Célèbre pour ses interprétations verdiennes, la soprano canadienne Sondra Radvanovsky est devenue en quelques années l'une des plus emblématiques représentantes du répertoire belcantiste. Son admirable technique, sa puissance stylistique, son timbre rare et la pertinence de ses interprétations en font la Norma, la Bolena, la Stuarda de référence. En ce début janvier elle était à la fois Paolina et Amelia, sautant d'un avion à l'autre, répétant alternativement à Barcelone et à Paris où nous avons réussi à l'interroger sur son actualité, ses projets et les activités qui lui tiennent à cœur. Sur la scène de la Bastille elle a tenu avec succès le rôle d'Amelia du Ballo in maschera (du 16 au 28 janvier) et est attendue en juin prochain pour Il Trovatore dans la mise en scène d'Alex Ollé.
N'est-il pas dangereux pour votre voix et votre santé de chanter en même temps votre première Paolina de Poliuto1et Amelia du Ballo in maschera ici à la Bastille ?
Euh..... pour tout vous dire ce n'était pas prévu comme cela au départ, car je devais arriver plus tard, mais Anja Harteros a demandé si elle pouvait ne chanter que les trois dernières représentations : j'ai accepté avec plaisir, mais ne l'aurais pas fait si j'avais chanté Norma juste avant, car à ce stade de ma carrière je dois faire attention. Il n'est pas commun d'alterner deux rôles comme ceux-là, surtout aujourd'hui où nous sommes constamment surveillés, ou tout est commenté. Si jamais on rate une note tout peut nous être fatal. J'ai donc réfléchi, puis ai accepté de le faire, mais le plus important est désormais de me reposer. Je vais dormir dix heures par nuit et faire attention à bien me laver les mains pour éviter les maladies. La voix est quelque chose de fragile, vous savez ; au début on peut se permettre de prendre des risques car on est prêt à tout pour se faire aimer et être connu, mais aujourd'hui à bientôt 49 ans, j'ai plus de mal à récupérer, c'est inévitable. Ballo in maschera est heureusement un opéra parfait, je le connais, il est inscrit dans mon corps et, ne riez pas, mais il n'est pas trop fatiguant pour moi, ce n'est pas Norma. Si j'avais dû interpréter un rôle très lourd après Poliuto, j'aurais refusé, mais le chef m'a dit : « Vous savez Sondra, vous chantez les deux avec la même technique c'est pourquoi vous pouvez le faire, vous chantez Ballo comme du bel canto. » Et c'est exact !
Parlons si vous le voulez bien de Poliuto, pièce magnifique de Donizetti, assez peu donnée. Comment avez-vous préparé et construit votre personnage d'un point de vue dramatique et vocal, en imaginant toutes ces variations, colorature et abbellimenti qui vous sont très personnels ?
J'ai construit cet opéra pas à pas. J'ai écouté l'oeuvre pour comprendre qui était Paolina, un personnage intense, que peu de gens connaissent, on connait Norma mais pas Paolina et le faire en concert est formidable, car nous ne sommes pas dérangés par la mise en scène, parfois nous n'en avons pas besoin ; nous pouvons convaincre avec la seule musique et notre interprétation. J'ai donc appris qui elle était avec la musique et puis ai pris du temps surtout pour venir à bout de cette première cabalette, qui a bien failli me tuer. Le chef voulait que je la chante plus rapidement, mais c'était impossible, je le lui ai dit, car je n'ai pas la voix de Lucia et nous sommes parvenus à un compromis. J'ai donc pris le temps nécessaire pour trouver les variations et les mettre en place car vous savez que nous avons chanté la version complète. L'air d'entrée d'Anna Bolena est difficile mais celui de Paolina l'est également, d'autant que les ornementations sont là pour montrer l'état d'exaltation et de trouble dans lequel est se retrouve à l'annonce du retour de son mari qu'elle croyait mort au combat : elle est très mal car elle en aime un autre. Je voulais donc qu'elle soit légère, excitée et comme la tessiture est assez basse, mon coach et moi avons cherché à orner les phrases dans l'aigu ce qui n'était pas toujours facile. Après Ballo je dois aborder mon premier Andrea Chénier, il me faut donc faire attention, comme après Norma en septembre dernier, où j'ai pris du temps pour apprendre, car je ne suis pas quelqu'un qui arrive le matin et chante le soir sans avoir travaillé.
Je suis persuadé que vous avez du beaucoup penser à Maria Callas en chantant Paolina, car je sais que vous l'admirez infiniment et aussi parce qu'il s'agit de la dernière création dans laquelle elle est apparue sur la scène de la Scala en décembre 1960. Comment avez-vous géré toutes ces pensées, ces émotions et cette responsabilité ?
Callas me suit, avec Norma, Bolena et Paolina un personnage particulier, que Leyla Gencer avait interprété en 1975 au Liceu : on a toujours des devancières, mais j'aime particulièrement Callas, et surtout dans ce rôle où je ne veux pas l'imiter. Sa carrière et nos voix sont différentes mais nous avons des points communs, comme les couleurs, le répertoire. Ce qui est frappant c'est que dès que l'on entend sa voix, on la voit immédiatement, on l'imagine en scène et cela est toujours présent dans un coin de mon esprit. Elle est toujours là et je pense souvent à elle. Avant de chanter un rôle qu'elle a marqué, je m'interroge, me demande ce que vais pouvoir apporter de plus, en faisant autrement, car elle était insurpassable. Dans Poliuto j'ai essayé d'apporter une certaine fraicheur, des colorature, des notes hautes, qu'elle n'avait pas pu intégrer à ce moment de sa carrière où elle n'était plus aussi prolixe en vocalises.
A Barcelone vous avez retrouvé votre partenaire Gregory Kunde avec lequel vous avez chanté Lucrezia Borgia, mais également Norma en 2015 au Liceu, qui est un exemple de talent et de longévité vocale. Comment s'est passé le travail avec lui ?
Il est incroyable, en effet, nous avons fait Norma, mais également Lucrezia Borgia et I Vespri siciliani à Torino. Nous nous entendons très bien, c'est un spécialiste du bel canto et un chef brillant, ce que tout le monde ne sait pas. Je suis très heureuse de le retrouver régulièrement car il est toujours le premier à me donner des conseils, à me proposer telle variation, ou telle respiration et il a souvent raison. Nos voix sont assez similaires, nous avons un vibrato commun et le haut de nos voix sont assez spectaculaires ; et il est tellement sympathique.
Vous êtes ici à Paris Bastille pour interpréter Verdi, un compositeur que vous admirez et dans lequel vous êtes très appréciée, pour chanter cette fois Amelia du Ballo in maschera après Les Vêpres siciliennes, Il Trovatore, Don Carlo et récemment Aida. Qu'aimez-vous le plus dans ce rôle de spinto qui n'est pas comparable à celui d'Aida mais qui est tout de même très riche musicalement et dramatiquement ?
En effet ce n'est pas Aida, mais vous savez, j'aime souffrir en scène, vraiment (rires), moi qui suis si heureuse dans la vie. Avec Verdi, trouver de la musique qui explique aussi bien la souffrance, ce n'est pas possible. Amelia vit un drame même si elle ne meurt pas à la fin, ce qui est rare chez ce compositeur, à part Elisabetta dans Don Carlo. J'aime mourir et souffrir et dans Ballo mon passage préféré est le second air « Morro ma prima in grazia » dans lequel je suis accompagnée par le violoncelle solo et où j'essaie de me fondre, en trouvant la couleur de cet instrument, de me couler dans ce legato. Je l'aime énormément car cette musique fait pleurer, mais je la laisse pleurer, et je dois avouer que le soir de la première j'ai beaucoup pensé à Dmitri Hvorostovsky avec qui j'ai chanté ce rôle et qui était un ami cher en plus d'être un grand chanteur : il me manque beaucoup et il va manquer au chant.
Avant d'apprendre le chant, vous avez étudié la flûte : cet instrument vous a-t-il été utile par la suite ?
Oui pour exécuter les ornements et pour chanter plus largement le bel canto. Les colorature écrites pour la flûte doivent être articulées note après note, comme pour le chant. La technique du souffle est similaire, car pour réussir les longues phrases composées par Verdi la flûte est une aide car elle apprend à articuler et donc à maîtriser les nuances marcato, staccato, legato : la même qualité est demandée. D'ailleurs quand vous jouez, si vous mettez plus d'air que nécessaire, le son peut être distordu, pareil quand vous chantez, si vous mettez trop d'air le son peut être mauvais. Si on conserve un peu d'air avec la flûte c'est mieux et quand je chante les notes hautes piano, je les aborde comme s'il s'agissait de la flûte. On doit utiliser moins d'air et l'air doit passer plus vite parfois. C'est comme ça que j'ai appris à faire les notes hautes filées, avec cette idée de l'air.
Vous venez d'une famille où la musique n'était pas centrale, mais vos parents vous ont toujours encouragée à la pratiquer, vous soutenant dans vos études et dans vos choix. Votre voix au départ était différente de celle des autres. Parmi les nombreux professeurs que vous avez eus quels sont ceux qui vous ont aidés à dominer ces désagréments et à passer ce handicap ?
Ohhhhh je me souviendrai toujours de celui qui m'a dit un jour : « Quand tu seras parvenue à dompter la bête fauve qui est en toi, tu auras trouvé la clé de ton succès ». Ma voix était une sorte d'animal sauvage qu'il m'a fallu apprendre dominer, à tenir à distance comme un lion, car ma voix était puissante et ne se laissait pas faire. Chanter fort est quelque chose de facile, mais chanter doucement c'est autre chose et c'est ce que j'ai appris à faire, avec plus de couleurs et de nuances. Ruth Falcon m'a dit un jour : « Tu sais le filet mignon c'est excellent, mais si tu en as au petit déjeuner, à midi et le soir tous les jours, tu vas t'en lasser, il va donc falloir trouver des couleurs, surtout si tu chantes le bel canto et Verdi". Et c'est ce que j'ai essayé de faire, j'ai étudié et c'est comme cela je crois, que je suis devenue une chanteuse intéressante. Aujourd'hui je suis libre de chanter en mettant un peu de bleu ici, de rouge là avec une pointe de vert, je peux choisir et cela évite l'ennui. Bien sûr je peux chanter fort et cela procure beaucoup de plaisir, mais la plus grande joie de ma vie serait de chanter en scène et d'être assise dans le public pour savoir ce que donne vraiment ma voix.
Il vous est certainement facile de comprendre les jeunes chanteurs qui rencontrent ces difficultés en leur apportant vos conseils dans le cadre de ces cours privés ou de ces Master classes que vous donnez. Était-ce une nécessité ou une opportunité de transmettre si tôt, alors que vous êtes toujours en activité ?
Les deux ! Je veux continuer l'opéra car j'aime cela et il est primordial de rester dans le coup. Je crois que mon expérience et ma technique m'ont aidées à construire cette carrière et je veux transmettre ce que j'ai appris à la nouvelle génération. Je peux aider certains jeunes, car j'ai été dans leur situation et au Met j'ai beaucoup appris car j'ai pris le temps de me construire vocalement et mentalement. Aujourd'hui il y a moins de travail pour les jeunes, on peut du jour au lendemain être rayé de la carte, la pression est incroyable et c'est dur. Physiquement il faut savoir jouer, chanter être parfaits et ce n'est pas évident chaque soir. Je veux apporter aux jeunes ce que j'ai moi-même appris car le chant c'est toute ma vie, une passion dévorante.
Vous répétez fréquemment que beaucoup de jeunes chanteurs se contentent aujourd'hui d'écouter les disques et de copier ce qu'ils entendent au lieu de chercher à être eux-mêmes. Vous, au contraire, n'avez jamais voulu copier qui que ce soit, mais avez travaillé à trouver votre propre voix, unique et singulière. Selon vous pourquoi ces jeunes agissent-ils ainsi ?
Je crois qu'aujourd'hui ils n'ont pas le temps de prendre le temps. J'ai pu trouver ma propre voix car j'ai eu l'opportunité de ne pas être mise immédiatement sur le marché. Les jeunes aujourd’hui passent sans la moindre pause de l'Université à la carrière, sans pouvoir expérimenter, chercher. Ils doivent être prêts tout de suite et certains professeurs de chant les y obligent en les forçant à faire comme eux, à reproduire des stéréotypes alors que chaque voix est unique et différente ; je n'ai pas celle de Yoncheva ou de Netrebko, nous sommes tous des individus différents et apprendre la même chose à tous n'est pas une bonne idée. Écouter Callas dans Tosca et l'imiter sur scène c'est facile, mais c'est aller directement vers la chute cinq ans plus tard ! Il faut prendre le temps de comprendre sa voix, certes on ne gagne pas d'argent pendant ce temps, mais la compétition les pousse à agir comme cela. C'est regrettable, car prendre le temps est un investissement sur le futur, sinon on va tout droit à sa perte.
J'aimerai savoir si vous jouez différemment lorsque vous chantez un opéra retransmis en direct sur écran de cinéma ?
Non je ne joue pas différemment, car au Met devant 4000 personnes qui ont payé cher leur billet, qui viennent pour entendre et voir l'opéra comme une expérience, je dois respecter cela, et dans les cinémas les spectateurs doivent aussi réaliser ce que nous sommes en tant que chanteurs, pour comprendre et voir notre travail. Aller contre cela est stupide. De plus ma voix est difficile à enregistrer et avec les micros elle sonne différemment. J'aime que les opéras soient retransmis dans le monde entier pour atteindre ceux qui ne peuvent pas assister aux représentations et vivent dans les montagnes, jusqu'en Russie : ils ont le droit de nous connaître et de voir un opéra, mais j'espère aussi que le cinéma ne remplacera pas l'opéra en live, car c'est aussi échanger et vivre des choses avec le public qui est stimulant. Le public interagit c'est une chose essentielle. Le prix fait aussi que le public préfère choisir le cinéma aux dépens de l'opéra où les tickets sont plus chers. L'Amérique doit faire attention avec cette pratique et doit trouver une solution adaptée, sinon...Vous savez, pour un chanteur, chanter devant une salle presque vide n'est pas amusant.
Vous avez récemment réalisé un exploit en chantant au MET de New York la même saison, les trois Reines Tudor de Donizetti. Est-il exact que vous rêvez maintenant d'interpréter Il Trittico de Puccini dans la même soirée ?
Mais je vais le faire figurez-vous (rires), ce sera mon « nouvel exploit » après les reines donizettiennes, c'est signé en tout cas ; mais j'ai de nouveaux rôles en préparation comme La Dame de Pique et Il Pirata, tandis que je reviendrai à Russalka et à Luisa Miller que je n'ai pas chantées depuis longtemps et à Traviata avec Joseph Calleja (rires)...Je sais que c'est fou, mais j'ai accepté. Je reprendrai également Roberto Devereux en Allemagne et à San Francisco pour ouvrir la prochaine saison et j'ai également un autre projet qui me tient à cœur, les scènes finales des trois Reines en concert pour une tournée en Amérique et en France, sur une idée de Riccardo Frizza.
References
1. | ↑ | opéra de Donizetti donné en version de concert au Liceu de Barcelona les 10 et 13 janvier 2018 |
© A. Bofill (Poliuto)
© Sara Krulwich/New York Times (Ballo in maschera)
© James Salzano (Portrait)