquait cette plus-value que représente la musique et le chant. Je me sens plus chez moi à l'opéra qu'au théâtre. L'opéra est une forme d'art plus globale que le théâtre. Ceci dit, le théâtre est par définition, le lieu où les choses peuvent bouger, épouser l'actualité. Au théâtre, on peut facilement développer de nouvelles écritures, de nouvelles mises en scènes. À l'opéra, c'est plus difficile. Je vais souvent au théâtre pour m'informer et me tenir au courant de ce qui se passe dans le monde de la scène.
Le théâtre est-il en avance sur l'opéra ?
Concernant les possibilités qu'offre le spectacle vivant d'aujourd'hui, certainement oui. L'opéra se tient un peu en retrait, il observe le théâtre de loin. Je m'attache à découvrir de nouveaux talents pour les porter à l'opéra. Le théâtre nous montre la voie vers l'innovation et de nouvelles possibilités.
Votre décennie à la tête de l'Opéra des Flandres vient d'être couronnée de l'Opera Award récompensant la meilleure salle d'opéra au monde. Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé à la tête de cette institution à seulement 33 ans ?
J'ai été contacté par plusieurs personnes qui s'intéressaient à ce que je faisais à l'opéra de Berne. J'avais des connaissances en Flandres, ils m'ont encouragé et les choses se sont bien enchaînées. Dans le comité de sélection, il y avait Serge Dorny. Il était convaincu que je faisais partie des gens qui pouvaient apporter quelque chose à cette institution. Je suis très heureux d'avoir pu lui donner raison.
Serge Dorny ou Gérard Mortier comptent-ils parmi les personnalités qui vous ont inspiré ?
J'ai suivi d'assez loin le travail de Mortier, je ne faisais pas partie de son cercle de relation. J'étais trop jeune du temps où il dirigeait le Théâtre de la Monnaie, j'ai surtout connu l'époque de Salzbourg et de la Ruhrtriennale. Serge Dorny c'est différent. Serge est un collègue que j'ai connu par le réseau Operaeuropa dès l'époque où j'étais directeur de l'Opéra de Berne. On a eu de beaux échanges, je le considère vraiment comme un visionnaire. Je dois aussi parler d'Alexander Pereira à Zurich qui a programmé une multitude impressionnante de productions et d'écritures scéniques différentes, des plus modernes aux plus réactionnaires… de véritables Galeries Lafayette (rire) ! J'en ai profité pour voir beaucoup de spectacles et beaucoup apprendre. Mon expérience à Berne m'a beaucoup appris également. Cette maison réunit théâtre, danse et opéra sous le même toit. C'était la situation idéale pour réaliser ce qu'il était possible de faire, surtout quand un domaine s'inspire d'un autre, utilise les moyens et les attitudes de l'autre. Je dois également évoquer ma collaboration avec Sidi Larbi Cherkaoui à l'Opéra des Flandres. En tant que chorégraphe, il vient d'un autre monde et il apporte une réflexion très enrichissante, une façon différente de concevoir.
Un ouvrage volumineux "Opera out of the box" illustre les années que vous avez passées à l'Opéra des Flandres. Quelles sont les productions ou les expériences dont vous êtes le plus fier durant cette décennie ?
Ma collaboration avec Calixto Bieito, même s'il était déjà très connu quand je suis arrivé. Nous avons fait ensemble un Mahagonny qui a marqué une rupture, une étape importante. Je pense également à quelqu'un comme Jan Fabre et surtout le développement d'un talent comme Tatjana Gürbaca qui était très jeune quand je lui ai confié la mise en scène de Parsifal. Je suis très fier de savoir qu'elle va mettre en scène le prochain Ring à Bayreuth en 2020. D'une manière générale, j'ai adoré former des équipes avec des personnes qui n'avaient la plupart du temps, jamais travaillé ensemble, ou bien inviter à l'opéra des personnalités venant d'une autre sphère, comme l'acteur Christoph Waltz pour Rosenkavalier par exemple. Des metteurs en scène comme Michael Thalheimer ou Luk Perceval… ce sont des gens qui pensent différemment l'opéra. Ils le connaissent parfaitement, mais surtout ils expriment une sorte de méfiance envers l'opéra. Ça oblige également à réfléchir au type de chanteur qu'il faut engager, quel chef d'orchestre aussi. J'avais très peur avec Eliahu Inbal et Tatjana Gürbaca… un chef âgé qui n'a pas souvent dirigé en fosse et elle, très jeune, qui débutait également. J'ai organisé une rencontre dans l'appartement d'Inbal à Paris. Tout s'est parfaitement déroulé, il y a eu une relation père-fille qui a donné quelque chose de très positif pour le spectacle. Je suis là pour déclencher et accompagner des processus, c'est très important. On ne peut pas seulement noter des noms sur une feuille en espérant que tout va bien se passer.
La question de l'identité est une question centrale en Belgique. A-t-elle joué un rôle dans votre travail ?
Cette question est très sensible en Flandres mais, vous savez, à Zurich, les gens parlent mal le français, et à Genève… très mal l'allemand. En Belgique c'est à peu près la même chose, en ajoutant que le public francophone est moins intéressé au style de productions qu'on a pu monter là-bas. À Genève, on parle français mais c'est avant tout une ville de culture suisse, pas de culture française. J'entends beaucoup parler allemand dans les spectacles. Genève est une ville beaucoup plus mixte qu'une ville comme Lyon ou même Paris.
Vous avez programmé cette saison La Juive et Les Bienveillantes. Un tel spectacle pourrait-il être montré partout ?
J'aime qu'une dramaturgie soit cohérente, avec une logique des pièces, une raison d'être des œuvres et une combinaison de certains styles. Ce n'était évidemment pas un hasard si j'ai décidé de monter La Juive d'Halévy avant la création d'Hèctor Parra d'après le roman de Jonathan Littell. Je veux que le public vienne voir les spectacles durant toute la saison et pour cela, on cherche un fil conducteur. Idéalement, c'est comme faire un parcours ensemble. Ça crée un réseau de correspondances et ça enrichit la pensée. Une saison ne doit pas être conçue comme un assemblage d'œuvres alternativement sérieuses et drôles. Il faut penser plus large : proposer une dramaturgie de saison.
Les Bienveillantes sont repris à Nuremberg et Madrid, avec d'autres programmations et dans d'autres logiques.
Il est normal qu'un spectacle puisse suivre sa route et évoluer indépendamment dans d'autres salles devant des publics différents.
Pensez-vous qu'on puisse monter ce spectacle à Genève ?
C'est possible mais ce n'est pas une priorité. Il y a d'autres thématiques à Genève, dans la mesure où je veux construire un projet en lien avec la ville et la région. Même si l'on pense à la Seconde Guerre mondiale, la situation ici n'est pas comparable avec la Belgique qui a été envahie par l'armée allemande; il y a même eu des camps de concentration et une collaboration. Le spectacle prendra une signification toute particulière à Nuremberg, mais également à Madrid, où plane encore l'ombre du franquisme.
Votre saison s'intitule "Oser l'espoir". Vous avez voulu introduire l'opéra dans la cité, mais aussi le mettre en relation avec de nombreuses questions sociales et politiques comme l'immigration, les religions, la démocratie… En quoi l'opéra apporte-t-il une réponse à ces thèmes ?
C'est au XIXe siècle que l'opéra a été le plus influent et cette influence est retombée au XXe. J'ai été très marqué par mon expérience en Finlande. J'ai découvert là-bas qu'on créait beaucoup de nouveaux opéras, avec des thématiques souvent liées à l'Histoire et à l'esprit de cette nation assez jeune. On parlait dans ces opéras de la fierté d'un pays longtemps dominé par ses voisins russes ou suédois. Ces créations mondiales étaient très fréquentées, il y avait beaucoup de public. Je me suis dit qu'il devait y avoir une raison. Bien sûr il y a le fait que certains compositeurs sont comme des héros nationaux, de Kaija Saariaho en passant par Einojuhani Rautavaara. Les compositeurs n'hésitent pas à prendre des thématiques qui parlent à un public moderne, ce n'est pas seulement de l'art pour l'art ou le divertissement de quelques intellectuels mais quelque chose qui veut parler et toucher un public d'aujourd'hui. J'ai voulu m'en inspirer en confiant à Christian Jost la création mondiale de "Voyage vers l’espoir", opéra fondé sur le film du même titre de Xavier Koller. Ce film date de 1991 et il parle du drame des migrants. Tout cela prend une nouvelle signification aujourd'hui et j'ai trouvé intéressant de monter ce projet dans la ville qui accueille le siège du Haut-Commissariat pour les réfugiés.
L'inclusion est un thème à la mode. L'opéra doit-il s'adapter au public ou bien au contraire chercher à l'éduquer ?
Il faut faire les deux ! J'ai programmé des choses très classiques dans les Flandres. Le secret d'une saison réussie, c'est le mélange juste de tous les ingrédients. C'est comme un repas équilibré : on ne mange pas uniquement du chocolat ou uniquement des harengs (rire).
Cette saison est rythmée par deux grandes productions, Einstein on the beach et Saint François d'Assise - deux versions très différentes de la modernité musicale du XXe siècle…
Oui, ce sont deux pôles de modernité très différents et aussi deux œuvres qui parlent au public d'aujourd'hui parce qu'elles sont très "événementielles". Genève est une ville inspirée par la diversité religieuse et par la tolérance (même si Calvin n'était pas toujours très tolérant…). Ces grands penseurs ont marqué la ville avec, de l'autre côté, la science et la tradition de la pensée hébraïque. Il y a aussi chez Messiaen ce rapport à la science, avec son l'intérêt pour l'ornithologie ou bien le rapport des sons avec les couleurs. Entre ces deux pôles, il y a Les Huguenots de Meyerbeer… c'est un peu le triangle des géants (rire). Ces œuvres sont importantes pour la question de la foi et les valeurs qu'elle représente. Je viens d'une famille assez religieuse. Sans que ce soit nécessairement un conflit, on se posait toujours la question des limites d'une foi essentiellement religieuse. Qu'est-ce que ça donne ? et pourquoi ? comment notre monde appréhende-t-il la notion de foi ? On pensait l'avoir géré correctement ce problème en Europe, mais on s'est trompé. Au Moyen-Orient, ça ne fonctionne pas du tout. On va voir avec le Brexit si le conflit irlandais entre catholiques et protestants va reprendre ou non. La foi nous inspire et nous fait peur.
Est-ce également une bonne occasion de revisiter des œuvres qui ont marqué leur temps par une certaine forme de mise en scène: importance particulière de Einstein on the beach, ce premier opéra ?
Oui, pour Einstein on the Beach, c'est l'idée de renouveler une scénographie des années 1980, très datée aujourd'hui. J'ai voulu un Einstein plus technologique, un spectacle d'aujourd'hui. J'aime le travail de Daniele Finzi Pasca, c'est un artiste très visuel qui a parfaitement compris qu'il ne fallait pas faire de dramaturgie à l'allemande. Pour Saint-François, c'est la même chose. On ne peut pas s'en tirer avec avec une dramaturgie psychologisante. J'ai voulu et l'occasion de travailler avec Adel Abdessemed, un artiste plasticien. Ce n'est pas la première fois qu'un sculpteur ou un peintre met en scène un opéra mais je voulais également travailler avec un artiste qui vient d'une sphère éloignée de celle qui est généralement rattachée avec Messiaen. J'ai discuté avec des catholiques belges et ils m'ont dit combien le catholicisme naïf de cette œuvre leur était insupportable. J'ai trouvé ce commentaire intéressant et j'ai qu'un artiste venant du monde musulman tirerait sans doute des conclusions très différentes.
Le Regietheater est-il selon vous dans l'impasse d'une certaine forme de tradition ?
Le Regietheater avait sa raison d'être dans les années 1980-1990. Je trouve très importante l'analyse et la recherche du message que porte une œuvre pour notre temps. L'esthétique, c'est autre chose mais l'analyse intellectuelle reste très valable. Quelqu'un comme Peter Konwitschny est toujours capable de faire des mises en scène très importantes pour notre temps, comme il l'a montré dans La Juive à Anvers.
Certaines mises en scènes de l'Enlèvement au sérail ont donné lieu à des polémiques. Je pense à Hans Neuenfels, Calixto Bieito ou récemment Martin Kušej. Est-il risqué de programmer cette œuvre dans le contexte politique actuel ?
Risqué, je ne sais pas. Disons… problématique. Le thème est sérieux mais le livret est ridicule, plein de gags pour petits enfants avec un racisme de bas étage. Ça laisse donc le champ libre pour explorer d'autres propositions avec un livret différent. Luk Perceval est quelqu'un de très fin, avec une grande sensibilité au texte. Son esthétique n'est pas du tout celle du jeune Bieito. Je voulais pour ce texte, le regard d'une femme. Aslı Erdoğan est non seulement un auteur de grande qualité mais elle a connu la prison en Turquie, elle porte en elle quelque chose qui peut toucher, comme en témoigne l'éditorial qu'elle a écrit pour le programme de la saison.
On a débuté avec Einstein, on termine avec "la Plage" – un projet confié à votre dramaturge Clara Pons.
J'ai voulu montrer que le Grand Théâtre était une maison vivante, que les spectacles ne s'arrêtaient pas quand les lumières s'éteignaient le soir. J'ai voulu que le lieu devienne un lieu de rencontre où l'on peut discuter sur les œuvres et puis également faire venir dans ce lieu des gens qui ne le connaissaient pas. On revient à cette idée d'inclusif, oui. La plage est le lieu idéal pour cela.