Jean-Sébastien Bach a eu la bonne idée de naître un certain 21 mars, premier jour du printemps et c'est la date retenue par le REMA (Réseau Européen de Musique Ancienne) pour célébrer la Journée de la Musique Ancienne, avec plus d'une centaine d'événements à travers l'Europe et au-delà. Le REMA est le coordinateur officiel d'une célébration créée en 2013 par Androulla Vassiliou, ancien Commissaire Européen de la Culture et se déroulant actuellement sous les auspices de l'actuel commissaire Tibor Navracsics avec le soutien de l' UNESCO et de son Directeur-Général pour la Culture, Alfredo Pérez de Armiñán. En 2018 furent organisés plus de 140 concerts dans 24 pays, dont 22 concerts retransmis en direct sur internet, notamment sur la radio en ligne https://remaradio.eu/channel/1-Remaradio-eu.
Cette septième édition est riche en concerts, conférences et manifestations en tous genres à travers l'Europe parmi lesquelles William Christie et Les Arts Florissants dans La Passion selon Saint Jean, en tournée à Londres et à Madrid ; Les Talens Lyriques de Christophe Rousset dans La Divisione del Mondo di Giovanni Legrenzi, à Nancy ; Emmanuelle Haïm qui dirigera Les Boréades de Rameau en version scénique, à Dijon, et l'ensemble vocal belge Vox Luminis au Wigmore Hall de Londres.
Succédant à des personnalités telles que Jordi Savall, William Christie, René Jacobs ou encore Skip Sempé, le claveciniste Jean Rondeau a accepté d'être le parrain de cette édition 2019 de cette Journée Européenne de la Musique Ancienne ; l'occasion pour nous de le rencontrer et d'échanger sur le thème de la musique ancienne et son parcours personnel, tant en ce qui concerne l'interprétation musicale que la transmission auprès de différents publics.
La journée européenne de la musique ancienne vous a choisi comme parrain de son édition 2019. Vous êtes claveciniste mais vous pratiquez également les musiques improvisées, parmi lesquelles le piano jazz. En tant qu'interprète "moderne" d'une musique dite "musique ancienne", que pensez-vous de cette expression ?
Je me suis longtemps posé la question de savoir quel serait le terme le plus adéquat pour parler de la musique ancienne. En réalité, il n'y a pas une mais des musiques anciennes. On peut bien entendu trancher le débat en précisant que ce concept correspond aujourd'hui à l'inverse de ce qu'on appelle "musique contemporaine". Je regrette simplement qu'on regroupe à cette occasion uniquement les musiques de la Renaissance ou des musiques baroques. J'en viens à penser que ce qu'on appelle "musique ancienne" n'est pas une école mais bien un mouvement qui concerne l'interprétation des musiques du passé et qui, d'ailleurs, ne se limite pas à une période. Si ce mouvement s'est étendu aux œuvres du XVIIe ou XVIIIe siècle, c'est parce qu'il a été défendu dès son origine, par des personnes qui ont commencé par l'interprétation de ces œuvres. Désormais, le mouvement et l'appellation "musique ancienne" s'étendent à des musiques antérieures et postérieures à la musique dite "baroque". C'est avant toute chose, un positionnement et une démarche qui réunit des points d'intérêt aussi divers que la musicologie, l'Histoire, l'analyse technique… Et tous ces domaines font progresser l'interprétation de la musique du passé et permettent la remise en question permanente : je ne suis pas féru des certitudes et les idées toutes faites. Je pense que la réflexion sur la facture des instruments, sur la société de l'époque ou le contexte de l'interprétation permet de créer du lien et de mieux comprendre la musique ancienne.
Ces réflexions et ces connaissances constituent-elles un frein à la liberté de l'interprète ?
Pour moi, le concept de liberté se place sur un autre plan. Je pense au contraire, que plus on va avoir de remise en question, de questionnements, de doutes bref, de contraintes - plus ces contraintes seront nécessaires à la liberté. La liberté de l'interprète s'enrichit de toutes ces contraintes. Le mouvement de la musique ancienne est un mouvement de réflexion et de travail sur l'interprétation. Il est difficile de parler du concept de liberté car beaucoup s'approprient le terme avec des sens très différents. Personnellement, je choisirais le terme d'honnêteté pour traduire au mieux l'idée de liberté dans l'interprétation.
Le 21 mars prochain sera la Journée Européenne de la musique ancienne, mais également la date anniversaire de Jean-Sébastien Bach. Votre premier enregistrement lui était consacré, quelle place occupe-t-il pour vous ?
Je ne peux pas nier l'attirance qu'il produit sur moi et le fait qu'il y ait une grande part d'irrationalité dans le rapport que j'entretiens avec lui. Bach est la première musique qu'il m'a été donnée d'entendre. Il a composé pour le clavecin près de vingt heures de musique, il occupe une place fondamentale dans l'histoire. Il a composé une musique qui n'était pas particulièrement novatrice pour l'époque, on peut même dire de sa modernité qu'elle se dissimule sous un style ancien. Bach applique des règles stylistiques très précises et des contraintes formelles extrêmement importantes : Préludes et fugues dans tous les tons, cahiers d'exercices (Übung), cantates (et fugues) tous les dimanches, tel un devoir hebdomadaire. Avant d'être un plaisir, la composition était un travail pour lui. Il vivait dans un environnement austère, dans une province éloignée des grands centres urbains. Bach n'était pas un grand voyageur, comme l'étaient Telemann et Haendel. Il a même fait de la prison pour avoir désobéi à son commanditaire le duc Guillaume II, (ce qui semble difficilement imaginable aujourd’hui). Malgré toutes ces contraintes, il a réussi à écrire une des musiques des plus libre du monde.
Comment est née votre vocation de claveciniste ?
Je ne sais plus dans quel ordre les choses se sont enchaînées. J'ai découvert la musique avec le clavecin. Au tout début, j'entendais un son, pas un instrument. J'étais boulimique et passionné mais surtout, entouré de très bons professeurs. J'ai commencé l'étude de l'harmonie et de la composition. J'ai pratiqué la musique de chambre, le piano, j'ai même essayé d'autres instruments. Je cherchais à expérimenter différents gestes musicaux : le geste de l'écriture et le geste d'improvisation. L'harmonie me semble être capitale dans la formation d'un jeune musicien ; elle permet de comprendre comment se construit la musique. Il peut être utile de se mettre dans la peau d'un compositeur pour pouvoir interpréter une musique, de pouvoir toucher à des problématiques qu’un compositeur que l’on interprète à pu rencontrer.
Récemment disparue fin 2018, Blandine Verlet a été votre professeur durant plus de quinze ans. Que vous a-t-elle apportée ?
J'ai commencé le clavecin avec elle, dès l'âge de six ans. Elle a été mon maître et mon professeur. Quand vous passez autant de temps avec une personnalité aussi marquante, elle occupe logiquement une place très importante dans ma vie, surtout à ces stades de construction de vie. J'ai eu une chance extraordinaire de la rencontrer, c'était une personne unique. Son enseignement était incroyable, empreint de sensibilité, d'une écoute, d'une finesse et d'une intelligence remarquables sous tous les points de vue. C'était extraordinairement puissant, cette façon qu'elle avait de transmettre un savoir et une connaissance, sans académisme aucun. Il fallait toujours qu'on se demande pourquoi on était là et s'assurer que la musique restait toujours au premier plan. Elle faisait en sorte que la vie et l'humain restaient au premier plan. Il est important de dire à un enfant d'ouvrir les yeux et les oreilles, d'être attentif au silence. C'est extrêmement fort de savoir transmettre parfois sans rien dire. On est dans une expérience quasiment mystique, en tous cas spirituelle et poétique.
J'ai eu très jeune l'amour de la transmission et je le fais depuis l'âge de quinze ans. Je dois cette passion à mes professeurs, ils m'ont transmis cet amour de savoir communiquer ce que l'on sait. Je fais des stages et des masterclasses ; au-delà de l'interprétation, c'est sans doute ce que je préfère faire (le plus).
Vous allez jouer avec votre ensemble Nevermind dans le cadre du prochain Festival de Saintes, une commande du compositeur Philippe Hersant. La musique ancienne s'accommode-t-elle de ces incursions dans le domaine contemporain ?
J'ignore encore tout de la partition, nous allons la recevoir dans les prochains jours. C'est étonnant de constater qu'on en revient toujours aux mêmes oppositions : "musique contemporaine" et "musique ancienne". Proposer au sein d’un (même) programme, uniquement de la musique du passé, c’est une idée relativement récente. Dans la majorité des concerts donnés avant le XXe siècle, on ne jouait en majeure/grande partie de la musique « contemporaine », de la musique de son temps. Il est intéressant de voir comment les programmes ont évolué, quelle place occupe la musique du passé à telle ou telle époque. Je suis attaché à la présence de la musique contemporaine. La musique ne peut pas se passer de la création.
Le plus grand danger pour la musique ancienne serait de devenir un patrimoine ?
Que devient la musique une fois qu'on l'entend plus ? Existe-t-elle quand elle ne résonne plus ? C'est pour moi une vraie question et une problématique majeure. La musique a ce pouvoir incroyable de renaître, toutes les fois où elle est interprétée. On peut par exemple jouer Bach comme si c'était la première fois, avec la même surprise et les mêmes étonnements d'une création. C'est intéressant de se demander comment une forme artistique s'inscrit dans le temps et quelle trace elle laisse. Aujourd'hui, la musique est matérialisable dans le temps, notamment par les enregistrements. Elle ne peut pas se contenter d'exister uniquement sur le papier, contrairement à un tableau qui se déploie tout entier au regard du spectateur.
Qu'en est-il d'un patrimoine qui aurait valeur de repli sur soi et sur ses valeurs ?
Je laisse le public écouter ce qu'il souhaite. La création est morte ? Il n'y a pas beaucoup de musique contemporaine dans les programmes ? Je n'ai aucune crainte à ce sujet. Je ne crois pas à l'adage du "c'était mieux avant". La création et l'interprétation évoluent comme des vagues qui tantôt s'accroissent et tantôt diminuent, il y a des périodes riches et des périodes pauvres, mais elles ne penchent jamais que dans l’une ou l’autre au même endroit. Il demeure une forme artistique puissante à toutes les époques quelque part. Il faut simplement creuser au bon endroit et observer la vie musicale, telle qu'elle se déroule ailleurs. Je n'ai aucun jugement vis-à-vis de personne.
Vous êtes tenté par la direction d'orchestre ?
J'ai étudié la direction. C'est passionnant de le faire pour bien comprendre le geste d'écriture et d’interprétation, l’orchestration, la psychologie d’un ensemble, comment faire passer une idée musicale etc. Cependant, je sais très bien que je ne pourrai jamais que diriger sans jouer d’un instrument. Dans le passé, il n'y a pas toujours eu de chef, dans le sens qu'on donne à ce terme désormais, ou il y en avait quand c’était nécessaire. C'est étrange de penser qu'on peut être en train d'agiter les bras devant une cantate de Bach, alors qu'il s'agit avant tout de musique qu’on appelle de chambre. Si l'on respecte le même instrumentarium qu’à l’époque, on peut se passer de direction. Un chef, c'est un terme à prendre au premier degré. C'est une fonction qui implique un rapport avec les musiciens, un rapport parfois psychologique… mais également un intérêt pour l'administration d'un ensemble et même parfois la recherche de sponsors. Moi, je m'intéresse prioritairement au lien à la musique, je n'ai pas l'intention de devenir un chef d'entreprise.
Quels sont vos projets ?
Je vais enregistrer un disque avec le luthiste Thomas Dunford, dans un programme de musiques françaises de la Cour de Versailles qui sortira au printemps prochain. L’année prochaine, j’enregistrerai un ensemble de pièces de compositeurs européens du XVIe et XVIIe siècles sur plusieurs instruments d’époques autour du thème de la mélancolie. À l'horizon 2022-23, j'ai l'idée de créer un spectacle autour du clavecin, avec la présence de musiques nouvelles. J'emploierais naturellement ce terme plutôt que musiques contemporaines en parlant de la création musicale. Les compositeurs s'intéressent rarement à cet instrument et ceux qui le font ne le connaissent pas vraiment. Je ne souhaite pas présenter ces musiques pour clavecin sous la forme d'un concert classique, mais sous la forme d'un spectacle – une forme plus complexe et complete qui invite à un vrai travail d'équipe avec du théâtre, une dramaturgie, de la danse, des décors et une mise en scène. Il y a dans ce projet une forme de risque que j'assume pleinement.
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