À l'heure où les premiers signes d'une possible reprise refont surface, certaines institutions trouvent des solutions pour faire exister le spectacle vivant. Wanderer vient de faire un tour d'horizon des initiatives qui ont été menées à l'échelle européenne pour répondre à une crise du COVID qui aura conduit à une suppression des festivals d'été et mis en péril le début de la prochaine saison.
Le Festival d'Aix a été, comme d'autres, pris dans la tourmente des annulations dues à la crise sanitaire. Nous avons souhaité rencontrer son directeur, Pierre Audi, afin d'évoquer avec lui la formule d'un festival numérique - formule qui fait la part belle au débat et à l'échange, en offrant l'occasion de voir ou revoir des productions emblématiques du Festival. Attaché à une culture plurielle et multiple, Pierre Audi nous parle dans cet entretien de son parcours et de ses thèmes d'inspiration. Nous évoquons avec lui la singularité d'une carrière et les traits de personnalité qui font de lui l'atout majeur d'une institution de près de 75 ans qui doit s'interroger et trouver de nouvelles voies pour affronter l'avenir.
Vous êtes ce que l'on pourrait appeler une personnalité multiple, cosmopolite : vous êtes né à Beyrouth, vous avez étudié à Paris et Oxford, vous avez travaillé à Londres, Amsterdam et à présent Aix. On vous connaît comme metteur en scène d'opéra mais votre parcours a débuté par des études d'Histoire et l'animation d'un ciné-club à Beyrouth, où vous avez invité des personnalités aussi diverses que Pier Paolo Pasolini, Jacques Tati ou Max Ernst. Comment l'opéra a-t-il émergé et trouvé sa place au sein de ce parcours ?
J'étais très attiré par le théâtre et le cinéma mais très rapidement, j'ai découvert la musique contemporaine. J'étais féru d'opéra mais je n'avais pas imaginé pouvoir orienter ma carrière dans ce sens. J'ai fondé un festival de musique contemporaine (The Almeida International Festival of Contemporary Music and Performance ) dans le théâtre que j'ai fondé à Londres dans les années 1980. Tous les compositeurs contemporains vivants sont passés par là pendant une dizaine d'années depuis Steve Reich, Philip Glass, Conlon Nancarrow, en passant par Morton Feldman, Elliott Carter, Virgil Thomson, ou encore Toru Takemitsu, Giacinto Scelsi, Claude Vivier et beaucoup d'autres. On faisait des concerts, des récitals mais également du théâtre musical de chambre. J'ai été très étonné quand la compagnie De Nederlandse Opera m'a contacté pour diriger l'établissement en 1988. Je n'avais que 30 ans et je n'avais surtout jamais mis en scène un opéra d'un compositeur du répertoire.
J'ai fait du théâtre parlé avec des acteurs néerlandais. On a monté Racine, Strindberg, Shakespeare mais l'opéra m'a totalement accaparé. J'ai monté de grosses productions contemporaines et beaucoup de créations ; en marge, j'ai mis en scène un bon nombre de productions comme un cycle Monteverdi, sept Wagner dont le Ring en 1998 à Amsterdam. J'ai conclu l'an dernier avec des extraits de Licht, le grand cycle Stockhausen sur plusieurs jours.
Pensez-vous que le Festival d'Aix pourrait accueillir ce genre de cycles sur une ou plusieurs saisons ?
Licht a demandé cinq ans de préparation et six mois de répétitions… Je ne veux pas être trop dogmatique sur la question de monter un cycle à Aix, mais désormais je suis plutôt intéressé par le point de vue des créateurs plutôt que par la décision de faire des choses simplement pour des raisons dramaturgiques. Je préfère partir de la rencontre avec des artistes, réfléchir à des alliages entre différentes disciplines, la disponibilité des artistes et surtout faire à Aix de nouvelles choses, des choses que je n'ai pas faites déjà ailleurs.
Dans le passé, vous avez confié la scénographie de certains de vos spectacles à des plasticiens et des artistes contemporains (Georg Baselitz, Anish Kapoor, Jonathan Meese). Quel bilan tirez-vous de ces rencontres (ces confrontations) ?
Je suis intéressé par cette juxtaposition depuis très longtemps. Quand j'étais déjà au Liban et en Angleterre, j'ai fait des expériences avec des artistes, pas forcément tous très connus. Je pense que c'est quelque chose de très important pour moi. Généralement dans mes spectacles, le décor est assez simple. C'est un théâtre très visuel, mais je pars toujours de la scène nue. Déposer un objet ou une toile, c'est tout à fait possible avec le travail que je fais. Je n'essaie pas de raconter des histoires avec des décors réalistes. Je travaille toujours avec de l'abstrait. Je ne vois pas pourquoi ce travail ne peut pas se faire également avec la collaboration d'un artiste. On n'est pas strictement obligé d'utiliser un scénographe.
Vous avez travaillé dans vos mises en scène la question du lieu et de l'espace. Envisagez-vous pour Aix de réinvestir d'anciens lieux emblématiques du Festival : cloître Saint-Sauveur, Grand Saint Jean… ou d'autres nouveaux lieux dans la ville ?
Il ne faut pas sous-estimer les coûts d'une telle opération : construire un théâtre, tout apporter… il faut voir si c'est possible et si les conditions sont réunies, je le ferai. Au Liban, je me souviens qu'il n'y avait pas de théâtre, on jouait devant des ruines antiques. J'ai toujours considéré que la vieille pierre était un décor inégalable. Quand j'ai créé le Théâtre Almeida à Londres, il y avait un mur de fond extraordinaire et nous n'avions pas besoin d'autre décor. C'était un décor intemporel qui servait pour tout : théâtre, opéra etc. Je crois beaucoup au pouvoir évocatif des lieux et le fait de jouer dans des cadres pareils est forcément très inspirant.
Votre programmation s'inscrit dans une identité historique du Festival d'Aix, mêlant création contemporaine et formes anciennes comme le baroque. Est-il important pour vous d'inscrire le Festival dans une identité et donc une histoire – ou bien pensez-vous qu'il faille s'en dégager pour attirer un nouveau public ?
C'est une question difficile. On essaie de faire les deux, à savoir : à la fois conserver un public et puis aussi rajeunir ses habitudes et la façon dont il regarde l'opéra. Il faut également fédérer une jeunesse avec des opérations spécifiques. Il n'y a pas une méthode mais un alliage entre méthodes : respecter un public et en même temps, le surprendre. Il faut fédérer plusieurs façons de faire. L'essentiel est de pouvoir s'assurer que les changements se fassent graduellement, mais de façon profonde, pas superficielle. Le Festival aura 75 ans en 2023 ; je souhaite garder la tension qui l'a porté sans la casser, et créer une nouvelle ligne de tension qui pourra perdurer.
Je travaille toujours de façon très empirique. Je pars d'une volonté de collaboration avec des artistes qui ne sont jamais venus à Aix comme par exemple Thomas Hengelbrock grand chef mozartien mais qui n'est jamais venu à Aix, lieu mozartien par excellence. Si je pouvais faire ce que je voulais, je ferais principalement du contemporain, des grandes œuvres du XXe siècle, des créations… mais ce n'est évidemment pas envisageable. En programmant une création par an, je fais déjà plus que mes prédécesseurs. Sans compter qu'avec la crise sanitaire, on va se retrouver avec deux créations l'an prochain... Il faut agir avec beaucoup de finesse, nous n'avons que cinq titres par an.
Cette édition 2020 a été "empêchée", cependant d'autres festivals en Europe ont réussi à maintenir des spectacles en garantissant des conditions sanitaires rigoureuses (Cf. notre compte-rendu https://wanderer.legalsphere.ch/2020/07/le-casse-tete/ ). Regrettez-vous cette décision ?
Je n'avais tout simplement pas d'autre possibilité. Ce que les autrichiens font, on n'aurait pas pu le faire en France. Les conditions juridiques sur lesquelles reposent les conditions actuelles du Salzbourg ne sont pas réplicables en France. Ils font reposer la responsabilité sur les artistes et le public, c'est totalement impossible ici. J'ai fait le maximum en prenant même des risques : on répète un opéra, j'en répète un autre sur scène qui sera mis en technique. J'ai fait tous les récitals, un concert symphonique, toute l'académie en ligne… Les risques sont grands et j'espère que personne ne tombera malade pendant les répétitions.
Le Festival d'Aix vit essentiellement grâce au mécénat, puisque les subventions publiques n'atteignent qu'un gros tiers du budget (34%). La crise du COVID a-t-elle porté atteinte au mécénat et les garanties qu'il apporte ?
On fait pour le mieux. les mécènes vont continuer à nous soutenir, on travaille actuellement avec eux pour s'assurer que le festival puisse repartir en 2021.
Serait-il souhaitable (pour des raisons économiques et artistiques) d'étendre le festival à d'autres domaines et expressions artistiques comme le théâtre, la danse, les arts plastiques et technologiques ?
C'est possible, mais je pense qu'il ne faut pas faire forcément les choses pour faire venir de l'argent. Il faut les faire parce qu'elles sont nécessaires artistiquement et qu'elles ont du sens. Je me souviens du Hamlet de Shakespeare de Peter Brook que Stéphane Lissner avait fait venir en 2002. Ça avait du sens de voir ce spectacle dans la perspective du travail de mise en scène que Peter Brook avait fait avec Don Giovanni. Pour ces opérations plus sophistiquées, je pense qu'il faudra attendre un second mandat, si second mandat il y a. Ces choses prennent des années à organiser et mon programme est fait jusqu'en 2023. Entre temps, je pourrais bien sûr tisser d'autres opérations mais la maturité de tels projets ne pourra vraiment se faire qu'à longue échéance.
Parlez-nous de cette #scenenumerique qui se déroulera du 6 au 15 juillet.
Je pense que les gens sont intéressés d'entendre le point de vue de créateurs, de responsables de structures dialoguer et débattre dans des tables-rondes Il est nécessaire de juger de la température, faire un point sur la crise que nous traversons et envisager l'avenir. Il est important de placer au centre du festival, cette notion de débat et de mémoire pour pouvoir recommencer à zéro dans un an. Je pense que d'ici-là, les gens auront oublié le moment où tout s'est arrêté. Quand tout recommencera, on sera plus naïfs, plus ouverts, nous aurons tous forcément une nouvelle vision des choses. Nous diffuserons ces débats en ligne, avec le soir, une production emblématique du Festival. Tout sera disponible et consultable sur le lien https://lascenenumerique.festival-aix.com/fr
Quels sont vos projets pour la suite ?
Compte-tenu des circonstances, je ne souhaite pas annoncer de projets qui seraient susceptibles d'être démentis en fonction de l'évolution de la situation sanitaire. Je me tais et j'espère que le festival 2021 pourra se faire et démontrer que le public est là. J'envisage toutefois de garder l'idée d'une plateforme numérique pour conserver la trace des activités du festival dans les éditions à venir.
© jc_carbonne (Vue Théâtre Archevêché)
© Bernd Uhlig (Pelléas, La Monnaie)