Christophe Honoré ne manque pas d’ouvrage et multiplie ses créations tous azimuts. Alors qu’il vient juste d’achever le tournage de son dernier film Le Lycéen, il s’apprête à repartir pour Munich où il doit mettre en scène le célèbre opéra de Berlioz Les Troyenstandis que la tournée de sa dernière pièce Le Ciel de Nantesse poursuit à l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 3 avril – et que nous avons vu en novembre 2021 aux Célestins de Lyon. C’est que Christophe Honoré interpelle par ses récits. En quête d’une vérité qui se dérobe parfois, avançant sur le territoire de l’intimité des êtres – dont la sienne, il écrit, met en scène, réalise avec une passion qui ne se dément jamais. Malgré un emploi de temps particulièrement chargé et avec beaucoup de sympathie, il a accepté d’évoquer très librement son actualité avec nous, ses projets, cette activité débordante qui semble le combler tout en traçant un chemin de pensée au fil duquel il ne cesse de s’interroger. Entretien.
Votre activité est intense avec une actualité au théâtre, au cinéma et à l’opéra bientôt. On peut imaginer qu'elle vous apporte des satisfactions multiples.
Bien sûr et en particulier Le Ciel de Nantes qui est une satisfaction toute particulière en raison de ce délai imposé jusqu’à ce qu’elle soit créée. L’an dernier à peu près à la même époque, nous répétitions à l’Odéon puis la création n’a pu avoir lieu. Finalement, cela a eu lieu presque sept mois après, au théâtre des Célestins à Lyon. J'avais très peur que ce report fasse retomber quelque chose qu'on avait l'impression d'avoir trouvé au moment des répétitions. Ça n'a pas été le cas du tout heureusement. La pièce a été jouée plus de trente-cinq fois fois et voilà qu’elle arrive à Paris, à l’Odéon jusqu’au 3 avril. Désormais, il y a seulement du plaisir à la montrer.
Il y a quelques années, Eric Vigner avec qui vous avez collaboré en tant qu’artiste associé au théâtre de Lorient et qui a monté votre texte La Faculté en 2012 pour le Festival d’Avignon, disait au sujet de cette pièce qu’il y voyait « du rose froid ». Quelle serait pour vous la couleur du Ciel de Nantes pour vous aujourd’hui ?
C'est assez difficile de répondre. Je dois dire d’abord que Le Ciel de Nantes est vraiment une pièce essentielle pour moi. Cette salle de cinéma devient parfois une caisse de résonance du monde, on voit bien que ces gens dans la pièce ne restent pas isolés, enfermés. Ils ont d’ailleurs été déjà frappés par la Seconde Guerre mondiale, par la guerre d'Algérie, par le déclassement social… Malgré cela, il me semble que la pièce de par sa scénographie notamment, ne soit pas tellement ouverte vers le ciel, pas tellement ouverte à la métaphysique non plus et ce, même si ce sont des fantômes qui reviennent. On pourrait envisager une forme de transcendance mais ce n’est pas le cas. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai été surpris de lire certaines réactions à la pièce disant par exemple, que Le Ciel de Nantes n’était pas aussi triste qu’on aurait pu le penser. C’est étrange car j’ai plutôt le sentiment d'avoir fait une pièce où il n’y a pas de ciel justement. Pour moi, avec ces personnages, il y a plus l’idée de creuser quelque chose, d’aller en profondeur vers quelque chose. Plus que de s'élever. Ce qui revient à dire que la couleur du Ciel de Nantes n’existe pas en définitive.
Avec cette pièce, vous semblez aller un peu plus avant dans cette recherche des liens entre le réel et la fiction qu’on a pu observer précédemment dans vos films ou dans votre théâtre, plus avant aussi dans une forme d'écriture de soi intégrant ces liens justement. Quelle importance cela a-t-il pour vous aujourd'hui dans vos créations nouvelles aussi diverses soient-elles ?
Il est vrai que cette recherche s’est imposée à moi. Lorsque j'ai enchaîné des projets comme Métamorphoses et Les Malheurs de Sophie au cinéma [2014 et 2016, ndlr] Pélléas et Mélisande puis Don Carlos à l’opéra [2015 et 2018, ndlr] il y avait l'envie d'aller se confronter à des textes existants et de faire le pari qu'il pouvait y avoir quelque chose qui pouvait naître de la friction avec ses œuvre-là. Puis, j'ai ressenti la nécessité de me remettre à l'écriture de ce livre qui finalement est devenu Ton Père. Cette démarche m'a replacé dans l'idée d'un narrateur la première personne. J’ai voulu ainsi recentrer mon travail autour de la question de ce narrateur, en particulier en tant que narrateur homosexuel. Je me suis longuement interrogé pour déterminer de quelle façon je le prenais en charge, ce narrateur. J’ai aussi essayé de m’interroger pour savoir si ma parole pouvait représenter d'autres paroles. De là sont nés Plaire, aimer et courir vite ; la pièce Les Idoles ; enfin Ton Père [2017-2018 ndlr]. À la suite de ça, le travail autour de Proust m'a beaucoup imprégné, après tout ce temps d’adaptation effectuée pour la Comédie-Française, ce que j’ai vraiment aimé faire. Une immersion totale d’où est né le petit film Chambre 212. J'ai l'impression que ce travail sur Le Côté de Guermantes m’a finalement poussé peut-être à moins m'interroger sur la question du narrateur homosexuel que sur la question de la mémoire et du rapport au temps. Soudain, je me suis dit que c'était le bon moment pour affronter cette histoire du Ciel de Nantes. Après Les Idoles, j’ai donc lancé ce projet au théâtre. Il m’a fallu un peu de temps notamment du fait que j’écris toujours le texte pendant les répétitions avec les acteurs. Tout cela s’est alors refermé un peu autour de moi. Puis, il y a eu la crise sanitaire ; puis, Le Côté de Guermantes où par la présence du corps même, j’ai assumé de me filmer pour ce que j'étais, c’est-à-dire un metteur en scène. Cela m’a ainsi poussé à écrire le film que je viens de tourner, qui se passe aujourd'hui mais qui essaie de rendre compte d'émotions que j'ai éprouvées à la fin de mon adolescence [Le Lycéen dont le tournage s’est achevé en février 2022, ndlr]. De ce fait, je ne pense pas qu’on puisse dire que j'ai une espèce de méfiance par rapport à des écrivains autour de l'autofiction comme Hervé Guibert, Christine Angot ou même Christophe Donner quand j’écrivais des livres pour enfants qui était quelqu'un qui m'intéressait beaucoup. Même si je m'impose une espèce de discipline de vérité, j’ai quand même toujours un goût pour le récit, pour sa construction, pour sa déconstruction aussi et cela m'empêche un peu finalement de considérer ces films, ces pièces que je fais comme de pures œuvres d'autofiction. C’est certainement l'immersion dans la Recherche de Proust qui m’a donné l'élan nécessaire pour Le Ciel de Nantes - qui pourtant n’est pas vraiment une pièce proustienne à proprement parler. Quand vous commencez à atteindre un certain âge, il y a toujours un moment où vous vous souvenez avoir pensé « Un jour, je ferai un film sur ça ». Puis, on arrive à un âge où il est plus que temps quand même de se mettre à la réalisation. Car j’ai été longtemps convaincu que Le Ciel de Nantes serait un film. Pendant des années, j'y ai travaillé. Après, je m’étais absolument persuadé que ce serait mon roman, celui qui allait certainement se déployer sur plusieurs livres. En fin de compte, c’est devenu cette pièce sur l'impossibilité de faire de film, sur cet échec parce que c'est vraiment une pièce sur un échec, sur une défaite. Les choses s'imposent parfois de façon étonnante.
Vous dites vouloir faire un cinéma à la première personne. Cela signifie-t-il ici que vous faites également un théâtre à la première personne ?
J'ai beaucoup moins de culture théâtrale que cinématographique. Quand j’étais adolescent, je n’'ai pas eu l'occasion de vivre le théâtre de cette manière un peu naïve bien qu’absolue avec laquelle j’ai découvert le cinéma qui m’a rempli d'un grand nombre de films. C’est pourquoi, quand je travaille au théâtre, je me rends compte que j'impose des formes qui peuvent être considérées comme un peu inédites. Et avec une certaine innocence. Cela m’intéressait en effet de faire un théâtre à la première personne avec Les Idoles : ma voix y était diffusée par une enceinte. Les comédiens n’ont d’ailleurs pas arrêté pendant tous les mois de la tournée de m'appeler « L’Enceinte » (Rires) Dans Le Ciel de Nantes, projeter un vrai double sur scène qui certes ne me ressemble absolument pas mais qui malgré tout, partage beaucoup de choses avec moi, comme une certaine mémoire, ne me semble pas avoir été fait souvent, en tout cas chez un auteur-metteur en scène. A l’exception peut-être de Wajdi Mouawad mais c'était différent parce qu'il était aussi comédien. C’est ce qui peut se faire par contre au cinéma avec Woody Allen ou Nanni Moretti chez qui d'ailleurs les récits ne sont pas forcément autobiographiques. Cependant, par le fait qu’ils sont à la première personne avec le metteur en scène qui joue lui-même le rôle, on ne peut guère s'empêcher d’en faire une ou plusieurs lectures autobiographiques. Au théâtre, c'est donc particulier. Pour Le Ciel de Nantes, il y avait bien cette idée de parler à la première personne et c’est devenu un véritable enjeu pour nous. Je dis « nous » car je partage avec les comédiens tout le moment de la dramaturgie. Nous avons beaucoup discuté pour faire en sorte que cette famille, cette histoire, ces souvenirs très personnels, cette construction d'un individu, que tout cela puisse être partagé et donné au public avec la possibilité d’échos multiples ramenant chacun à sa propre histoire personnelle. Nous nous sommes vite aperçu que plus on allait dans le détail du souvenir, plus cela résonnait chez les comédiens. Et nous avons réalisé en fin de compte que nous étions en train de travailler sur des archétypes, que réfléchir au groupe-famille créait inévitablement ces archétypes, même si on tentait de personnaliser, même si on s’imposait cette discipline de vérité que j’évoquais tout à l’heure. On ressemble toujours à d’autres. Et je crois que c'est ce qui fait que cette pièce est assez étonnamment prise en charge par les spectateurs. Nous avons tous été un peu surpris quand même de l'accueil qui lui a été vite réservé car il y a quelque chose qui se joue ici dans un rapport très chaleureux avec le public. Comme si les spectateurs nous étaient reconnaissants de raconter également leur histoire.
Peut-être cela tient-il aussi au dispositif scénique qui fait qu’on se retrouve du côté de l'écran, dans le film en quelque sorte ?
Oui, cela faisait vraiment partie des vraies questions que nous nous sommes posées au tout début, au moment de penser la scénographie. D’emblée, je savais que cela se passerait dans une salle de cinéma. La question était bien de savoir dans quel direction placer l'écran. J’ai finalement insisté pour que cet écran soit le public c'est-à-dire qu'on projette cette mémoire-là sur les gens dans la salle. C'était beaucoup plus intéressant ainsi afin de faire voir des fantômes. La première image d'une salle comme ça, en miroir, facilite le fait de comprendre leur statut des défunts. À la fois en miroir mais pas dans le public. Donc déjà différents des spectateurs.
Et vous ne cessez de vous interroger sur l’acte de représenter…
C’est le principe du travail de la mise en scène même si on ne sait pas toujours très bien définir ce qu’est la mise en scène. Pour moi, la mise en scène, c'est toujours réussir s'interroger sur la représentation, que ce soit au cinéma ou que ce soit au théâtre. Elle est une succession de choix qui font suite à cette question.
Pensez-vous quand même que la forme théâtrale est un moyen plus efficace que d’autres pour atteindre les spectateurs, parler avec eux ?
Sans doute et c'est beaucoup plus facile de le faire au théâtre qu’ailleurs. Parce que les gens au théâtre, c'est toujours une bonne compagnie. Même si les théâtres travaillent à la démocratisation de la culture, sur l'accueil d'autres publics, cela reste encore un public très particulier, très choisi. Et il est facile de communiquer avec lui parce qu'on parle justement à peu près la même langue. Cela est plus complexe au cinéma : en tant que cinéaste, on ne s’adresse pas à tout le monde, en faisant du cinéma d’auteur, par exemple. Et c'est quand même un petit peu le cas malgré tout, quand les films passent à la télé, par exemple. Pour en revenir au théâtre, c'est évidemment un endroit privilégié pour la réflexion, pour la curiosité, pour l'idée de faire naître des beautés un peu inédites. Les spectateurs du théâtre public en France reste intéressés par la forme inédite, je crois. Et ce n’est vraiment pas le cas au cinéma où on voit bien que ce qui fonctionne beaucoup au contraire, c’est la répétition des mêmes formes autant dans les blockbusters américains que dans les comédies françaises ou les films abordant des sujets de société. Finalement, on ne cesse de retourner voir des choses qu'on a déjà vues et le plaisir vient de là. C’est pourquoi en tant qu’artiste, je pense que le théâtre est le lieu idéal pour exprimer une pensée complexe.
Concernant la distribution dans Le Ciel de Nantes, on retrouve votre frère Julien Honoré qui joue d’emblée votre mère Marie-Dominique ; votre fille elle-même joue votre mère un peu plus jeune. Votre propre personnage est formidablement joué par Youssouf Abi-Ayad – sans volonté d’imitation évidemment. Ces détournements à vue ne sont-ils pas aussi une manière de revendiquer que finalement la seule chose qui est réelle, c'est la fiction ?
Je pense en effet qu'il y a de cela dans la pièce. Il y a aussi cette idée qu’il est difficile d’arriver à faire croire quelque chose aujourd’hui, que ce soit au cinéma ou au théâtre. Quand j’ai proposé ma première mise en scène importante avec Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo [Festival d’Avignon 2009, ndlr], je me suis rendu compte que je n'arrivais pas à faire croire à une situation donnée. C’est alors que la découverte du théâtre documentaire, dans les années 90-2000, a été une véritable révélation pour moi, correspondant à ce qu’on pourrait considérer comme les écritures post-dramatiques. Quand je me suis lancé dans Nouveau Roman, j’avais vraiment cette idée que les émotions et les histoires que je pouvais raconter sur scène devait advenir sur le plateau, au moment même de la représentation et non pas dans une espèce de récit général qui en serait coupé. En somme, il fallait réussir à créer un présent. Pour Nouveau Roman, je me souviens que le moment où j'ai eu l'impression de réussir quelque chose - c'est presque ridicule - c'est quand on est parti du texte de Duras sur la soupe de poireaux [Soupe aux poireaux et pommes de terre, ndlr]. La comédienne Anaïs Demoustier cuisinait vraiment la soupe sur scène avec le temps de la cuisson puis on la distribuait et on la mangeait. Soudain, j'ai eu l'impression que je pouvais arriver à la fiction par d’autres chemins que ceux habituels du récit. Dans Nouveau Roman, c'est ce moment qui lançait toutes les réflexions autour de la Seconde Guerre mondiale, de l'exil de Sarraute, de Claude Simon et le rappel des tranchées. On repartait dans d'autres récits qui pour le coup étaient certes racontés mais ce temps de la cuisson nous permettait cela. Le théâtre me donne pleinement cette possibilité, même si c’est un peu laborieux. Comme dans Les Idoles où je voulais vraiment faire entendre et la parole de Guibert et celle de Lagarce. J'avais choisi des passages précis dans leurs œuvres. Pour les faire exister, il fallait des séquences d’une quinzaine de minutes, des prises de paroles correspondant à des monologues, à la première personne. Il fallait les imposer. Par moments, c’était donc un peu laborieux et créait des sortes de déflagrations mais qu'on a toujours assumé dans le cours du spectacle. Ce rapport à la fiction et au temps de la représentation, est donc très singulier. Peut-être aussi parce que je viens du cinéma et qu’au cinéma, il est impossible parce que tout est faux. Ce qui m’intéresse vraiment au théâtre, c’est cette idée qu’il permet d'imposer une vérité qui est celle des corps au moment où ils sont là, une vérité de prise de parole au moment où elle est là. C’est beaucoup plus difficile à faire d'ailleurs comme à l'opéra parce que vous ne maîtrisez pas le temps qui est aux mains du chef d'orchestre, par exemple. Concernant ce rapport à la fiction, je ne sais pas toujours dire si seule, elle est réelle ou plutôt si seul, le réel est fiction. En tout cas, il y a quelque chose à cet endroit qui me plaît beaucoup au théâtre. D’ailleurs, il devient dangereux que les comédiens commencent à avoir beaucoup joué parce que soudain, une espèce de vernis apparaît, relevant d’une autre fiction qui prend le dessus dans la pièce. Il ne faut donc pas que les comédiens soient trop efficaces, il faut réussir à travailler sur un rapport au temps qui impose véritablement un présent, donnant l’impression qu’on n’est plus dans un temps de représentation. J’ajoute que, dans Le Ciel de Nantes, on peut dire que tout est faux pour créer du vrai. Et dans le même temps tout est vrai : c'est vraiment ma mère, c'est vraiment ma fille, c'est vraiment mon petit frère et il y a pas de meilleur acteur que mon petit frère pour jouer ma mère. C’est une manière pour moi d’affirmer que cette histoire que je raconte dans la pièce est subjective. Cela conduit à plusieurs mises en abyme quand soudain mon petit frère joue ma mère annonçant la mort de mon père et qu'elle se retrouve toute seule avec son enfant de trois ans qui n’est que lui-même, Julien, qui la joue sur scène. Ce travail ouvre vraiment des connexions de sens intéressantes.
L’évocation de Frédéric, le fils de Roger, mort du SIDA est donc bien retranscrite à travers votre propre regard…
Il n’y a aucun souvenir inventé. Ce récit fait bien partie de celui plus vaste de la famille. En revanche, mon oncle ne m'a jamais pris pour son fils. Nous avions à peu près dix ans d'écart avec Frédéric et il était celui qu'on désignait comme l’homosexuel dans la famille. C'était une espèce de figure assez sombre parce qu'il y avait énormément de souffrance chez ce très jeune homme Et j’éprouvais malgré tout une petite fascination pour lui car il y avait un effet de proximité, quelque chose que je projetais sur lui certainement.
Concernant ces êtres chers aujourd'hui disparus que vous faites revenir sur scène, est-ce que vous diriez, comme pour Les Idoles, que vous faites ici le récit d'un manque avec ce qui pourrait être considéré comme une forme de temps retrouvé ?
Oui, je le pense. Ce qui est très particulier avec cette famille, c'est que ces membres ont tous été décimés. Vraiment. Il y avait une proximité avec la mort qui a fait qu’ils sont décédés les uns après les autres, pendant une période de près de dix ans. J’ai eu cette idée qu’à un moment ou à un autre ce serait mon tour et je me suis enfui. Alors que c'était une famille très soudée même si elle était pleine de conflits, nous avons, mes cousins et moi, tous un peu pris la fuite. Pour ce qui me concerne, il fallait également que j'échappe à tout cela pour affirmer mon désir de cinéma. Trente ans après, c’est bien le récit d’un manque mais surtout la possibilité de revoir tout cela sans avoir peur. Il s’agit d'être moins terrifié et de me dire qu’il n’y a pas de tragédie, de malédiction familiale. Dans le spectacle, il y a donc certainement quelque chose relevant de la consolation, ce qui m'a d’ailleurs un peu surpris lors des répétitions. J'étais souvent très ému de les retrouver. Et je me suis aperçu que je gardais d’eux une mémoire très vive. C’est bien l'effet particulier de la fiction que de ressembler très fort au réel. Dans le même temps, j'ai toujours bien eu conscience qu’à partir du moment où j'affrontais vraiment cela, c'était aussi une manière de me débarrasser d’eux car comme cela, on se défait de sa mémoire. Le spectacle prend la place et il faut pouvoir l’accepter. En fait, c'est une manière de d'oublier étrangement. C'est exactement d'ailleurs ce qui arrive à Proust : tant qu'il se souvient, il n’écrit pas. À partir du moment où il écrit, il ne se souvient plus et c'est autre chose qui prend la place. De même, il y a un petit côté faustien là-dedans pour les metteurs en scène ou les écrivains : c'est une sorte de pacte qu’on scelle. En acceptant de se délester de quelque chose qui appartient à sa propre vie, on va gagner quelque chose d’autre qui peut-être reste complètement illusoire mais qui renvoie quand même à l'idée de créer du beau. À ce propos, les procès en narcissisme m’agacent beaucoup. On m’en a fait pour Le Ciel de Nantes, m’accusant de faire ma psychanalyse en public. Bien entendu, ce n'est pas du tout cela car il n’y a rien de victimaire dans ma démarche. Il en va de même pour des écrivains d’autofiction comme Christine Angot ou Hervé Guibert, qu’on a condamnés souvent pour exhibitionnisme. Je crois sincèrement que c'est ne rien comprendre à l'essence de leur travail. Le narcissisme, c'est plutôt s'emparer d’un sujet de société dans le sens du vent qui traverse une époque et se décerner des médailles en faisant des discours, en pérorant de façon absolument conventionnelle. On pense souvent là qu’on s'intéresse au monde mais je ne le crois pas du tout. Dans ce cas, on se valorise sur le dos du monde, ce qui me semble bien différent.
Vous êtes un peu comme Bergotte dans La Prisonnière de Proust, que vous citez souvent. Vous aussi, vous cherchez « ce petit pan de mur jaune […] où la vie bas ». Parce que là où la vie bat se trouve l’essentiel ?
Sans aucun doute. En tout cas, je me méfie beaucoup du solennel. Pourtant, je peux aimer les grandes œuvres au cinéma. Les films de Tarkovski m'impressionnent et me bouleversent vraiment. Néanmoins, j’espère que jamais je ne serai tenté par l’idée de faire un grand film ou une grande pièce de théâtre. Bien sûr, même dans Le Ciel de Nantes, je ne peux m’empêcher de faire comprendre qu’on pourrait accéder à des moments un peu monumentaux. C’est précisément à cet endroit que je préfère placer trois répliques sur Sheila par exemple, qui me semblent être plus justes. Que ce soit la vie qui batte, oui. Et pour revenir aux récits de Proust, on imagine souvent de grandes allées de cathédrale alors que ce sont plutôt des sentiers et l’auteur lui-même s’en amuse. C’est très drôle et j’aurai toujours plus de passion pour cela que pour les grandes œuvres.
Vous partez à l’Opéra de Munich dirigé par Serge Dorny pour monter Les Troyens de Berlioz. Difficile d’échapper au monumental, ici. Vous sentez qu’il vous faut revenir à la musique ?
L’opéra est très réjouissant. Il s’y trouve quelque chose de léger, de peu sérieux même. Par exemple, les musiciens dans la fosse ne sont pas toujours attentifs même si cela finit toujours par une œuvre monumentale justement. Les gens à l’opéra sont touchants, j’ai beaucoup de tendresse pour eux. Au début, j’étais totalement tétanisé, je regardais tout le temps la partition. Je redoutais l’erreur, me disant que j’aurai l’air ridicule si elle arrivait. Je me suis vite rendu compte que l’enjeu n’était pas là. Au moment de la mise en scène, on ne travaille pas avec les musiciens et le chef d’orchestre. En effet, elle ne se joue pas tellement sur la musique à l’opéra, même si on se doit de l’écouter, de la réécouter pour créer des contrastes ou bien des mouvements qui accompagnent le rythme. À l’opéra, il y a peu d’espace pour permettre un dialogue entre la musique et le travail de la mise en scène. La collaboration avec les chanteurs permet un peu plus cela. Cependant tout ce qui a été fait avec le metteur en scène peut totalement disparaître après la générale. Tout cela implique donc beaucoup d’humilité. Quoi qu’il en soit, j’aime ce travail car il s’apparente toujours à un défi pour lequel il faut conjuguer humour et autorité. Formellement, cela me permet d’essayer également des choses nouvelles. Avec Les Troyens, je me dis qu’il faut déconstruire cette œuvre mais pas en se disant que cela se passe au temps des goulags, par exemple. Cette transposition-là m’intéresse généralement peu à l’opéra. Je préfère ici me dire que les gens sont là pour ceux qu’ils sont, que le chœur n’est pas composé par les habitants de Troie mais que c’est un chœur qui prend vraiment en charge le récit, que la question de la guerre, de la dévastation de Troie est visible sur scène. Et travailler ensuite par la métaphore.
Il sera certainement difficile d’échapper aux analogies avec l’actualité…
Cela va être compliqué, en effet. Avec ce qu’il se passe en Ukraine, les spectateurs vont probablement entendre cet opéra de manière complètement différente par rapport à ce que cela aurait été l’an passé seulement. Je ne sais pas si en tant de metteur en scène, il faut que je prenne cela en charge. C'est une vraie question pour moi : faut-il être plus poreux au risque de créer une forme de complicité ? Quoi qu’il en soit, je souhaite que cela soit plus teigneux. Je veux replacer la mise en scène sur le terrain de la sexualité parce que c'est quelque chose qui m'intéresse vraiment dans Les Troyens, avec ces deux personnages féminins, avec la question de la jouissance et de ce corps d'homme qui se dérobe pour Cassandre comme pour Didon, à Carthage. Les hommes sont là puis finissent par repartir, voilà l’enjeu. Et travailler l’intimité des êtres m’intéresse toujours, évidemment.
Le Ciel de Nantes, à l'Odéon-Théâtre de l'Europe du 8 mars au 3 avril
Les Troyens, d'Hector Berlioz, Bayerische Staatsoper les 9 (Première), 14, 21, 26, 29 mai 2022, les 6 et 10 juillet 2022.
Vous pouvez aussi lire au relire les deux comptes-rendus de Dialogues des Carmélites, de Francis Poulenc, premier opéra mis en scène par Christophe Honoré à l'Opéra de Lyon sur le Blog du Wanderer (Compte rendu 1: 12/10/2013) et le Blog du Wanderer (compte rendu 2: 16/10/2013)
© Loïc Venance AFP
© Jean-Louis Fernandez (Le Ciel de Nantes)
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