Créé au Festival d’Avignon 2017, L’Enfance à l’œuvre mis en scène et joué par Robin Renucci en dialogue avec Nicolas Stavy au piano, questionne ce qui « travaille », ce qui fait surgir l’envie de créer chez l’humain dès son jeune âge, à travers des textes de Paul Valéry, Romain Gary, Arthur Rimbaud ou encore Marcel Proust.
Alors qu’il est en tournée avec le spectacle dans le cadre de la Comédie itinérante du CDN de Valence en Drôme et Ardèche cet automne, Wanderer est allé à la rencontre de Robin Renucci. Entretien.
A propos de L’Enfance à l’œuvre, vous dites que le public partage quelque chose avec vous, quelque chose qui vous touche. Vous évoquez ensuite l’élévation qui permet de « construire l’adulte », suivant vos propres mots : ce partage avec le public quand vous êtes sur scène favorise-t-il la réflexion au sujet de cette élévation ?
L’humain passe son temps à jouer de deux états, entre l’intérieur et l’extérieur de lui-même où la rencontre avec les autres est absolument structurante. Il peut aussi souffrir de ne pas pouvoir les rencontrer. Ce n’est pas mon cas, pas celui du public quand il se déplace pour voir un spectacle. La scène, c’est le lieu où on partage quelque chose avec des gens. Tous différents regardant dans une direction commune, nous construisons un imaginaire. C’est une sorte de bataille qu’il faut mener ensemble pour être capable d’imaginer, de symboliser comme le dit le linguiste Emile Benvéniste. J’ai passé ma vie à mettre tout cela en connexion, à le transmettre et à le vivre pour moi-même parce que c’est une source d’enrichissement formidable. D’un point de vue politique, ce partage permet à chacun d’accéder à cette forme de désir que je nomme « élévation», par lequel il est possible de se rehausser afin de dépasser sa condition de mammifère. Pour imaginer, pour inventer, pour se rencontrer. Cela commence dans l’enfance, à l’école quand on est « élève » justement. Puis, devenu adulte, on l’oublie, comme si la formation tout au long de sa vie n’était pas la même qu’à l’école, quand on apprend des choses œuvrant en soi, des choses qui vous épanouissent, vous rendent davantage auteur de vos propres actes et développent votre capacité d’émancipation pour penser par soi-même, et de discernement. Tout cela est l’objet d’une réflexion permanente dans ma conversation artistique et politique avec le public.
Vous semblez rechercher un éveil, une certaine agitation des esprits dans cette conversation avec le public que vous emmenez dans L’Enfance à l’œuvre vers des textes célèbres de la littérature française : comment le choix des auteurs s’est-il effectué ?
C’est très restrictif, en fait. J’aurais pu faire un choix plus large mais il y a les contingences d’un spectacle d’une heure. Il y a aussi ce que je porte en moi, ce que je ressens et que je veux partager avec des gens : c’est une question d’intimité avec des auteurs que j’affectionne. L’Enfance à l’œuvre n’est pas un spectacle volontariste, pas un spectacle de découverte. C’est une heure en scène avec un public pour partager des textes que je connais. Il n’y a pas d’auteures, pas de femmes : j’aurais bien aimé qu’il y en ait mais c’est aussi un choix d’identification de ma part avec des enfances masculines. Valéry, Gary, Rimbaud et Proust sont quatre auteurs qui creusent cet endroit de l’enfance qui racontent qu’il ne faut pas passer à côté, que c’est un moment non-productif. Ce moment de l’otium, du temps libre qui peut être un temps d’épanouissement. L’Enfance à l’œuvre est un spectacle qui n’a pas de prétention : il s’agit juste de partager, de parler de l’élévation, de la mémoire aussi.
À ce propos, pourquoi avoir tenu à mémoriser les textes plutôt que d’en proposer une lecture ?
Quand on lit, on n’est pas au même endroit : on relie des choses entre elles sur du papier. C’est un acte noble, fort mais là, le travail est différent dans la mesure où je cherche à faire une place à un écho. C’est une caisse de résonnance où je dis des choses que j’entends, en tant que premier auditeur. Ma chambre d’écho se conjugue avec celle du public et ensemble, on crée quelque chose d’autre grâce à cette adresse directe. Ce n’est évidemment pas mon histoire. Pourtant parfois certains le croient – j’en suis plutôt content – et ce, même si ces textes n’ont rien à voir entre eux : de l’un à l’autre, les histoires ne correspondent pas. Il y a des gens qui viennent me voir et qui relient en effet les textes entre eux, alors qu’il y a de la prose, des vers. L’écriture n’est pas la même mais je crois que trouver un fil conducteur sur la question de l’enfance et du temps de l’enfance est une bonne chose.
Selon vous, quelle place accorder à l’éducation artistique dans la formation de chacun ?
Parler d’éducation artistique est particulier parce que cela implique qu’on parle de pratique artistique. C’est une éducation par l’art, avec les outils de l’art : lire à voix haute, dessiner, écrire, faire du théâtre… tous ces outils symboliques, dont l’Homme dispose pour créer des choses. Passer du temps à regarder, à contempler, à créer des représentations du monde est une exigence de ma vie. J’ai découvert tout cela alors que j’étais enfant et j’en ai finalement fait mon métier. Je crois qu’on pourrait tous passer une vie à faire cela et que ce serait très bien. C’est pour cela que j’ai envie que le plus de gens possible s’y intéresse. J’ai toujours trouvé absurde d’imposer aux gens de « gagner leur vie » alors que leur vie, ils l’ont déjà. On confond souvent travail et salariat. Alors qu’on a envie d’œuvrer, de travailler, tous les cadres qui sont imposés dans le salariat sont des endroits de gaines : amener les gens à réfléchir à ce que c’est que le travail me paraît toujours intéressant.
Cela peut-il se faire par l’éducation populaire ?
Oui, car c’est une recherche d’émancipation par des choix individuels ou collectifs qui amènent à ce qu’on voie le monde différemment de celui qui est sous un rapport de domination, comme le subit le client dans la société de consommation aujourd’hui par exemple, dans ces nouvelles formes d’emprise dont il faut briser les chaînes. Cela a toujours été la préoccupation de l’éducation populaire pour empêcher que le monde ne soit divisé en deux catégories : celle des maîtres et celle des esclaves, si on reprend les mots de Condorcet. Dans notre société du loisir et du spectacle, il importe de se libérer des contraintes imposées par la consommation effrénée. Surtout dès l’enfance.
Cette production à destination des jeunes publics vous paraît donc vigoureuse et à même de lutter contre cette régression pulsionnelle. Y a-t-il des écrivains que vous considérez comme militants, qui vous paraissent engagés de manière notable dans cette lutte ?
Par exemple, Dominique Richard récemment primé 1 mais tant d’autres aussi, hommes et femmes. Il faut vraiment parler d’eux, vous avez bien raison de poser cette question. L’écriture à destination de la jeunesse est très importante.
Vous n’êtes donc pas inquiet sur le devenir de cette production littéraire dans les années à venir ?
Je ne suis pas très craintif dans ce domaine. Nous avons mené des combats qui sont près d’être gagnés pour beaucoup même s’il est vrai qu’il y en a toujours de nouveaux. Aujourd’hui, la ministre de la Culture est très portée sur l’éducation artistique. A force de nous entendre et par conviction, elle s’intéresse justement à la question de la pratique. Quand on parle de cela, on parle de l’éducation artistique par la pratique émancipatrice qui enrichit la capacité de création de l’enfant. Je ne crains que le retour de bâton de la bêtise avec la montée des mêmes fascismes, des mêmes rejets de l’autre que ceux d’il y a soixante-dix ans.
Comme vous acceptez volontiers qu’on vous qualifie d’utopiste, on peut se demander à quoi vous rêvez encore…
Je rêve que ce que l’on fait continue comme une tache d’huile pour éloigner les frontières de l’ignorance. Utopiste oui, mais je suis surtout très pragmatique : j’enseigne au CNSAD, à de jeunes acteurs qui seront peut-être moins préoccupés par leur égo que par cette réflexion que nous menons et qui rejoint la question de l’éducation populaire. J’essaye, comme dans les stages que j’anime, qu’il y ait de la pratique dans le sens de l’ouverture, du partage pour permettre à chacun de repousser ses frontières. C’est un travail quotidien en dehors du travail institutionnel comme celui du Conservatoire. Le Centre dramatique national que je dirige, « Les Tréteaux de France »2 a une mission très claire, s’appuie sur tout ce qu’on a évoqué et c’est chaque jour très concret. Au moment où l’on se parle, il y a plusieurs équipes qui font ce travail, qui ouvrent des horizons. Quant à l’ARIA 3.qui rayonne en France et au-delà, c’est un endroit non-institutionnel, associatif qui permet justement à chacun, même s’il n’est pas entré au Conservatoire, s’il n’a pas la possibilité d’une fréquentation régulière des lieux théâtraux, de trouver un endroit dans la ruralité profonde de la Corse, où on peut se former, où des outils sont à disposition comme un grand théâtre en bois, avec des stages tous les jours. Ainsi, comme le colibri de Pierre Rabhi, je remplis ma petite tâche qui consiste à apporter l’eau devant l’incendie et à avancer.
Vos liens avec le public sont solides, tissés au fil de vos expériences théâtrales et dans le cadre de votre activité de formateur également. Y a-t-il un souvenir de ces rencontres, de ces partages que vous gardez plus particulièrement ?
C’est varié, justement parce que ce sont des publics différents que j’ai croisés. Le grand public à la télévision avec Un village français, par exemple. Ces rencontres-là permettent la réflexion sur des sujets importants dans notre société et j’aime ce public avec lequel j’ai de très bons rapports. Mais toucher trente ou quatre-vingt dix personnes, dans quelque chose d’intime, est tout aussi important pour moi. Dans la salle, il y a toujours une jeune fille, un jeune garçon qui éclot ; un homme, une femme qui retrouve de la force dans un moment difficile ; quelqu’un qui retrouve du sens. Toutes ces rencontres vont donc de l’intime au plus large. Certes, Le Village français compte beaucoup maintenant mais Le Soulier de satin dans la Cour d’honneur du Palais des papes, reste également un moment artistique puissant, qui résonne auprès des gens, même après dix ou vingt ans. Enfin, il y a le public à venir. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas très compliqué : j’ai su me protéger de l’étanchéité initiale en entrant dans une notoriété qui m’amène facilement à cette porosité vers les gens. J’ai rejeté aussi une autre étanchéité : le vedettariat qui apporte une sorte de peau de sanglier avec laquelle on se crée de bons remparts, par défense ou à cause de son égo. C’est là qu’on n’est plus en rapport avec le public ni avec le travail. Depuis quarante ans, mon quotidien est juste celui d’un artisan qui de temps en temps s’exprime avec des hauts parleurs quand on le lui permet. Mais je reste poreux et veille à ne pas perdre cette porosité.
References
1. | ↑ | Les Discours de Rosemarie, Dominique Richard, Éditions théâtrales jeunesse (2016), Grand Prix de la littérature dramatique jeunesse 2017. |
2. | ↑ | Centre dramatique national itinérant dont Robin Renucci est le directeur depuis 2011 |
3. | ↑ | Association de Rencontres Internationales Artistiques qui œuvre pour l’accompagnement des pratiques artistiques et culturelles, dans une démarche d’éducation artistique, est basée en Corse, à Stazzona. Robin Renucci en est le président |