Après Zerlina de Don Giovanni, Gemmira d’Eliogabalo et Pamina de la Flûte ench antée, la jeune soprano américaine incarne Gilda dans la reprise de Rigoletto à l’Opéra Bastille avant de retrouver Paris la saison prochaine avec Norina de Don Pasquale. Des héroïnes auxquelles elle prête son charme juvénile et sa sincérité.
Vous semblez avoir une affection particulière pour Gilda ?
J’aime énormément ce rôle que j’ai chanté à plusieurs reprises, entre autres à La Scala de Milan aux côtés du Rigoletto de Leo Nucci, et que je chanterai encore avec lui en juillet prochain aux Chorégies d’Orange. Gilda est la seule des protagonistes de l’opéra qui sait ce que sont l’honnêteté, la pureté, qui cherche quelque chose de bien plus grand qu’elle même. Elle n’a rien d’une jeune fille ordinaire. Elle a été élevée dans un couvent, elle se sent proche de Jésus, mais elle ne connaît rien du monde. Si elle se sacrifie, ce n’est pas seulement pour le Duc, c’est aussi pour racheter tous les autres, son père, Maddalena… Au milieu de ces gens que la vie a brisés, elle seule a de la force. Si jeune, si ignorante, elle en sait plus qu’eux, c’est incroyable. Elle illumine tout l’opéra.
La mise en scène de Claus Guth présentée à l’Opéra Bastille vous a-t-elle aidée à porter un regard différent sur cette jeune fille ?
Le fait que le décor soit réduit au minimum permet de voir chaque détail de ce que nous faisons. Rien ne vient distraire l’attention, ce qui est essentiel pour la musique mais aussi pour l’intensité dramatique ; nous chantons mais nous devons également être des acteurs. Dans cette espèce de grande boîte, les personnages sont semblables à des insectes observés au microscope. C’est très fort.
Quel souvenir gardez-vous de l’Eliogabalo de Cavalli au Palais Garnier ?
C’était un répertoire entièrement nouveau pour moi, jamais je n’avais interprété d’opéra baroque. J’ai travaillé à New York avec un spécialiste, Neal Goren, qui avait été l’un de mes professeurs et qui avait fondé une petite compagnie lyrique, le Gotham Opera, qui malheureusement n’existe plus ; il m’a expliqué comment aborder ce style et servir au mieux cette musique. Franco Fagioli, mon partenaire, qui chantait le rôle d’Eliogabalo, m’a également fourni une aide précieuse. J’espère que j’aurai d’autres propositions de ce type. On m’a déjà parlé d’un Giulio Cesare de Haendel.
Vous sentez-vous proches des héroïnes que vous incarnez ?
Dans chacune d’elle je retrouve quelque chose de moi. Elles grandissent avec moi, elles évoluent en même temps que j’avance dans la vie et fais des expériences nouvelles. Toutes sont plus complexes qu’on ne le pense. Effectivement, j’ai un lien privilégié avec Gilda ; je l’ai chantée pour la première fois j’avais vingt-trois ans, j’ai moi aussi eu un père très possessif, ce qui explique peut-être pourquoi je lui suis si attachée. Mais Pamina de La Flûte enchantée, Ilia d’Idomeneo, Zerlina de Don Giovanni ont une qualité d’innocence et une énergie qui me touchent énormément. Lorsque j’avais vingt quatre ans, on m’a contacté pour être Mimi dans La Bohème mais j’ai refusé, j’estimais que je n’avais pas assez vécu.
A San Francisco, en novembre 2017, vous aborderez Manon. Est-ce votre premier rencontre avec l’opéra français ?
Pas tout à fait. J’ai travaillé la Juliette de Gounod mais je ne l’ai pas encore jouée à la scène ; à l’époque où on me l’a proposée, je trouvais l’orchestration de l’ouvrage un peu lourde pour moi. Je suis très attentive à mes choix, je tiens absolument à préserver la qualité de ma voix. On m’a demandé Micaëla de Carmen, mais là encore je ne me sentais prête, je n’avais pas la richesse vocale que cela exige. Manon est un rôle long, ce sera un challenge mais chaque prise de rôle est une marche supplémentaire à gravir. Lorsque voici deux ans j’ai accepté Lucia di Lammermoor je me suis dit que j’étais folle mais j’ai étudié avec soin et j’ai réussi. Les risques sont bons s’ils sont calculés ; ils deviennent alors source de force et de connaissance.
Certains de vos collègues trouvent la langue française difficile à chanter ; êtes-vous d’accord avec eux ?
On dit que c’est une langue plate, sans accent tonique mais je trouve qu’elle coule très facilement ; je sens en elle un legato que l’allemand, par exemple, ne possède pas. Lorsqu’on chante en français, les sons sont placés en avant et c’est un avantage. Cela dit, ma langue naturelle, à l’opéra, c’est l’italien, que je parle bien. Je devrais être meilleure en français, ma mère est portugaise et parle plusieurs langues dont la vôtre, et elle me conseille, elle insiste sur l’accent.
En juin 2018 vous revenez à Paris pour Don Pasquale. Etes-vous tentée par le bel canto ?
Je m’amuse beaucoup avec Don Pasquale ; Norina est jeune, pleine de vie, impertinente, à la limite de l’agressivité. J’aime sa personnalité. Je me sens capable maintenant d’incarner Elvira dans Les Puritains de Bellini. Toute jeune, j’ai fait partie des chœurs de l’Opéra de Palm Beach, j’ai participé à des représentations de Lucia et des Puritains et celles qui interprétaient ces personnages m’ont fascinée ; je me demandais comment on pouvait arriver à un tel niveau de technique sans que le public perçoive le moindre effort.
Lors de la création de Heart of a Soldier à San Francisco, en 2011, vous interprétiez deux rôles. Appréciez-vous la musique contemporaine ?
Heart of a Soldier fut une belle expérience parce que la musique de Christopher Theofanidis était bien écrite. J’aime les mélodies, j’ai un tempérament latin, j’ai besoin de ressentir quelque chose, d’être connectée avec le public, et ce fut le cas. En revanche je déteste les partitions atonales.
Même un personnage aussi captivant que celui de la Lulu de Berg ne vous séduirait pas ?
Il est intéressant mais j’ai d’autres idées en tête. Je sais que Teresa Stratas l’a joué à Paris, c’était une cantatrice que j’admirais. A dix ans j’avais vu une cassette vidéo de La Bohème que ma mère avait empruntée ; elle en était la Mimi et je me disais « Voilà ce que je veux faire plus tard ». Je l’ai tellement regardée que je ne suis pas certaine d’avoir rendu la cassette. Si je chante Mimi un jour, ce souvenir m’inspirera. Mais celle qui aujourd’hui m’inspire le plus vocalement c’est Mariella Devia, je l’écoute souvent sur YouTube.
Comment envisagez-vous l’évolution de votre voix ?
Je veux qu’elle soit graduelle. Il est difficile dans notre métier de résister aux tentations et j’ai quelquefois peur d’aller trop vite. Des chanteurs comme Mirella Freni ou Luciano Pavarotti ont pris leur temps et je préfère comme eux cheminer lentement mais sûrement. J’espère bien chanter pendant plusieurs décennies !
Avez-vous encore la possibilité de donner des concerts ?
Oui, c’est une activité que j’aime beaucoup, surtout les récitals avec piano. J’en profite pour offrir aux auditeurs des choses qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre. J’ai un faible pour les compositeurs sud-américains comme Villa-Lobos, ou Francisco Braga.
Vous paraissez vous sentir chez vous à Paris.
J’ai beau être américaine, je suis très européenne dans mes goûts. J’ai voyagé en Europe dès mon plus jeune âge, je m’y sens bien, et particulièrement à Paris. L’opéra est un art européen. Personne ici ne s’étonne lorsque je dis que je suis chanteuse lyrique ; les gens sont plus connaisseurs, leur conversation est toujours intéressante. L’éducation artistique est plus développée en Europe qu’aux Etats-Unis, New York mis à part. Je crains beaucoup pour la culture de mon pays, surtout depuis l’élection de Donald Trump. On sent à Paris une véritable communauté artistique.
Vos prochaines prises de rôles seront Manon, dont nous avons parlé, et Susanna des Noces de Figaro au Metropolitan Opera de New York en décembre 2017. Et ensuite ?
Mon calendrier est plein jusqu’en 2021 ! J’ai eu des propositions d’une maison de disques mais rien n’est signé. Cela dit, je ne fais pas carrière pour être célèbre. Mon désir, c’est de m’améliorer constamment, de devenir une meilleure artiste. Ce métier me donne du bonheur, et j’aime partager cette joie. Le théâtre est une magie que je ne peux pas expliquer, je suis persuadée qu’il y a en lui quelque chose de surnaturel, de même que dans le ballet. Convaincre les gens que vous êtes quelqu’un d’autre pendant trois heures grâce à deux petite cordes vocales qui produisent un son, n’est-ce pas de la magie ? J’aimerais aussi pouvoir dire aux jeunes que tout est possible, les encourager. Jamais je n’aurais imaginé en être là à moins de trente ans ! Et si je l’ai fait, ils peuvent le faire.