Quand on évoque Les Châtiments on pense généralement à Victor Hugo mais le titre est également celui projet inabouti de Franz Kafka de réunir en une trilogie (Strafen) le Verdict, la Métamorphose et la Colonie pénitentiaire. Kafka s'inspira pour l'occasion du titre de la collection Der jüngste Tag (traduction française : "Le Jugement dernier") de l'éditeur Kurt Wolff - collection dans laquelle parut La Métamorphose en 1915. Les 12,14 et 16 février 2020, l'opéra de Dijon met à l'honneur création contemporaine et expressionnisme littéraire allemand, avec cette commande passée au compositeur Brice Pauset, qui réalise ici la Trilogie de Kafka, dans une adaptation de Stephen Sazio. Nous rencontrons Brice Pauset qui nous parle de cette partition et des enjeux qu'elle sous-tend par rapport au matériau littéraire et les résonances qu'elle met en œuvre dans son écriture.
Pouvez-vous nous parler de la naissance de ce projet ? Comment vous l'êtes-vous approprié ?
À la base, mon idée de réaliser un opéra s'est adossée à deux grandes questions et non pas à un choix de textes à proprement parler. Je voulais partir des idées pour ensuite, me concentrer sur le livret adéquat pour les réaliser. Ma première idée tournait autour de la façon dont la chose que l'on nomme "État" s'inscrivait dans le corps de ses sujets. Dans un deuxième temps, je m'intéressais à ce renversement de l'horizon d'espérance entre les générations. Dans un passé assez proche, les parents pensaient encore que leurs enfants allaient vivre mieux qu'eux mais aujourd'hui, on assiste à un renversement drastique de cette pensée. Je tournais en rond quant à la matière littéraire. J'avais commencé à lire les ouvrages du philosophe coréen Byung-Chul Han sur l'État et le corps. Dans une note de bas de page, il mentionnait ce projet de Kafka de rassembler sous la forme d'un triptyque intitulé "les Châtiments", le Verdict, la Métamorphose et la Colonie pénitentiaire. Le projet était d'abord pour Kafka un projet littéraire avant parler d'adaptation scénique.
La liste des compositeurs qui se sont intéressés à Franz Kafka est relativement courte : Levinas, Manoury, Kurtag, Maderna, Von Einem et Glass. En revanche, vous êtes le seul à vous être attaqué directement à un triptyque et non pas une œuvre séparée. Quelle continuité et quel fil rouge distinguez-vous parmi ces trois œuvres ?
Dramaturgiquement, je trouve que le fait d'apparaître en triptyque surmultipliait la dimension prophétique de chacun des textes. Deleuze disait d'ailleurs de Kafka qu'il était un prophète qui ignorait ce qu'il prophétisait. Un premier acte (le Verdict) est plutôt ramassé, c'est une scène d'intérieur ; le second (la Métamorphose) est tout aussi ramassé, malgré une profusion de personnage et des détails tels qu'on pourrait presque désigner le quartier de Prague dans lequel se situe la scène. Puis… une grande coupure : la Colonie pénitentiaire. La scène se déroule ici en extérieur, dans un lieu indéterminé. On y parle français, il y règne une application de la loi particulière… il fait chaud, on transpire. On est dans un ailleurs extériorisé par rapport aux deux premiers actes. Je note également une absence de figure féminine, en dehors de la prise en charge du féminin par la machine – et ce mariage quasi mystique entre l'officier et la machine. Ce déséquilibre et cette continuité produisent une dramaturgie d'ensemble profondément convaincante à mon sens. J'ai attribué aux pères une voix de ténor, une voix vigoureuse. Les fils, en revanche, sont des barytons plutôt courbés, à l'inverse de l'imagerie que propose l'opéra traditionnel.
Dans la métamorphose, le rapport père fils se poursuit mais amplifié en fils-famille. Il y a également cette double métamorphose du fils et celle, graduelle, de la famille qui se transforme en relation avec les apports extérieurs comme par exemple le gérant, les locataires etc. Dans le troisième acte, il y a une double absence et cette figure de la loi qui se substitue à la figure du fils et du père. La thématique centrale, c'est l'incarnation de l'État par ses topiques juridiques et en même temps, le rapport de soumission, accepté et désiré par l'officier. Et puis, il y a ce renversement complet au moment où l'officier questionne le voyageur au sujet du système pénal et l'autre répond que non. L'officier préfère alors se sacrifier et rester dans la Foi, dans l'acception que la machine est la représentation ultime de la Loi et faire corps - littéralement - avec elle. On peut dire aussi que l'extériorité topographique de la Colonie pénitentiaire résulte d'un amplification métaphorique des entités déjà présentes dans les deux volets précédents.
Dans deux cas (le Verdict et la Colonie pénitentiaire), les récits butent sur une phrase finale énigmatique…
Ces moments épiphaniques sont des moments où le sens se dérobe à la narration. Je trouve ça fascinant. Il y a la dernière phrase du Verdict ("chers parents, je vous ai toujours aimé") et puis une autre aussi, dans la discussion entre Georg et sa fiancée. Celle-ci lui reproche la relation qu'il a avec cet ami expatrié en russie et Georg répond : "oui, c'est notre faute à tous les deux". Dans les deux cas, ce sont des phrases mystérieuses. Souhaitant poursuivre le travail des grands ancêtres que sont pour moi Bryan Ferneyhough et Helmut Lachenmann, je ne voulais pas rompre avec le genre opéra mais le pousser vers une forme d'abstraction formelle et renouer avec une certaine forme de réalisme et forme de narration. Je ne voulais pas non plus perdre de vue les leçons qu'on pouvait tirer dans cette disjonction entre la narration et flux musical. Il y a une incidence entre la logique narrative qui a une incidence sur ce qui est représenté sur scène et puis ce qui se passe dans la musique au même moment. J'aime créer un grand flottement pendant lesquel la musique prend une très grande place pour ensuite se résorber tandis que le récit continue. Ce n'est pas forcément conscient chez Kafka mais il y a dans la récitation des légendes hassidiques, ce moment où l'on se concentre sur certaines lettres. On finit par psalmodier sur ces lettres et même dans certaines traditions, on choisit parfois ces lettres au hasard. Ça m'intéressait beaucoup ici de reprendre ce procédé. Tout comme la question de la prophétie sans sujet et la question du mariage mystique… tout cela est typiquement hassidique.
Kafka parle de l'absurde comme d'une quête de sens. On cherche une explication, on se heurte à l'autorité, qu'elle soit paternelle ou étatique. Deux textes essentiels parlent de l'accès impossible à la Justice chez Kafka : la parabole de la porte de la Loi dans le Procès et la Lettre au père. Voyez-vous un sens dramaturgique derrière ces données philosophiques kafkaïennes ?
J'ai lu ces deux textes et puis j'ai écouté le type de langage que ces textes proposaient, au niveau phonétique et acoustique dans la mesure où c'est un allemand très particulier : le Prager Deutsch. Il existe des documents sonores étonnamment nombreux (une interview de Max Brod et des enregistrements de poètes et poétesses praguoises). J'ai récolté tout ça et j'ai travaillé sur ce dialecte, avec des structures syntaxiques différentes et une insistance sur les monosyllabes qui n'existent pas dans l'allemand traditionnel. J'ai utilisé à la lettre ce que j'appelle avec humour le onzième commandement : "tu n'interprèteras point". Le résultat, c'est qu'on a une réception de la voix chantée aussi proche que possible de la voix parlée. Le chant n'allonge pas forcément le temps du texte. Sauf à trois reprises où je cède à la tentation de l'aria, car il faut bien sacrifier aux exigences de l'opéra : d'abord dans la Métamorphose avec la lamentation de Grete qui réalise que les études de violon sont terminées, que l'argent ne rentrera plus etc. Ensuite, lorsque l'officier raconte avec beaucoup de nostalgie au voyageur qu'à l'époque de l'ancien commandant, la machine marchait à plein régime et enfin, à la conclusion de l'ouvrage, la lecture de l'épitaphe qui se termine par ces mots : "Priez et attendez".
Contrairement aux traductions qui n'en tiennent pas compte, la prose de Kafka est très massive, sans aucun paragraphe et très anti-théâtrale. Chanter cette langue est-il un paradoxe ?
Oui mais en même temps, je trouve qu'il y a dans cette langue des éléments intéressants, sans pour autant les qualifier directement de musicaux. Je pense notamment à l'acceptation pleine et entière chez Kafka, de répéter des mots et assumer des redondances lexicales extrêmement marquées ("Apparat", "Kommandant") qui reviennent comme des signaux lexicaux très insistants, parfois sept ou huit fois dans la même page. Cela crée une sorte de refrain hypnotique, comme une maladie qui finit par avoir une incidence sur la langue. C'est évidemment le cas avec le syndrôme de l'officier, paranoïaque nostagique et mélancolique et qui vire obsessionnel compulsif. J'ai été frappé de trouver dans cette langue massive, une omniprésence du style direct. C'est parfois un peu moins marqué, comme dans la première partie du Verdict, où il a fallu faire dire des choses à la fiancée à Frieda, mais dans la Colonie pénitentiaire, tout est prêt à 90%.
Il y a chez Kafka cette causalité inconnue, et le poids qu'elle exerce sur les personnages. Les exégètes de Kafka se répartissent en fonction des lectures : la lecture "juive" de Max Brod selon laquelle Kafka est un saint qu'il faut lire sous l'angle de la sainteté, la lecture "freudienne" que Kafka lui-même trouvait contestable, et puis la lecture "sociale", volontiers flaubertienne de Nabokov. Où se situe votre Kafka ?
Je pense que Nabokov avait vu juste. Dans la semaine où il a écrit la Métamorphose, Kafka a lu son texte à des groupes d'amis et les témoignages indiquent que les gens riaient aux larmes. C'est évidemment très étonnant et presque contre intuitif, pour nous qui baignons dans une lecture existentialiste de Kafka une tradition exégétique d'une lecture du négatif. On oublie souvent que Kafka était un consommateur effréné du cinématographe. J'ai lu un ouvrage de Hanns Zischler, un chercheur qui a reconstitué le calendrier de Kafka spectateur de cinéma. Il a retrouvé les films qu'il avait vus et les rapports très étonnants avec les textes qu'il écrivait au même moment, comme le meeting aérien de Brescia par exemple. Kafka adorait les films muets, et particulièrement cet humour débridé qu'on appelle le style "slapstick". Dans la Métamorphose, quand le père bombarde son fils de fruits et légumes, c'est vraiment ça.
L'absurde et l'humour sont pour Kafka un échappatoire nécessaire à l'absence de Dieu. Vous avez démontré dans Wonderful Deluxe que la comédie pouvait se combiner avec le message philosophique d'un opéra. Comment avez-vous introduit musicalement, le sentiment de comédie et de dérisoire dans les Châtiments ?
Il y a une manière directe et indirecte d'introduire l'humour. La première c'est un comique de situation, comme dans cette scène de la Métamorphose qui donne lieu à un véritable bazar sur scène : la mère évanouie, la sœur qui lui fait respirer des sels, Gregor qui dévore des légumes et le père qui le bombarde... Les américains appellent cela du Mickeymousing, chaque action correspond à un événement sonore extraverti et parfaitement calibré pour souligner l'action visible. L'humour peut naître indirectement du travail sur la matière instrumentale et vocale comme par exemple ces moments d'isolement de Gregor avec ces bruits de conciliabules dans la pièce d'à côté. Il y a des refrains extrêmement travaillés des articulations et du bruit avec des systèmes de hauteurs paradoxales, on entend une musique qui à la fois monte et descend. Je suis parti du principe que le texte insistait sur le fait qu'il ne sait pas bien utiliser ses nouveaux membres moteurs. J'ai même rêvé ça en écrivant la pièce et en recherchant des effets de mouvement avant et arrière. À chaque refrain, il y a des couches qui se superposent et à la fin, ça devient une surarticulation de bruits en tous genre, extrêmement millimétriques et très micro articulés. C'est pensé comme de la musique électronique alors qu'il n'y a que des sons acoustiques. J'ai poussé au maximum tous les paramètres des instruments en gardant à l'esprit que la mise en scène de David Lescot devait pouvoir se déployer sans contrainte technique.
Comment représenter sur scène des éléments aussi fantastiques qu'une métamorphose en insecte géant ?
Dans le cas de Gregor, on a pris au pied de la lettre l'idée de transformation. On est tombé d'accord, David Lescot et moi, sur une source d'inspiration comme la Mouche de David Cronenberg. Mariane Delair et Cécile Kretschmar ont réfléchi aux costumes, et celui de Gregor est constitué de bosses, de pédoncules superfétatoire… tout cela d'un réalisme surprenant. J'ai pris au pied de la lettre le fait que Kafka parlait à plusieurs reprises de l'incompréhension croissante de l'élocution de Gregor. Le gérant frappe à la porte, il ne comprend pas un traître mot de ce qu'il dit. Il y a un devenir-insecte qui est en mouvement durant tout l'acte. J'avais imaginé un traitement électronique de la voix mais ça posait trop de problèmes avec le suivi de localisation et l'amplification de l'orchestre… À la place, j'ai utilisé un madrigal à six voix dans la fosse, avec des techniques vocales particulières et des accessoires comme des gobelets pour reproduire des effets de sourdine en synchronicité avec le baryton sur scène. Le devenir-insecte de Gregor se fait entendre avec l'utilisation d'éléments non nobles de la voix humaine, c'est-à-dire des consonnes (fricatives, chuintantes, explosives…) qui sont de plus en plus présentes jusqu'au dernier appel qu'il lance à sa sœur, à la toute fin. Gregor mime le chant mais rien ne sort et tout se réalise dans le madrigal. En opposition, quand il dit "et maintenant ?", il chante sur une mélodie hassidique tandis que revient une dernière fois, la vocalité et la musique type Wesendonck-Lieder, une musique qui monte et qui descend…
Quel effectif avez-vous déterminé ?
À très peu de choses près, j'ai voulu l'orchestre de la 7e de Bruckner. C'est un effectif très conséquent, avec des bois par deux, une troisième clarinette pour avoir une clarinette basse, huit cors, des Wagnertuben, trois trompettes et trois trombones, un tuba, des timbales, cinq parties de percussions, un piano et une harpe.
Et les voix ?
Trois chanteurs cumulent plusieurs rôles : Allen Boxer qui fait les fils (Georg, Gregor et l'Officier). Il en voit de toutes les couleurs car il meurt trois fois, de trois manières différentes (rires). C'est impressionnant de le voir ramper sur deux doigts avec sa grande carrure. Ensuite, Michael Gniffke joue le Père de Georg et de Gregor, puis le Voyageur. Je l'avais découvert à Dijon dans le Wozzeck mis en scène par Sandrine Anglade. J'aime la façon dont il alterne entre père sénile et Dieu terrifiant. Je lui ai fait regarder dans le Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel, le rôle du commandant de gendarmerie déjanté que joue Claude Pieplu. Il a parfaitement saisi ce que je voulais : le profil du fonctionnaire de la Société des Nations qui rédige un rapport qui est immédiatement rangé dans une armoire. Et puis Emma Posman, que j'ai découvert à Salzbourg et qui joue les rôles de Frieda, la fiancée et Grete, la jeune sœur. Dans les rôles secondaires, Ugo Rabec chante le Gérant et le Soldat qui lit une partie de l'épitaphe. Il y a plusieurs rôles plus localisés qui circulent du madrigal en fosse à la scène et puis un rôle muet : Grégoire Lagrange, excellente incarnation du Condamné dans la Colonie pénitentiaire, une sorte de Rantanplan, toujours à côté de l'action…
Quels sont vos projets ?
Je termine une pièce pour violon classique et pianoforte pour un festival, une commande de Ilya Gringolts et Kristian Bezuidenhout, un concerto pour piano avec l'orchestre de la WDR de Cologne et des pièces qui font partie de la même constellation que les Châtiments. Ce sont des pièces qui décrivent les symptômes préparatoires de notre époque : une pièce qui sera jouée à l'IRCAM avec le Klangforum de Wien, sur la question de l'interjonction entre cinéma et psychanalyse, une sorte de méditation audiovisuelle sur Vertigo et la lecture lacanienne de ce film, une pièce autour des nouvelles formes de narcissisme avec l'Ensemble intercontemporain puis des lieder pour orchestre autour de la thématique de la face cachée des idoles avec Anna Prohaska sur des poèmes de Marilyn Monroe et puis une pièce sur la question de la représentation du monde et de sa surveillance, la question de l'information et du silence, le silence comme information et information passée sous silence pour instruments à faible bruit : viole d'amour, clavicorde et théorbe, électronique et amplification d'enregistrements de silence…
Et puis deux rêves pour terminer : d'abord, La Guerre des salamandres de Karel Čapek, l'auteur de l'Affaire Makropoulos. Il s'agit d'un roman d'anticipation, assez proche de l'univers de Kafka. L'opéra n'est pas du tout le bon médium, je sens qu'il me faudra quelque chose de beaucoup plus multiple et tranchant pour traduire cet humour tchèque très spécial. Il m'est arrivé une chose incroyable, un jour que je me promenais à Zurich dans le quartier des antiquaires. Je pensais à Čapek et je suis tombé sur l'ouvrage du naturaliste Johann Jakob Scheuchzer avec une reproduction de la salamandre géante Andrias scheuchzeri, celle-là même qui a inspiré Čapek dans son roman. Je n'aurais jamais rêvé meilleur démonstration de la théorie de la synchronicité (rire) !! Un dernier rêve : mettre en musique la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. J'ai écrit un petit cycle de huit pièces de musique de chambre sur le Capital de Marx que j'ai titré Après une lecture de Marx, pour le côté Lisztien). L'idée serait de montrer que Marx est un moment de Hegel…
© Luc Hossepied