Comment passer du statut d'ingénieur agronome et secrétaire fédéral à celui de directeur de compagnie, assistant puis metteur en scène ? Le fribourgeois Julien Chavaz multiplie les défis et les possibles. À la tête du NOF (Nouvel Opéra Fribourg) depuis 2018 après avoir fusionné sa propre compagnie Opéra Louise avec l'Opéra de Fribourg, Julien Chavaz prendra en août 2022 les fonctions de Generalintendant du Theater Magdeburg par le Conseil Municipal de la Ville de Magdebourg. On découvrira la saison prochaine sa scénographie du Dragon d'Or de Peter Eötvös à la Comédie du Genève, ainsi qu'un Guillaume Tell monté à Dublin et à Fribourg. Sa récente résidence à l'Athénée - Louis Jouvet et la qualité de son travail autour de Maeterlinck, Gerald Barry ou Thomas Adès ont abouti à ce passionnant entretien. Rencontre avec un esprit libre, amoureux des formes et des corps, il nous livre sa vision très personnelle du théâtre musical et l'ambition de ses projets.
Julien Chavaz, vous venez de présenter au Théâtre de l'Athénée le Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck et Powder her face de Thomas Adès, deux productions de théâtre musical très différentes… j'oserais dire très disparates aussi. Dans votre actualité, il y a également le fait que vous allez quitter la direction du Nouvel Opéra Fribourg pour voguer vers l'Opéra de Magdebourg. Pourriez-vous évoquer pour nous le parcours qui vous a mené au théâtre et à la mise en scène ?
J'ai longtemps fait du théâtre en amateur, en y consacrant du temps et de l'ambition mais sans jamais prendre conscience que ça pourrait un jour devenir mon métier. Ensuite, j'ai fait des études d'agronomie à l'École Polytechnique de Zurich, j'ai commencé à travailler comme ingénieur puis secrétaire parlementaire… et puis voilà, tout d'un coup sur une sorte de coup de tête, j'ai décidé avec l'équipe avec laquelle je faisais du théâtre de monter la Chauve-souris de Johann Strauss. Je n'avais encore aucune idée de ce que tout cela allait devenir en fait. J'avais vingt-sept ans, je menais mille activités de front, avec beaucoup d'intérêt mais sans que cela ne parvienne à mobiliser toute mon attention. J'ai fait cette première mise en scène et là, j'ai eu comme une espèce de révélation très forte… l'impression de sentir que d'un coup, tout se mettait en place. J'éprouvais des choses très fortes comme ce goût pour l'opéra que j'avais développé depuis mon enfance avec mes parents. La direction d'acteurs et la musique, c'était comme un immense champ qui s'ouvrait devant moi, une porte que j'ai ouverte et qui m'a attirée irrésistiblement. J'ai d'abord voulu travailler comme ingénieur en me disant qu'il fallait que je me donne du temps pour essayer de comprendre ce qui se passait en moi. Comme beaucoup d'artistes, je voulais savoir quelle était ma légitimité et savoir par quoi je devais commencer.
Je voulais monter une structure dans ma région pour me donner un support de production et en parallèle, j'ai fait ce geste très fort consistant à devenir assistant à la mise en scène. J'ai pu ainsi travailler avec des gens importants, dans des grandes maison d'opéra comme Bastille. J'ai vécu cette période comme une sorte d'épiphanie qui a donné à mon parcours de metteur en scène une caisse de résonance, acquérir un réseau et des compétences techniques pour aboutir à une vision très large de tout ce que j'ambitionnais.
Jusqu'en 2017, j'ai mené de front mes activités de théâtre avec ma compagnie Opéra Louise et puis faire de l'assistanat. On m'a contacté pour savoir si je voulais reprendre l'Opéra de Fribourg. C'était une structure qui montait du grand répertoire avec une ambition artistique certes présente, mais clairement traditionnelle. J'ai voulu fusionner ma compagnie avec l'opéra pour avoir le champ libre et avoir en mains une structure beaucoup plus solide financièrement – ça a donné le NOF (Nouvel Opéra Fribourg).
Je voulais donner une identité à cette structure, sortir d'une perspective provinciale consistant à donner Bohême en octobre, Traviata à Noël et Carmen au printemps… le tout avec très peu de moyens. Ce qui m'intéressait, c'était de monter une production de répertoire avec du contemporain et de l'opéra ou du théâtre musical. C'est lorsque des choses ont une identité forte qu'elles prennent de la crédibilité et de la visibilité. On a noué des partenariats ici avec le Théâtre de l'Athénée, on a fait des spectacles en Hollande… on a fait rayonner nos productions sur un principe très simple : faire ce que personne ne faisait. Cette démarche correspondait profondément à mon goût pour la musique contemporaine et le crossover. Je ne voulais surtout pas considérer l'opéra comme l'absolu et intouchable convention, comme une série de principes artistiques dont on use et dont on se sert.
Avec le recul, vous percevez des correspondances entre cette formation scientifique et la fonction de metteur en scène ?
Je pense que ce que je fais aujourd'hui n'a bien sûr rien à voir avec les études que j'ai effectuées. Ceci dit, je crois dans le fond que les études ne sont rien d'autre que le moyen d'acquérir des compétences techniques. Même en exerçant un métier très proche de vos études, vous êtes quand même à côté de ce que vous étudiez. Mon cerveau d'ingénieur reste toujours en moi… avec mon intérêt pour les chiffres et cette capacité à structurer ma pensée. C'est un peu comme si dans une première partie de ma vie, j'avais exercé un métier et dans la seconde, comme si je n'étais désormais qu'une seule et unique chose. Aujourd'hui, je n'ai plus à proprement parler de "métier", ma vie consiste à monter des opéras. Je me lève et je me couche avec ça. Je ne vais pas au travail, je suis devenu mon propre travail.
Comment parvient-on à trouver sa propre voie en tant qu'assistant ?
Tout d'abord, je ne crois pas que l'assistanat soit une étape obligée. Il y a beaucoup de metteurs en scène qui ne sont pas passés par là. Pour moi, cette étape a été décisive est très importante car elle m'a permis de travailler dans des univers auxquels je n'avais pas accès en tant que metteur en scène indépendant. J'ai pu ainsi travailler dans de grandes maisons, avec des chœurs et de grands formats de productions. J'ai autant appris de l'assistanat aux côtés de personnes que j'admirais qu'en étant au service de metteurs en scène qui m'inspiraient moins ou à propos desquelles je pensais que j'aurais pu faire différemment que ce qu'on me demandait de faire. L'assistanat permet principalement d'acquérir de l'expérience décisive. On a une personnalité artistique qui est en nous, et je ne pense pas que le fait de travailler pour un autre artiste puisse nuire à cela.
En dehors de l'aspect pratique, y aurait-il des aspects techniques ou artistiques dont vous vous seriez inspiré ?
J'ai travaillé avec deux metteurs en scène qui m'ont profondément marqué, à commencer par Herbert Fritsch. On ne le voit pas en France, il travaille à la Komische Oper et à l'Opernhaus de Zurich. J'admire dans son travail ce jusqu'au-boutisme esthétique et cette sorte de dadaïsme dans la forme. Et puis, Laurent Pelly bien sûr… surtout pour la partie direction d'acteurs. Je me suis renforcé à ses côtés dans ma capacité à transmettre de l'énergie, une vision et un but à des chanteurs, à des chœurs.
Comment se décide le choix d'une œuvre pour vous ?
Je suis attiré par les ouvrages mystérieux, des ouvrages dont on ne reçoit pas immédiatement toutes les clés de lecture dès la première lecture. J'aime cet entre-deux qui interdit de distinguer entre franche comédie ou tragédie absolue. J'ai l'immense volonté de faire exister des choses qui n'ont pas existé ou qui n'aurait pas existé sous la forme que je propose. Powder her face a connu une quinzaine de productions depuis sa création. C'est seulement la seconde fois qu'il est monté en France et il ne l'avait jamais été en Suisse… C'était pour moi un acte militant de présenter ce spectacle que beaucoup de maisons refusent en raison de ses dimensions relativement réduites, avec seize musiciens et quatre chanteurs.
Je suis un amoureux de la forme. D'où mon intérêt pour la musique contemporaine, qui questionne la forme comme le ferait la peinture ou la littérature. À choisir, je serais plutôt un lecteur de poésie plutôt que de roman ; j'aime transformer les conventions et les mêler avec d'autres. J'aime les ouvrages qui ont une forme inédite ou des ouvrages que je peux modifier pour en donner une forme différente. Je suis également très attiré par les ouvrages qui délèguent une part importante de la narration à la musique, aussi simple que cela puisse paraître. Je suis né dans une famille avec une sœur autiste, une sœur qui connaît des problèmes de langage mais paradoxalement, avec des capacités d'expression musicale à l'opposé de ce langage empêché : des outils musicaux comme une oreille absolue, une capacité à chanter en modulant à la tierce… Dans une situation pareille, vous prenez conscience de la force extraordinaire qui consiste à raconter des histoires avec des outils aussi simples que le chant ou la musique – des outils à la fois plus simple moins ampoulés que la forme écrite.
Quelles seraient les œuvres impossibles à monter pour vous ?
Je n'aime pas les ouvrages à message. Ce sont des œuvres qui obligent à faire le travail à la place du spectateur et parfois on s'ennuie. Je sens qu'on veut trop m'emmener vers un sentiment préconçu ou une direction déterminée. J'aime faire travailler le spectateur et ne pas lui donner d'emblée toutes les clés. Je préfère les retours de spectateurs qui me posent des questions après un spectacle. C'est du travail pour tout le monde un spectacle… et également pour le public.
Dans The importance of being earnest de Gerald Barry, vous parodiez le genre opéra. Est-ce un genre archaïque selon vous ?
Je pense qu'à partir du moment où on a de l'autodérision, on n'est pas archaïque. Toute forme d'art est en elle-même archaïsante ou contient ses propres archaïsmes qui débouchent sur le risque de mourir. Je suis attiré par toute forme d'art qui contient de l'autodérision. Que ce soit le final du premier acte de Cenerentola de Rossini ou The importance of being earnest de Gerald Barry… toutes ces œuvres ont une capacité à affirmer un talent et dans la minute qui suit, à se moquer de la forme et du genre qu'elles utilisent.
Je considère qu'on doit aboutir dans le théâtre ou l'opéra à une forme de modestie – une forme qu'on peut penser contraire à un art dispendieux, où il s'agit de montrer ses pectoraux financiers et créer des costumes mirobolants… J'essaie toujours d'introduire une dose de modestie dans ce que je présente. Quand j'ai monté dans Powder her face, l'air Fancy being rich avec Alison Scherzer, j'étais face à un air extrêmement virtuose, extrêmement difficile sur le plan rythmique. Je lui ai demander de chanter ça comme si c'était de la musique baroque ou du Mozart. Je voulais qu'elle parvienne à un chant absolument détendu, un chant qui fasse sentir à l'auditeur qu'elle avait encore de la réserve en étant encore plus vindicative et revendicative. Je me souviens du dernier air d'Angelina dans la Cenerentola de Laurent Pelly à Genève. La plupart du temps, c'est un festival de fusées et de chevaux au galop… mais là, il avait demandé à Anna Goryachova de chanter cet air comme une enfant apeurée, presque en retrait, comme si elle n'était pas raccord avec son propre talent… j'ai trouvé ça vraiment éblouissant.
Avez-vous des prédilections dans le choix des répertoires que vous abordez ?
J'aime le répertoire joueur, c'est-à-dire un répertoire dans lequel il y a de la place pour la poésie. J'aime quand il y a des nuances entre des parties légères et des parties plus sombres. En quelque sorte, des ouvrages contrastés, et non pas des ouvrages qui utilisent une seule corde esthétique et qui la tirent jusqu'au bout. J'ai du mal avec les œuvres où le sentiment se confond avec la question du Beau. C'est sans doute la raison pour laquelle je n'aime pas beaucoup Puccini, chez qui le sentiment amour-trahison est toujours lié à la phrase bien écrite, le langage de la beauté.
J'aime en revanche, quand le sentiment s'exprime de façon décalée, toujours un peu "à côté". Je me méfie d'une notion un peu simpliste de la beauté. Ce n'est pas Puccini en lui-même qui me dérange, mais surtout l'idée qu'on en a fait, l'idée d'une musique associée avec le "beau sentiment". Je me demande toujours si au théâtre on peut toujours ressentir une émotion collective tout en étant surpris par la forme par laquelle le sentiment nous parvient à percer jusqu'à nous… sans agiter le jingle sentiment amour-guerre-vengeance etc.
Vous travaillez une esthétique qui a à voir avec une forme synesthésique qui cherche à plonger le spectateur dans une forme de transe de perte de repères. Toucher ainsi au concept de l'état de conscience du spectateur, est-ce vouloir dépasser le concept de simplement "mettre en scène" ?
Oui, absolument. Je pense que l'opéra porte en lui quelque chose de synesthésique, indépendamment de ce que peuvent en penser le public et les amateurs d'art lyrique. Je crois qu'il y a une jubilation de l'intérieur de l'être humain à voir un autre être humain chanter et à sentir son corps et son visage être dans un lien mystérieux entre la source et la perception du son. Une grande partie du plaisir de l'écoute vient de ce lien très fragile entre émetteur et récepteur. Tous les chanteurs possèdent avant toute chose une sorte de corporéité qui fait qu'on aime leur art, et qui ne fait pas d'eux des acteurs pour autant. Ils savent jouer la comédie, chanter les pieds au mur mais ils possèdent avant toute chose une incarnation dans le sens premier du terme et que je relie à une notion de charisme vocal. La voix c'est une chose, mais pour fonctionner, il faut que cette voix entre en relation avec un corps. C'est la raison pour laquelle, le premier dessin que je fais avec les chanteurs n'est ni dramaturgique ni psychologique, c'est un dessin corporel. Je commence par placer la voix à l'intérieur d'un corps, à l'intérieur d'une tension. Quand le chanteur s'arrête de chanter, c'est son corps qui prend le relai et qui continue à chanter, à être présent.
Le second aspect de mon travail, c'est que je suis très sensible et attiré par l'idée que la musique doit pouvoir venir de partout. Quand il y a un effet écrit dans la partition, je veux trouver sur scène une correspondance, dans la tension, dans un déplacement scénographique, un déplacement de corps. J'essaie toujours de dépasser cet effet dramaturgique et psychologisant et écouter chaque note qui sort de la fosse pour le relier à un effet-miroir sur scène. C'est un privilège pour un metteur en scène que de pouvoir créer ces équivalences scéniques à la musique.
La synesthésie est également visuelle. Créer de beaux tableaux, des tableaux effrayants, ça fait partie du spectacle. Ce n'est pas pour rien qu'on a inventé les costumes, les décors et les lumières. À titre personnel, je n'utilise pas de vidéos parce que je considère que ça appauvrit le travail. C'est un choix personnel, même si je respecte beaucoup les metteurs en scène qui y font appel. Je m'attache à la question du corps, que ça concerne les acteurs principaux ou les acteurs secondaires.
Percevez-vous l'espace et le décor comme un support sensoriel ?
Chaque ouvrage a ses nécessités, ses manques ou ses suffisances, c'est-à-dire les endroits où le texte et la musique racontent déjà tout. C'est par exemple, la raison pour laquelle j'ai décidé de partir sur une version assez pudique pour le décor de Powder her face. J'estimais que la musique était déjà suffisamment sensuelle et sexuelle. Ce n'était pas mon rôle d'en rajouter, je voulais rendre les choses plus poétiques. Le point de départ part des nécessités du projet et pour ce projet-ci, c'était l'espace mental de la Duchesse que je voulais représenter. L'intrigue est assez simple, c'est une histoire universelle. La temporalité exacte et la véracité des décors ne sont pas au centre. Ce qui m'intéressait, c'était de donner le point de vue d'une femme qui revit sa vie. Dans ce contexte, les personnages qui l'entourent ne sont que les petits diables les petits anges qui accompagnent sa lente descente aux enfers. Le personnage de la Duchesse est face à son miroir et face à ses doutes, d'où le fait qu'ils se transforment tous trois en doubles d'elle-même. Dans Pelléas, c'est complètement différent. On est dans un univers de sens et de symboles, avec pour champ lexical, la lumière et l'eau, deux éléments présents dans le texte présents également sur scène. S'y ajoutent le champ lexical du mystère et de l'inabouti et de l'inachevé. L'idée était d'installer l'action dans une piscine abandonnée qui regrouperait les quinze scènes qui sont autant de changements de lieux. Que ce soit une grotte au bord de la mer, un château ou une forêt profonde... je ne trouvais pas très intéressant de montrer explicitement tous ces lieux. Un metteur en scène se pose toujours la question de savoir "est-ce que je raconte ça ou est-ce que je le laisse à la musique, au texte… ou à l'imaginaire du spectateur ?". Je considère mon travail de metteur en scène comme un travail de renoncement : renoncer à expliquer, renoncer à montrer ou à doubler ce qui se passe. Il y a peu de mouvement dans mes décors, je considère que le théâtre doit revendiquer une certaine forme de pauvreté, surtout par rapport à un art comme le cinéma. La vidéo crée une richesse artificielle, contrairement à la restriction qui crée une forme de poésie. J'aime comparer le théâtre à cette drôle de discipline sportive qui est la marche athlétique. On pourrait courir ces 50 kilomètres plus vite en acceptant de courir, mais on préfère s'astreindre à des contraintes… Demander au même acteur de jouer Yniold et le Médecin, réduire Geneviève à une bande enregistrée. Ça introduit de la poésie.
Quelle différence faites-vous entre musique et son ?
Aucune… et je dois même dire que cela conditionne mes mises en scène. La musique est selon moi, un son qui a atteint un niveau de raffinement qui fait qu'on le considère comme de la musique. Mais entre la musique et un son complètement primaire, comme le chant d'un oiseau, un livre qui tombe par terre… c'est un magnifique champ des possibles. Tout une palette de possibles qui fait allusion à nos sens et à notre curiosité. On peut avoir la musique la plus structurée et la plus complexe, comme celle de Thomas Adès par exemple, mais ce n'est pas quelque chose d'obligatoire pour atteindre la transcendance. Vous pouvez accéder à l'inatteignable avec ce qu'on appellerait du son, du bruit, du "soundscape" – un mot que j'aime bien parce que plutôt que de parler de musique, on parle d'environnement, de "paysage sonore". Dans Pelléas, on a essayé de travailler avec la musique non pas comme une narration mais dans une dimension que j'appellerai écologique. Plutôt que de regarder le petit poisson, je préfère qu'on se pose et qu'on regarde l'aquarium, les couleurs et qu'on se raconte des histoires. Le spectre qui sépare le son et la musique étant selon moi très vaste, je crois que l'avenir de la musique ou du théâtre musical est d'être beaucoup plus à l'écoute de ce spectre qui va du bruit à la musique la plus savante. Je n'ai pas de complexes face à la simplicité du son. De la même façon, la peinture minimaliste n'est pas moins émouvante qu'une peinture très riche en détails.
La voix est-elle selon vous un instrument ? Comment définiriez-vous la vocalité ?
Là aussi, je pense qu'il faut avoir le courage de renoncer à la virtuosité. L'opéra nous entraîne naturellement vers la complexité, vers une accumulation de savoirs et de traditions raffinées, alors que la voix humaine peut produire des sons et des bruits qui sont incroyablement riches mais en même temps, à la portée de tout le monde. On peut trouver presque effrayant de ressentir avec quelle force cette simplicité parvient au Beau. Dans Pelléas, j'ai fait parler les chanteurs et surtout fait chanter les comédiens. Il s'agissait pour moi qu'ils puissent trouver leur note. J'ai voulu en quelque sorte abaisser les conventions de l'art lyrique et accéder au langage du théâtre musical sans passer par la case technique… ce qui n'empêche pas que, je continue à m'intéresser au spectre du son dans sa totalité, depuis l'extrême complexité jusqu'à des formes plus simples.
Quels projets aborderez-vous dans les prochaines saisons ?
Il y a en janvier 2022 au Grand Théâtre de Genève, ma mise en scène du Dragon d'Or (Der Goldene Drache) de Peter Eötvös. Mon projet s'inscrit dans le vaste projet voulu par Aviel Cahn en hommage à Peter Eötvös. Il y a aura également la création de Sleepless (Insomnie), d'après le roman de Jon Fosse. Cet opéra sera coproduit avec la Staatsoper de Berlin. Il sera suivi de projets avec l'ensemble Contrechamps et l'Orchestre de la Suisse Romande.
Le Dragon d'Or représente tout ce que je recherche musicalement. C'est une pièce de théâtre musical d'après la pièce de Roland Schimmelpfennig. L'histoire est très complexe, faite de plusieurs histoires qui lui donnent un profil "choral". On recherche un sentiment qui est pour le dragon le sentiment du drame… et ça ne se finit pas très bien. Eötvös met le spectateur dans un malaise qui va en augmentant. Tout tourne autour de cette dramaturgie, c'est le sel de la pièce. J'adore par-dessus tout le fait qu'il ait imaginé distribuer à cinq rôles, la vingtaine de personnages que comporte l'intrigue. Ce changement de rôles permanent oblige à faire comme quand on raconte une histoire à des enfants, en changeant de voix pour le Loup, la Princesse, le Prince etc. Ça crée une poésie que je trouve admirable. Il s'agira de trouver un langage corporel pour que cette sorte de masse grouillante crée quelque chose de plus fort que les individualités qui la composent.
Un autre monstre vous attend : le Guillaume Tell de Rossini.
Oui, c'est une commande du Irish Opera de Dublin, en coproduction avec Fribourg. Le directeur de Dublin a vu The importance of being earnest et, je ne sais pas au juste si c'est ma suissitude qui l'a inspiré, mais il a eu l'idée de me proposer Guillaume Tell. Bien entendu, montrer la chose telle qu'elle, c'est indigeste, trop long et quasiment inchantable. Mais c'est un vrai projet de mise en scène, avec cette grande ouverture, tous ces interludes et ce chœur omniprésent. Ce sera monté en novembre 2022 à cause des reports Covid. Je peux déjà dire que c'est un projet qui implique et impose un grand geste de mise en scène.
© Charly Rappo