Patric Seibert est l’une des figures originales du Ring de Frank Castorf. Tout à la fois acteur, assistant metteur en scène et dramaturge, il est depuis 2013 la cheville ouvrière du travail de préparation et de répétition, mais intervient aussi sur scène, de Rheingold à Götterdämmerung, figure muette et dérisoire de cette histoire de Titans.
Nous avons eu avec lui une longue conversation à bâtons rompus, très libre, très chaleureuse, très sensible aussi, où non seulement il nous a éclairés sur les étapes de la préparation de ce spectacle hors normes, mais aussi sur l’ambiance, les personnalités, tout en révélant des aspects inattendus de ce travail.
À lire avec délectation, pour mieux connaître le Ring de Frank Castorf bien sûr, mais aussi tout ce que présuppose une telle production en termes de temps, d’organisation, mais aussi aussi d’amour et de passion.
Quelle est votre formation, et quelle a été votre carrière jusqu’ici ?
Je n’aime pas trop le mot carrière. J’ai grandi en RDA, j’y ai fait mes études secondaires et fait une formation qui s’appelait formation professionnelle avec Baccalauréat, et j’ai fait à côté du bac une formation de cuisinier... car je suis aussi cuisinier. Puis est arrivée la Wende 1, et comme ma situation familiale n’allait pas bien, je me suis décidé à poursuivre mes études supérieures en Russie, puisque que ma mère y était. J’ai candidaté dans trois grandes universités, Saint Petersbourg (qui s’appelait encore Leningrad), Moscou et Novossibirsk. On m’a pris tout de suite à Novossibirsk, avec en plus une bourse, ce qui était très attractif parce que cela me permettait de payer mon logement. Je me suis engagé ensuite à Novossibirsk dans un cursus d’études théâtrales et de mise en scène d’opéra. Cela peut paraître étrange, mais Novossibirsk est très connue pour son opéra, qui a été longtemps le plus grand opéra d’Asie, construit pendant la guerre dans les années 40 par Staline. J’y ai obtenu mon diplôme et puis suis rentré à Berlin, où j’ai essayé de travailler dans les maisons d’opéra de la ville, mais cela n’a pas fonctionné. Mais je connaissais des gens que j’avais connus auparavant au Berliner Ensemble et y suis resté un an, jusqu’à ce qu’un nouveau changement m’amène à la Volksbühne. Je connaissais depuis longtemps ce que faisait Frank Castorf, c’était le théâtre que je voulais faire et qui me fascinait. J’ai passé beaucoup de temps dans les années 1990 à la Volksbühne et égalment au Berliner Ensemble (ou j'ai vu la merveilleuse mise en scène d’Arturo Ui de Heiner Müller avec Martin Wuttke). La Volksbühne était plus qu’un théâtre mais une sorte de mode de vie. On pouvait aller au théâtre, mais aussi manger à la cantine, aller au Roter Salon 2 pour des partys, c’était un lieu global où on pouvait passer beaucoup de temps.
Mais j’ai voulu revenir au théâtre musical, et j’ai candidaté en dehors de Berlin, dans des villes comme Oldenburg ou Coburg où j'ai exercé en tant qu'assistant metteur en scène. À Saint-Petersbourg, j'ai travaillé avec le chef Valery Gergiev et Gottfried Pilz sur le premier Ring monté après la guerre en Russie. J’ai ensuite décroché un engagement ferme à L’Opéra de Cologne auprès de Michael Hampe que j’ai pu accompagner sur des scènes internationales en Amérique du Sud, Athènes, Oslo… mais aussi avec d’autres metteurs en scène comme Vera Nemirova ou Philipp Himmelmann avec qui j’ai monté Don Giovanni à Perm avec Currentzis. Je suis revenu travailler avec Frank Castorf, au moment où le théâtre de Meiningen m'a proposé un poste de chef-dramaturge. J'y suis resté trois ans et demi, j’ai fait beaucoup de mises en scènes et interprété plusieurs rôles en scène.
Dans quelles conditions fut décidée votre participation au Ring ?
Au tout début quand ce projet arriva, j’avais toujours un œil sur ce que faisait Castorf. J’étais en contact avec lui, mais jamais professionnellement. J’ai appris par la presse qu’il allait faire le Ring à Bayreuth et j’ai voulu absolument participer à ce projet. J’aurais donné un œil e pour faire ce Ring ! J’ai remué ciel et terre pour rencontrer Castorf et nous nous sommes vus à Munich, mais je ne savais pas si cela se conclurait par un engagement. Deux semaines après, il m’a appelé pour me dire qu’il avait besoin de matériel et ceci et cela…. J’ai commencé à rechercher, à fournir des enregistrements, à acheter des trucs... Et puis Aleksandar Denić est très vite entré dans la danse.
Comment se sont passés les premiers moments de travail ?
Castorf avait auparavant interrogé Bert Neumann, son décorateur attitré à la Volksbühne, avec qui il a fait tant de choses. Mais Bert a refusé car il ne se sentait pas de le faire en si peu de temps (nous étions déjà mi-2011) et il fallait livrer le projet en mars 2012. Heureusement Aleksandar Denić, le décorateur avec lequel Castorf venait de faire La Dame aux Camélias à Paris, a accepté tout de suite. Denić avait toujours rêvé de travailler à Bayreuth ! Il a répondu "Banco !" et les premières idées sont venues très vite… notamment Bakou et la thématique du pétrole.
Quand nous avons travaillé cette idée, notre fascination première était celle du Feu, ou de l’Explosion. Lors de la « Bauprobe » 3, nous voulions que ça brûle, que ça pleuve, avec du pétrole sur scène, mais c’était difficilement réalisable…
Puis Denić a eu l’idée du Mount Rushmore. Il avait vu sur Internet un Mount Rushmore avec d’autres têtes. Personne ne connaît les têtes des présidents, sauf peut-être Lincoln, et là il y aurait des têtes que tout le monde connait : Marx, Lénine, Staline et Mao (rire).
Puis est venue la question des costumes : Castorf ne connaissait pas exactement la personnalité des chanteurs et nos esquisses n'étaient pas trop parlantes pour eux. Nous ne savions pas trop où nous allions et il était difficile de travailler comme on n'avait pas les chanteurs sous la main. Castorf avait travaillé avec une équipe de quatre costumiers, mais cela ne fonctionnait pas. Vint alors Adriana Braga qui eut immédiatement une idée, un concept.
Nous ne nous sommes pas rencontrés souvent, peut-être cinq ou six fois mais ce furent des rencontres très intensives : on se posait plein de questions. Peut-être devrions nous commencer non par Rheingold, mais par Götterdämmerung ? Nous voyions alors aussi Rheingold dans le décor de l’actuelle Walküre. Les choses n’étaient pas claires et cela a un peu duré avant de trouver des points d’appui précis, et savoir où devait se jouer chaque opéra. L’idée de Wall Street à la fin (une idée qui vient de Wieland Wagner 4 était très claire. Mais Rheingold… pas vraiment.
Castorf était aussi habitué à avoir une amplification électroacoustique pour les scènes mises en scène en espace fermé. Le volume sonore est important dans son théâtre et je savais qu’à Bayreuth cela n’aurait pas fonctionné. Mais il m’a donné pour mission d’aller voir la direction et de demander. Eva Wagner-Pasquier, qui ne connaissait pas le théâtre de Castorf, ne comprenait même pas de quoi je parlais !
Il a été aussi un peu difficile d’organiser la période des répétitions. Avant tout, le théâtre lyrique fonctionne très différemment du théâtre parlé, notamment à la Volksbühne. Castorf y répète normalement une fois par jour, pendant quatre heures, mais les gens sont lessivés après ces quatre heures et n’en peuvent plus parce que c’est très intensif ! Ici on était obligé d’avoir deux sessions de répétitions par jour, dont la première commençait à 10h, ce qui était impensable pour Castorf ! Au mieux il commence à midi ! Bref il y avait des difficultés qui me faisaient dire : « hum, ça va être joyeux quand nous serons sur place », parce qu’en plus, il y avait des problèmes logistiques à résoudre pour organiser un séjour de quatre mois sur place. Mais enfin nous y sommes arrivés !
Et comment les choses se sont-elles passées avec les chanteurs ? Comment ont-ils réagi au départ devant la mise en scène ?
Il y a eu des difficultés variées. Avant tout, nous nous sommes plongés dans Wagner. Qu’est-ce qu’il écrit sur le théâtre ? Comment doit être considéré un chanteur ? Wagner dit qu’un chanteur est un artiste qui est acteur et qui doit aussi chanter. Et puis, il y avait aussi ces rôles si lourds !
Au début nous avons été surpris. Les premières répétitions ont débuté par Siegfried, avec Lance Ryan (Siegfried) et Burkhard Ulrich (Mime). Lance Ryan avait cette décontraction et cette fraîcheur très anglo-saxonne. Il était ouvert à tout et c’était super : «Oh ? Une Kalachnikov ? Of course ! » ...
Burkhard Ulrich était au début très sceptique. Je crois qu’il a détesté. Il ne savait pas ce qu’il avait à faire au premier acte. Mais quinze jours après nous étions tous dans le bain et ça a marché.
Wolfgang Koch n’a jamais posé de problème, il faisait tout sans barguigner, faisait tout avec plaisir et sans hésiter comme fumer sur scène par exemple, autant qu’on voulait. Castorf lui a seulement donné plus de temps pour posséder complètement son rôle sur le plan musical, vu qu’il l’abordait pour la première fois.
La première rencontre avec de vrais « chanteurs d’opéra » a été avec Anja Kampe et Johan Botha. Anja Kampe faisait au début beaucoup de difficultés, elle n’a pas aimé non plus, parce qu’elle ne recevait pas de Castorf des indications classiques. Et avec Botha, nous étions un peu perplexes. Nous ne savions que faire. Il y a d’abord eu un petit conflit avec Adriana Braga qui voulait lui faire endosser un costume qu’il ne voulait en aucun cas porter. C’était insoluble. On a fini par accepter ce qu’il voulait.
Nous avons conclu les répétitions avec Rheingold, et quelques questions de costume avec Okka von der Damerau ; mais très vite est née une dynamique qui s’est d’autant plus développée que nous étions depuis quatre mois comme dans une atmosphère de cloître, nous nous retrouvions souvent aux mêmes endroits en ville et des amitiés se sont développées. On conversait tous les uns avec les autres, et Frank avait un contact direct, et privé, avec les chanteurs. L'atmosphère s’est beaucoup détendue.
En 2013, Martin Winkler faisait un Alberich incroyable que nous aimions tous, parce qu’il travaillait sans filet sur la scène et qu’il y allait franco, tout simplement. Ce qu’il nous a donné a créé un élan tout particulier et a fait que l’atmosphère de Rheingold a tout de suite été très bonne. Du coup, Castorf a senti qu'il pouvait faire plus directement pression sur les chanteurs. Quand il n’est pas là, il manque cette pression, cette sorte de violence (rien de terrible, rassurez-vous !) qui émerge de lui. Personnellement, j’en ai besoin mais ça peut être très difficile à vivre pour des chanteurs qui ne sont pas habitués à ce genre d'approche. Jamais il ne leur donnera des indications du type : "tu entres à droite et tu sors à gauche" ; il se contente de les jeter simplement sur scène dans l’arène… encore faut-il avoir envie d’engager le combat !
Et avec Kirill Petrenko, comment cela s’est-il passé ?
Vraiment très bien. Parce que Petrenko, - je l’ai vu rarement avec des chefs de ce calibre – était toujours là, présent à chaque répétition, sauf bien sûr quand des obligations le tenaient éloigné un ou deux jours. Mais sinon, il était toujours là, tout au long des mois de répétition. Il essayait toujours de trouver une solution avec nous, et s’amusait beaucoup. C’était bien pratique de l’avoir avec nous ! Ensuite, on était tous fascinés de le voir diriger, et très souvent pendant les représentations nous regardions les moniteurs du chef, rien que pour l’observer. Il s’est éloigné progressivement quand le travail avec l’orchestre en fosse a commencé ; il consultait sans cesse les manuscrits, ou les notules de Felix Mottl, et s’est consacré de manière très intensive à l’orchestre, mais il nous a donné un Esprit - c’était fantastique.
En cinq ans, il y a eu de nombreux changements de distribution ? Comment cela s’est-il passé pour Alberich par exemple ?
Nous avons eu la deuxième année Martin Winkler avec nous jusqu’aux répétitions avec orchestre mais son contrat a été brutalement rompu, et Oleg Brijak 5 est arrivé. Nous avions juste deux jours pour lui expliquer la mise en scène, et avons commencé immédiatement le travail avec lui. Il a vraiment essayé de tout faire comme Martin Winkler, il était un peu plus vieux, un peu plus gros, mais il s’est jeté totalement dans le rôle. Il était totalement ouvert par rapport à ce que la situation demandait et très attentif aux exigences de Frank !
Avec Albert Dohmen, tout a changé. Dès le début, il a détesté la production (pour édition 2017, son point de vue a vraiment évolué cependant). On ne savait pas au début comment gérer la chose, comment nous devions réagir. Il ne faisait rien, on ne pouvait pas l’intégrer dans cette mise en scène, il n’était tout simplement pas là !
Cette année, il était plus concerné et désirait prendre plus de plaisir à travailler dans cette production. Il s’est entretenu avec Castorf qui lui a tenu ce discours : "Tu n’aimes pas cette mise en scène ? Très bien ! Alors fous tout en l’air ! Sois agressif ! Fais ce que tu sens ! Sois le vieux c... que tu dois être !". Le résultat, c'est qu'il a joué cette année à un tout autre niveau.
Quelles conséquences a eu le changement de chef?
Cette mise en scène avait déjà trois ans, elle avait son propre rythme, sa propre fluidité, son propre timing, ce qui est relativement important. Et… ça a vacillé d’emblée.Certains moments sont devenus tout à coup très lents, comme la scène du Rhin dans Rheingold, d’autres au contraire incroyablement rapides, comme le premier acte de Walküre. Petrenko fouillait la partition, donnait des accents, des moments forts qui servaient de repères. Il n’y avait plus cette disponibilité et le vent qui sortait de la fosse soufflait désormais dans une autre direction.
Marek Janowski ne voulait rien savoir de ce que les gens faisaient sur scène, et sur bien des points, Castorf voulait parler avec lui, notamment de la place des chanteurs, ce qui irait le mieux, ce serait plus beau... mais non, il refusait d'en parler. Il était juste grincheux (NDLR : Patric Seibert emploie le mot anglais grumpy) et cancanait çà et là sur le spectacle, cela finit par se voir.
Parlons maintenant de votre travail avec Castorf . Quelle liberté ? quelles limites ?
Question difficile. La liberté, c’est celle qu’on peut avoir dans une dictature stalinienne (rire) ! J’ai eu toute latitude pour trouver ou proposer des choses, qui allaient bien dans le cadre de cette mise en scène. Il gardait évidemment le dernier mot en ajoutant : "ça va...ça va pas...c’est trop banal". À partir du moment où une idée est acceptée, j’ai carte blanche. D’un autre côté il était en permanence dans mon dos pour me dire : « C’est nul… c’est terrible… tu dois donner plus de rythme…». Ça me plaçait dans une certaine insécurité… d'autant plus qu'il me faisait rarement des compliments. Il fallait que ce soit particulièrement bon ! J’entendais le plus souvent : "horrible… tout est mauvais… c’est exactement le théâtre dont je ne veux pas…" sans dire concrètement comment ça devrait aller et donner des indications précises sur le rythme (plus d’accélération… ne pas trop aller au rythme des chanteurs, mais contre… etc.)
Un exemple : après l’acte I de Siegfried j’ai un besoin urgent de prendre une douche parce que cela me demande une énergie folle. À la répétition générale pourtant, il trouvait que ça manquait encore d'énergie !". Il dit aussi des choses très importantes et très justes : "Ne jamais jouer dans l’abstraction ! toujours faire des choses concrètes. Tu dois toujours avoir quelque chose à faire, prendre les choses à bras le corps, tout ce qui se passe en scène doit être très concret".
Quelle était la scène la plus difficile de votre point de vue?
Dans la mise en scène, ou pour moi personnellement ?
Les deux
Rheingold va plutôt bien, il y a beaucoup à faire, c’est bien surchargé mais pas si difficile. Le deuxième acte de Götterdämmerung est du point de vue de la mise en scène pour moi le plus difficile, avec des solutions très difficiles à trouver avec la présence du chœur.
Pour mon cas personnel, c’est l’acte I de Siegfried, qui est très exposé, et j’ai beaucoup à faire et ça peut très mal aller. Je ne sais pas toujours comment je vais pouvoir sauver la situation si ça va mal. Rheingold était complexe parce que les répétitions n’ont duré que 12 jours, l’engagement des chanteurs était si grand, ils avaient tant à faire, et cela devenait toujours plus dense, et encore plus dense quand Castorf a utilisé les caméras ! (Sur ce point, voir l'interview de Nadine Weissmann) 6
Quel rapport avez-vous personnellement à Wagner ? Est-ce que le travail à Bayreuth a changé quelque chose ?
Mon premier contact avec Wagner a été l’enregistrement de Tannhäuser par Sawallisch avec Anja Silja, puis vint le Ring de Karl Böhm, avec Windgassen. J’étais fasciné par tout ce qui se passait à Bayreuth et voulais absolument y venir. J’ai trouvé passionnante mon expérience sur le Ring à Saint Petersbourg auprès de Gergiev et Gottfried Pilz dans toute sa complexité. Ensuite, se remettre encore une fois à Wagner, dans ce Ring qui est au départ dans la ligne de Udo Bermbach (écrivain et dramaturge du Ring de Jürgen Flimm à Bayreuth en 2000) selon laquelle c’est la politique qui détruit le monde. Il a fallu se mettre à approfondir Wagner de nouveau, ici, dans ce lieu, dans ces paysages, et cela multiplie les sensations. Ma relation au lieu est devenue plus profonde, et ma compréhension de Wagner plus émotionnelle qu'intellectuelle.
On va parler maintenant de Seibert-acteur dans cette production.
Qui êtes-vous dans cette production ?
(Rires)
Était-il décidé dès le début que vous interviendriez sur scène comme acteur ?
Non, pas du tout. La question « qui suis-je comme acteur ? » est vraiment liée à la personne que je suis et peut-être aussi, à ma recherche dans ce Ring. Cette question a beaucoup à voir avec moi en tant qu’individu, et avec ma relation à Frank Castorf.
Le début du travail était en fait ce personnage de l'Ours dans Siegfried. Il se trouvait que j’étais déjà très présent avec les chanteurs. Je ne sais pas pourquoi Castorf a eu cette idée de me balancer sur la scène. Peut-être parce qu’il a besoin lui-même de quelqu’un sur qui gueuler, quelqu'un qu'il peut traiter comme il traite normalement ses acteurs de la Volksbühne… ce qu’il ne pouvait faire avec les chanteurs.
Frank connaît ma vie, de quelle famille je viens, ce que je suis, mes origines juives, et il trouvait très bien, lorsque nous en parlions le soir, de voir ce Siegfried ramener avec lui une créature, avec de petites lunettes rondes, qu’il traite vraiment mal. Cette créature déniche des livres et ça lui plait... C’est quoi cet homme ? Quelle est son histoire ? Pourquoi ne se libère-t-il pas de sa laisse ? Et il lit tout le temps, en plus ! C’était une sorte de Lucky d’En attendant Godot. Et ça marchait toujours bien quand il voyait qu’il y avait besoin de se poser des questions : ah, il y a quelqu’un d’autre ! Le Ring traite du monde entier, mais l'action se concentre sur 4 ou 5 personnages. Où sont tous les autres ? Ah, il y a là quand même quelqu’un qui s'introduit dans le jeu ! à qui tout est interdit mais qui vit et qui s’occupe ! Je crois qu’il aimait ce que je faisais parce que je ne suis pas vraiment un acteur et aussi parce que je pouvais lui dire plein de choses : j’ai vu beaucoup de ses anciennes mises en scène, et je pouvais dire « Ah ! Oui c’est comme dans Les mains sales…Je comprenais simplement son langage. De toute manière, nous sommes tous des citoyens de la RDA, nous avons lu les mêmes livres, vu les mêmes films, et nous pensons sur la même ligne… Par exemple dans Siegfried, lorsque je peins mon visage en noir. Il y a un dicton allemand qui dit « je me transforme en noir » 7. Et Castorf pensait directement aux procès staliniens, où les accusés disaient « oui, je suis coupable, arrêtez-moi, envoyez-moi au Goulag, je suis un espion ». Tout comme dans le livre de Wolfgang Leonhard 8 Un enfant perdu de la Révolution 9 où il raconte que sa mère accusée d’espionnage avait été arrêtée et envoyée à la Ljubjanka. C’était pure idiotie mais il pensa tout de suite – peut-être juste par masochisme : « Oui c’est sûr ! Staline a bien fait de la jeter en prison ». Et nous avons pensé la même chose, simultanément ! Et ça lui a plu.
Y-a-t-il un espace pour l’improvisation pendant la représentation ?
Cet espace est toujours là. C’est toujours un peu compliqué avec les chanteurs qui veillent à ce que ne soit joué que ce qui a été répété. Quelquefois, après quatre ou cinq reprises, se développe l’idée qu’ici ou là on pourrait faire autrement, plus intelligemment. Pour certains chanteurs, ça ne pose aucun problème, d’autres détestent ça et me tombent dessus dès la fin de l’acte en criant et en demandant pourquoi ça a été si mal…
Par ailleurs, c’est étrange, mais Castorf s’ennuie vite dans ses propres mises en scène quand ça tourne bien. Il n’aime pas ça, alors il fait pression sur moi : « Vas-y, fais du neuf, trouve des trucs !! »
Vous êtes un ours, un barman, un employé de la poste dans ce Ring ?
Je pense que cette comparaison avec le Lucky d’En attendant Godot a du sens. La figure est un peu sibylline, elle n’est pas non plus très solide dans ses convictions éthiques et morales. C’est un opportuniste qui essaie d’être là à n’importe quel prix. Il essaie de rester en vie, dans ce monde dont il ne peut rien embrasser avec bonheur. C’est aussi la misère de ma propre présence sur scène : je ne peux participer à l’opéra et j’essaie à tout prix d’y être. Castorf disait qu’au bout du compte que j'étais une illustration du prolétariat. La figure exploitée par les Dieux. Je crois participer à tant de choses, et je pars toujours. Je suis souvent une victime mais pas toujours, par exemple dans Siegfried II où je manœuvre les caméras de surveillance. J’essaie comme je peux d’entrer dans l’histoire du monde.
Mais à la fin, vous êtes mort, et aussi au début de Walküre.
Dans Walküre, Castorf ne voulait absolument pas de mannequin. On ne sait pas si ce corps est vivant ou pas. C’est une victime, oui ! Mais de la guerre ? Mais de quel côté ? de Siegmund ? de Hunding ?
Vous êtes souvent sur scène et acteur et assistant metteur en scène ?
Oui dans Walküre II, où il est important que les figurants sachent ce qu’ils ont à faire. Je l’ai aussi été quand Oleg Brijak a joué dans Rheingold. J’étais derrière la porte, avec le cahier de mise en scène, pour lui dire quoi faire, où aller, et éviter que ça n’aille mal. Quelquefois aussi pendant les répétitions importantes où Castorf était sur le devant de la scène, il interrompait brutalement et voulait qu’on change de côté : alors je sors de mon personnage et suis de nouveau l’assistant pour organiser les choses nouvelles dans le bon sens.
Avez-vous d’autres projets avec Castorf ?
Oui, on devait faire ensemble De la maison des morts, de Leoš Janáček, à l’opéra de Munich la saison prochaine, mais cela ne marche pas pour moi pour des questions d’agenda. Mais on a un projet ensemble pour le Festival de Salzbourg.
Vous savez, après avoir travaillé quatre mois et demi sur ce Ring à Bayreuth, nous avons continué à Munich avec Le Voyage au bout de la nuit de Céline. Travailler ensemble pendant six mois en continu, ce n’est pas bon. Cela devient une sorte de mariage, de vraie symbiose. Et cela ne va pas. On a besoin de prendre de la distance. Travailler exclusivement avec Frank Castorf, ce serait trop dur.
Parlons maintenant des contenus de ce Ring.
Pourquoi n’aborde-t-il que de manière oblique la question du nazisme ?
Peut-être aurait-on attendu de voir à la fin la Chancellerie du Reich ?? Depuis la 2ème Guerre Mondiale, ce thème a été vraiment labouré. Toute la recherche sur Wagner s’est focalisée sur la question, avec aussi bien des banalités. Wagner n’était pas un nazi (évidemment déjà pour une question de dates !). Il n’avait pas non plus envisagé de solution finale contre les juifs. Il avait des problèmes avec les juifs à titre privé. C’est le reste de la famille qui a eu à ce propos des positions écœurantes.
Nous montrons cette histoire de Bakou, lorsque les nazis voulaient récupérer le pétrole. Et la division de l’Allemagne après la guerre a directement à voir avec les nazis et avec ce qu’ils ont fait.
De là les mécanismes politiques étaient importants à montrer. De plus il n’était pas indifférent pour nous, de par notre propre expérience individuelle, de travailler sur le marxisme-léninisme-stalinisme et de le montrer. Il y a là une sorte de dialectique. Nous avons vécu cinquante ans de marxisme, et notre quotidien n’était pas fait que des nazis. C’est aussi une question de reconnaissance.
Nous avons l’impression que vous avez cette année plus travaillé les détails.
Nous avions cette année un peu plus de temps, parce qu’il n’y avait pas de grands changements dans la distribution. Nous pouvions faire ce que nous voulions faire et travailler les détails de manière plus intensive. Par exemple, nous avons pu discuter avec Catherine Foster et approfondir la signification des cartes à jouer etc. 10.
Nous avons toujours trouvé la scène du Nibelheim dans Rheingold plutôt complexe. Alberich et Mime arrivent en scène déjà prisonniers, puis on les libère et on rejoue la scène, comme pour tourner un film…
C’est exactement ça. C’est pensé comme ça. Nous pensions que ces années 60, 70, 80 sont les années du film, où les images tout à coup valent plus que la réalité : ce qu’on voit à la télévision, voilà la vérité, qui a valeur de preuve. C’est pourquoi nous avons surchargé Rheingold d’images et de films. Celui qui a le pouvoir sur les images a le pouvoir sur l’interprétation de l’Histoire. Ainsi les hommes et les nouvelles sont-elles manipulées. Et cette scène est une mise en scène de Wotan, sur ce qui s’est passé au Nibelheim, où Wotan a le pouvoir sur les caméras et les images et donc sur l’interprétation de la manière dont l’histoire s’est déroulée.
Beaucoup de nos lecteurs veulent enfin savoir : pourquoi des crocodiles à la fin de Siegfried ?
(Rires) Castorf a d’abord pensé à une nouvelle satyrique de Dostoïevski 11, qu’il a lue quand il faisait la mise en scène du Joueur, mais aussi à Charlot le Crocodile 12. Ensuite Frank a pensé Siegfried comme un superhéros, à la James Bond quand il dit "Ein herrliches Gewässer wogt vor mir/Un flux magnifique se libère devant moi", 13. Alors une série de crocodiles, ça ne posait pas de problème !
Et puis il y avait aussi cette vieille histoire autour d'Alexanderplatz : Castorf a grandi à Berlin et il était interdit aux enfants de se perdre dans les soupiraux (sans doute dans la Berlin en ruines), et on racontait aux enfants qu’il y avait des crocodiles depuis la guerre là-dessous.
Nous étions perplexes devant cette longue scène entre Brünnhilde et Siegfried, avec cette musique surnaturelle et si belle, que tout le monde adore. Et Petrenko nous a dit : « Oui, mais ne vous y fiez pas ! ne tombez pas dans le panneau ! Une musique si surnaturelle et si belle ? Cela ne peut être vrai. » Cela ne va pas dans ce monde. Il nous a confirmé qu’il fallait contrebalancer l’effet de la musique. Castorf pensait que sept crocodiles, ça avait quelque chose de pervers, et que c’était vraiment écœurant. Et puis il y avait au début quelque chose qui n’allait pas entre Lance Ryan et Catherine Foster, nous l’avions senti pendant les répétitions. Et cette distance, cette froideur entre les deux nous l’avons sentie et exploitée. Brünnhilde est une femme qui aime absolument Siegfried - elle le veut et elle est passée de Walkyrie à la condition de simple femme pour cela. Siegfried est d’abord très curieux, mais quand il voit qu’elle veut l’épouser, alors sauve qui peut ! Et toute la famille de crocodiles est exactement ce que Brünnhilde n’aura jamais.
Et que pensez-vous des réactions du public ?
Elles sont diverses. L'autre jour à la première de Siegfried, nous étions très étonnés de voir la réaction très positive du public. D’habitude, Rheingold et Walküre était bien acceptés, et Siegfried non.
Plus intéressantes furent les réactions au Götterdämmerung de la première année en 2013. Les gens étaient vraiment touchés. C’était une réaction magnifique, pas mauvaise. Et il est rare de rencontrer un public pareil. À Berlin les gens savent à quoi s’attendre avec Castorf. Des gens m’ont écrit, j’ai reçu des lettres très négatives dont une qui disait « c’était la chose la plus écœurante qui m’ait été donné de voir », mais d’un autre côté, quelqu’un, Heinz Krecji, à Vienne a écrit « La Kalachnikov de Siegfried ou Wagner mésestimé » 14 et vous, vous avez écrit cet abécédaire. Je trouve ça génial qu’une mise en scène puisse déclencher tout ça. Il s’est vraiment passé quelque chose.
References
1. | ↑ | la fin de la RDA et la réunification |
2. | ↑ | le Salon rouge |
3. | ↑ | Très longtemps avant la première, la Bauprobe est la première répétition où les décors apparaissent en volume – ils ne sont pas construits, mais on évoque alors toutes les questions techniques de construction et de fonctionnement du décor, cette phase du travail est une tradition exclusivement allemande |
4. | ↑ | http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46273447.html |
5. | ↑ | disparu dans la catastrophe de Germanwings dans les Alpes |
6. | ↑ | https://wanderer.legalsphere.ch/interview/ne-sais-vivrai-ailleurs-vie-experience-totale/ |
7. | ↑ | pour dire, je suis maso |
8. | ↑ | une autobiographie où il raconte son enfance à l’Est |
9. | ↑ | Die Revolution entlässt Ihre Kinder - https://books.google.fr/books/about/Un_enfant_perdu_de_la_r%C3%A9volution.html?id=0mrOAAAACAAJ&redir_esc=y |
10. | ↑ | https://wanderer.legalsphere.ch/abc/jeu-de-cartes-patience-ou-reussite-ou-solitaire/ |
11. | ↑ | voir notre abécédaire |
12. | ↑ | Un album pour enfants |
13. | ↑ | Siegfried III,3 |
14. | ↑ | Heinz Krecji, Siegfrieds Kalaschnikow oder der missachtete Wagner, Manzsche Verlags- und Universitätsbuchhandlung Wien 2013 |
© Andreas Harbach / Nordbayerischer Kurier
© Marie Liebig
Un commentaire
TRES INTERESSANT ET TRES BELLE MISE EN SCENE INTELLIGENTE,NOUS AVONS VU 2015 2016 ET 2017 UN BEMOL POUR WALKURE EN 2016 AVEC SIEGLINDE MEDIOCRE ET HELAS LA
DISPARITION DE BOTHA.