Fréquemment invitée à Paris, Anna Caterina Antonacci sera l’interprète principale de Sancta Susanna de Paul Hindemith à l’Opéra Bastille à partir du 30 novembre. Rarement représenté, ce court opéra est pour la premières fois associé au célèbre Cavalleria rusticana, pour former un diptyque mis en scène par Mario Martone et dirigé par Carlo Rizzi.
Interviewée dans sa loge de l’Opéra Bastille à quelques jours de la première de Sancta Susanna, Anna Caterina Antonacci, cheveux courts fraîchement coupés, toujours aussi élégante et disponible, a répondu à nos questions, heureuse d’apprendre qu’elle était la première cantatrice à se prêter à cet exercice pour les lecteurs de Wanderer. Rencontre avec François Lesueur.
En 2011 Mario Martone avait mis en scène à la Scala de Milan le traditionnel diptyque Cavalleria rusticana/I Pagliacci, qu’il a choisi de jumeler pour l’Opéra de Paris au court opéra de jeunesse d’Hindemith, Sancta Susanna. Connaissiez-vous cet opéra avant d’accepter de l’interpréter et que pensez-vous de cette association musicale ?
Non, je dois le confesser, mais cela ne m'a pas empêché d'accepter le projet car l'idée d'associer ces deux titres m'a semblé très intéressante : c'est en tout cas inédit. Je suis souvent poussée par la curiosité, même si mes connaissances ne sont pas aussi vastes qu'elles le devraient et suis toujours heureuse que l'on vienne me proposer des choses, c'est pour moi l’occasion de découvrir des partitions nouvelles qui me mettent à l’épreuve alors que seule, je n’y aurais pas pensé. Le fait de savoir que Mario Martone en était à l'origine m'a évidemment convaincue, car nous nous connaissons depuis plus de vingt ans et avons souvent travaillé ensemble : la première fois il s'agissait de Cosi fan tutte à Naples, puis avec Claudio Abbado nous avons réalisé un Don Giovanni et ici à Paris il y a eu cette merveilleuse production de Falstaff. Sa vision d'Alice à la fois folle et bizarre m'a beaucoup amusée.
Comment travaille-t-on la cohérence d’un diptyque tel que celui qui sera bientôt présenté à l’Opéra Bastille, lorsqu’il ne réunit pas la même distribution, puisque vous partagez l’affiche avec Elina Garanca et Elena Zhidkova qui interprètent Santuzza ?
Je préfère de loin cette option, autrement il faudrait forcément établir des liens entre les deux personnages qui n'existent pas d'eux-mêmes. Je ne cherche pas à lier le pêché charnel de Susanna avec la trahison que n'accepte pas Santuzza. Il y a de l'érotisme dans les deux œuvres, c'est indubitable, on retrouve la notion de pêché, la présence de l'Eglise qui condamne, mais l'expressionnisme de Susanna n'est pas celui de Santuzza. J’avais pensé un jour aborder ce rôle mais j'y ai renoncé, comme à Norma d'ailleurs ! Cela m'est passé, car comme souvent dans ma carrière, j'ai eu peur de devoir aller au-delà de mes moyens. J'en ai donc rêvé mais cela ne s'est pas concrétisé et je pense avoir bien fait, car le « verismo » demande une vocalité trop extrême pour une voix comme la mienne.
La notion de désir, de sensualité est au cœur de la réflexion que va mener Martone sur ces deux ouvrages, ces drames mêlant ouvertement le sacré, l’érotisme et la sexualité. Qui est cette Susanna et comment avez-vous abordé sa psychologie ?
J'ai beaucoup appris ces dernières semaines en répétitions, car en regardant le texte tout restait énigmatique et mystérieux, les questions que je pouvais me poser ne trouvant pas toutes les réponses ; l'expressionnisme ne s'appuie pas toujours sur quelque chose de raisonné dans ce qui est dit ou fait, c'est plus de l'ordre de l'émotionnel et cela doit susciter une réaction. Parfois une simple émotion peut déclencher quelque chose et à d'autres moments ce sont des bruits, des odeurs, des lumières, donc des éléments tangibles, qui font irruption dans la cellule de Susanna et viennent bouleverser sa réclusion dans cette espèce de prison, d'asile de fous, ou de couvent. J'ai réalisé progressivement ce que pouvait représenter la morale pour ce personnage qui vit comme une internée et qui réagit à tout ce qui passe par cette fenêtre qui laisse entrer l'air, mais aussi le bruit des ébats entre serviteurs : cela représente en quelque sorte la révolte contre la morale. Susanna dit peu de phrases et il faut pourtant essayer de traduire toutes les pensées qui l'assaillent, pour que le spectateur puisse en interpréter une partie à sa façon. Ce qui est intéressant c'est qu'il n'y a aucune réponse donnée ; chacun se fera sa propre interprétation. Des éléments de décors seront bien sûr présents dans les deux parties, comme le crucifix et plus encore son image qui deviendra une chose érotique, Jésus étant vu comme un élément de désir pour elle, comme pour toutes les mystiques qui ont juré leur fidélité totale, y compris charnelle, au Christ.
Vous n’hésitez pas depuis plusieurs années à alterner les grands opéras du répertoire, avec des formats de poche je pense à La voix humaine et au Segreto di Susanna, mais également Era la notte et à Altre stelle deux spectacles composés comme des pasticci, par Juliette Deschamps auxquels vous avez participé. Qu’est-ce qui vous attire dans ces ouvrages brefs, concis et resserrés ?
Je n'ai jamais regardé la durée de ces partitions, mais l'intérêt et la valeur musicale de ces œuvres qui sont de véritables bijoux. La voix humaine est une découverte incroyable, au point que je la chante désormais un peu partout avec orchestre, ou piano seul et je peux dire qu'elle m'habite. Lorsque je dois la chanter je suis contente dès le matin, alors que je suis toujours inquiète quand j'ai représentation le soir ; là c'est une joie. La durée n'est donc pas un choix, mais ces petits opéras sont passionnants et m'apportent beaucoup en raison de leur intensité et de leur complexité. Il y a toujours des choses à découvrir et je suis loin d'en avoir fait le tour. Certains rôles même splendides vous donnent parfois l'impression d'être arriver au bout : cela m'est arrivé avec Poppea que j'ai beaucoup chanté, dans de magnifiques productions et avec un succès qui a toujours dépassé mes attentes, alors qu'il s'agit d'une garce, d'une manipulatrice. Malgré cet attachement j'ai senti qu'un jour je devais m'en séparer. J'ai également chanté Nerone, à Paris avec McVicar dans une production mal comprise, à Paris, au TCE, mais le rôle est moins passionnant.
L’opéra d’Hindemith a été composé en allemand, langue que vous chantiez peu avant d’aborder les Wesendonck-Lieder de Wagner et Hans Heiling de Marschner à Cagliari en 2005. Quels rapports entretenez-vous désormais avec cette langue ?
Les rapports n'ont pas évolué de manière significative. J'ai étudié cette langue autrefois, mais elle n'a jamais été aisée pour moi. Heureusement il y a peu de texte dans Sancta Susanna et je suis aidée par un coach, mais je ne peux pas dire que je maîtrise l'allemand et que je suis à l'aise dans cette langue. J'essaie de trouver des images, mais par rapport au français cela n'a rien de comparable ; je me sens encore étudiante et j'ai encore beaucoup à apprendre.
Vous avez la chance de pouvoir revenir régulièrement à des personnages que vous aimez tels que Cassandre, Carmen ou Pénélope, tout en étant invitée à créer des opéras comme Vita et La Ciociara de Tutino. Votre prochain défi est cependant pour 2018 avec cette rarissime Gloriana de Britten, œuvre de commande composée pour le sacre d’Elisabeth II en 1953, qui sera mis en scène par David McVicar, un régisseur dont vous appréciez le travail. Qu’est-ce qui vous a poussé vers ce personnage ?
En effet c'est fabuleux ! David McVicar me l'a proposé et j'en suis ravie. Voilà encore un opéra que je ne connaissais pas et auquel je n'aurais jamais pensé si une personne extérieure ne m'avait pas imaginé dans cette héroïne. Vous savez, je n'écoute pas beaucoup d'opéra et je suis plus cinéphile que lyricophile. Cela ne m'empêche tout de même pas de faire parfois de belles découvertes, comme récemment un document incroyable sur Germaine Lubin, une interview tournée à la fin de sa vie que j'ai écouté fascinée : ce qui me frappe c'est la différence entre les époques. Etre chanteuse autrefois n'a rien à voir avec le métier au nous pratiquons aujourd'hui, l'aura mystique a disparu et retrouver cela même pour quelques instants est précieux. Tout cela pour vous dire que je ne connaissais pas Gloriana, mais que j'ai hâte de m'y mettre. Ce sera à Madrid.
Vous avez récemment déclaré que vous aimeriez beaucoup chanter un rôle comique comme La Périchole ou La grande duchesse de Gerolstein. Vous sentez-vous parfois à l’étroit parmi les grandes figures dramatiques que vous avez pris tant de soin à faire vivre ?
C'est exact et je ne comprends par pourquoi personne ne me propose de tels personnages ? Il y a aussi L'Heure espagnole et tant d'autres ! Je devrais sans doute m'adresser moi-même aux metteurs en scène, mais je suis plutôt indolente et ne vais pas vers les autres, je préfère que les choses viennent à moi. Il faudrait que je prenne les devants, je sais.
On sait votre goût pour la littérature, le théâtre et le cinéma transmis très tôt par votre père : quels sont vos derniers coups de cœur, les artistes qui vous ont impressionnés, ceux en qui vous croyez et qui vont faire parler d’eux ?
Et la musique ! J'adore les films de Xavier Dolan, mais ce n'est pas moi qui les ai découverts. Je suis ce jeune cinéaste avec intérêt et j'ai aimé son dernier, Juste la fin du monde, tout comme Mommy qui m'a également bouleversé. Il a un talent fabuleux, j'aimerais être sa mère (rires). Il y a toujours des films qui me fascinent et me font rêver, j'aime énormément me retrouver dans une salle devant un grand écran. J'ai adoré La grande bellezza de Sorentino, je trouve que Youth est un cran en dessous et j'apprécie aussi l’œuvre de Nani Moretti. Certains de ces artistes passent à l'opéra, ce que je trouve intéressant, car ils ont forcément des choses à proposer ; Dolan pourrait avoir une proposition, regardez ce qu'il a fait avec son dernier film tourné comme s'il s’agissait d'une pièce de théâtre. J'ai vu Père à la Comédie Française, que j'ai beaucoup aimé. J'ai voulu voir Les Damnés par Ivo von Hove mais c'est complet.
Sauf erreur de ma part, vous n’avez pas encore été invitée à chanter à la Philharmonie de Paris : est-ce une salle qu’il vous tarde de connaître et quelles sont celles où vous voudriez vous produire ?
Je n'y ai pas encore chanté, mais j'ai très envie de m'y produire car tout le monde dit du bien de l'acoustique. Je voudrais bien chanter à Vienne, à la Staatsoper. Normalement il est prévu que nous y donnions Les Troyens, mais ce n'est pas encore signé. Peut être pour la fin 2018. Ailleurs, le MET mais cela ne se fera pas, il y un projet avec le New York City Opera, qui est intéressé par Sancta Susanna. Nous verrons.