A partir du 30 juin, Jacquelyn Wagner sera la comtesse Almaviva dans la nouvelle production des Nozze di Figaro présentée au festival d’Aix-en-Provence. C’est presque un retour aux sources pour la soprano américaine dont la carrière professionnelle a démarré à Marseille il y a quinze ans. Mozartienne, Jacquelyn Wagner l’est incontestablement, même si, comme elle nous l’explique, son répertoire est en train de s’élargir bien au-delà de ce qu’elle-même croyait possible…
Pamina dans la production Carsen en 2015, Fiordiligi à Garnier à plusieurs reprises, Donna Anna à Bastille en 2019, et maintenant la Comtesse à Aix-en-Provence : en France, on vous connaît uniquement comme mozartienne. Comment vivez-vous cela ?
Ça ne me dérange pas de chanter beaucoup du Mozart, je trouve sa musique magnifique, elle me convient bien. Il y a d’autres choses que j’aime faire, que j’aimerais aussi pouvoir présenter en France, mais c’est très bien comme ça pour le moment. J’ai été très heureuse de chanter Mozart souvent à Paris. J’adore le Palais Garnier, qui est un cadre intime : enfin, tout est relatif, c’est beaucoup plus petit que Bastille, mais ça reste une grande salle. Et c’est un tel plaisir de travailler dans un cadre aussi splendide, avec toute cette décoration, ces peintures.... c’est vraiment fantastique !
A Paris, vous avez participé à des productions controversées par leur modernité, le Don Giovanni de Michael Haneke, le Così fan tutte d’Anne Teresa De Keersmaeker…
En ce qui concerne Così, je trouvais très intéressante l’idée de collaborer avec des artistes venant du monde de la danse, et le travail avec Anne Teresa s’est révélé très différent de tout ce que j’avais fait auparavant. Les danseurs ont une autre éthique de travail, ils ne s’arrêtent jamais. Je n’avais jamais été exposé à cela ; l’élaboration du spectacle s’est faite lentement, car il fallait que tout soit ressenti, essayé ensemble. Cette mise en scène a suscité des opinions tout à fait opposées. Je ne dirais pas que c’est mon spectacle préféré, mais c’était vraiment une expérience neuve. Et le fait que chaque personnage avait son double dansé qui exprimait ses émotions était intéressant. Je m’attendais à ce que cette production soit beaucoup plus exigeante physiquement, mais les mouvements que nous devions tous faire étaient très simples, les choses compliquées étaient réservées aux danseurs ! Je suis revenue pour chacune des reprises, parce que cette mise en scène très précise, chorégraphiée, exige une troupe soudée, surtout quand on dispose d’un temps de répétitions limité.
Avant que vous vous produisiez au festival d’Aix, où avait-on pu vous entendre en France ?
J’ai fait une Clémence de Titus à Strasbourg en 2015, avec Stéphanie d’Oustrac en Sesto, et un Don Giovanni à Toulon en 2014. Et si l’on remonte un peu plus en arrière, Fiordiligi à Marseille en 2006 est le tout premier engagement pour lequel j’ai été rémunérée !
Que du Mozart, donc !
Non, j’ai également chanté Agathe du Freischütz sous la direction de Laurence Equilbey, à Toulon en 2011.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces Nozze di Figaro aixoises que vous êtes en train de répéter ?
Lotte de Beer a des idées que je trouve formidables. Le spectacle aura une dimension tout à fait contemporaine, mais reste une comédie. Elle ne cherche pas à le rendre mélodramatique, il y a beaucoup de détails subtils et d’action très rapide, surtout au deuxième acte, où elle crée une impression de chaos très réjouissante. En répétitions nous rions beaucoup, et j’espère que le résultat sera également agréable pour les spectateurs. La comtesse reste un personnage assez déprimé, mais pas trop mélancolique : elle pense que sa vie est finie, mais sa dépression reste de celles qu’on peut voir dans une comédie, et il y a beaucoup de moments très drôles. Nous n’avons pas encore eu de répétitions avec l’orchestre, mais je sais que Thomas Hengelbrock va proposer une interprétation plus libre, plus vivante que ce à quoi j’ai été habituée jusqu’ici, et je suis très enthousiaste à cette perspective. Et c’est la première fois que je chanterai un opéra en plein air, puisque le spectacle est à l’affiche en ouverture du festival, dans la cour de l’Archevêché.
Vous avez mentionné Lotte de Beer, dont l’Aida parisienne a fait couler beaucoup d’encre. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec elle…
En effet, ce sera même la troisième. En novembre dernier, suite à l’annulation d’une consœur, on m’a propose de chanter Alice Ford dans Falstaff à Malmö. J’avais déjà interprété le rôle à Anvers et Gand, dans la production de Christopher Waltz ; c’est un personnage très amusant à chanter, elle est la meneuse de jeu, même si hélas, Verdi n’a pas prévu d’air vraiment gratifiant pour elle. De son côté, Lotte de Beer a dû entièrement transformer sa mise en scène en peu de temps. Au départ, tout devait se passer dans une basse-cour, tous les personnages étant des poulets, des cochons, des vaches. Mais avec la pandémie, il a fallu revoir le concept, et elle a proposé un travail sur l’image numérique.
Quelle avait été votre première rencontre avec elle ?
En février 2020, j’ai chanté Alcina dans sa mise en scène. J’ai été invitée plusieurs fois à Düsseldorf, et la direction de la Deutsche Oper am Rhein m’a demandé quel répertoire j’avais envie d’aborder. Je ne m’étais encore jamais aventurée dans Haendel, donc j’ai fait quelques suggestions en ce sens, mais Alcina a retenu leur attention. Je suis très heureuse qu’on me donne cette première occasion, où j’ai pu découvrir une tout autre façon de chanter. Cette musique laisse à l’interprète beaucoup de liberté, et chaque représentation peut être différente. On n’a pas à se demander constamment si on chante assez fort pour passer l’orchestre, on peut s’autoriser des pianissimi. J’ai appris à concevoir mes propres ornements, selon ce qui me semblait adapté à ce qui se passait sur scène. L’expérience a été tellement enrichissante que j’aimerais maintenant chanter d’autres Haendel.
Quel a été votre parcours ?
J’ai toujours chanté, c’est la seule chose que je sache faire ! Quand on me demande « Que feriez-vous si vous n’étiez pas chanteuse d’opéra ? », je réponds que je n’en ai aucune idée ! J’ai eu la chance de commencer mes études de chant dans le Michigan avec une professeur merveilleuse, puis j’ai obtenu une bourse pour continuer en Europe. J’ai dû apprendre l’allemand, j’ai passé quelques années à la Deutsche Oper de Berlin, et j’ai réussi à gagner de quoi payer mes factures et rester en Europe !
Cette trajectoire est-elle logique pour les jeunes chanteurs américains ?
Elle est devenue très difficile, et en l’espace de quinze ans, j’ai été témoin d’une évolution qui a complètement transformé nos conditions de travail. J’ai vu le champ se restreindre, avec beaucoup plus de gens qui arrivent dans le métier alors qu’il y a moins de possibilités. J’ai conscience d’avoir eu beaucoup de chance, de ne pas avoir eu à me battre.
Partant de Mozart, comment avez-vous élargi votre répertoire ?
J’avais une idée de ce que ma voix allait devenir au fil des années, et puis cela dépend des grands rôles pour lesquels les théâtres sont prêts à vous embaucher. La grande wagnérienne Deborah Polaski me sert de mentor depuis dix ans. Je veille à n’accepter aucun rôle trop lourd. On me demande parfois de chanter des choses très larges, qui peuvent sembler alléchantes, mais que je redoute de payer plus tard. J’ai refusé beaucoup de propositions parce qu’elles venaient trop tôt : Elisabeth dans Tannhäuser, le rôle-titre dans Jenůfa. Et pour l’impératrice de Die Frau ohne Schatten, c’est vraiment beaucoup trop tôt.
Pourtant, comme votre nom semble vous y prédestiner, vous chantez Wagner...
Oui, mais seulement les rôles « blonds », pas les crazy Wagner ! J’ai chanté Eva plusieurs fois, Elsa au Landestheater de Salzburg, avec Benjamin Bruns qui faisait ses débuts en Lohengrin. La prochaine étape sera Elisabeth dans quelques années, ma professeur pense que je peux commencer à l’envisager même si ce n’est pas pour tout de suite. Mais mon grand amour, c’est Richard Strauss.
Arabella et la Maréchale uniquement ?
Arabella a toujours été mon opéra préféré. Le chanter est une des choses que j'ai vraiment adoré faire. J'ai participé à trois productions différentes, à Düsseldorf (Tatiana Gürbaca), à Amsterdam (Christof Loy) et à Zurich (Robert Carsen). Quant au Chevalier à la rose, je l’ai chanté une fois à Düsseldorf en 2018, et je dois y revenir en octobre prochain à Vienne – pas à la Staatsoper, à la Volksoper, mais j’en suis ravie. Il y a une autre Maréchale en négociation, mais il est trop tôt pour en parler. A part ça, j’ai tenu un petit rôle dans Feuersnot. Je me sens prête vocalement pour Daphne.
Mais pas pour les crazy Strauss ?
Ah ! il y a un an, j’aurais dit que je ne serais jamais ni Salomé ni Elektra ! Mais depuis, tout a changé, sans que ce soit vraiment de mon fait, et je peux vous annoncer que je vais chanter la saison prochaine ma première Salomé. Angela Denoke, qui a elle-même été une grande Salomé, est chargée de la mise en scène, et elle m’a demandé si j’étais intéressée. J’avais quelques appréhensions, je n’étais pas prête à me déshabiller pour la danse des sept voiles, mais elle connaît le rôle si intimement que ce sera une expérience formidable, je n’en doute pas.
A part Micaëla, vous n’avez guère abordé le répertoire français.
C’est vrai. J’ai fait Blanche de la Force dans une petite production estivale, mais on ne me demande pas ce répertoire, les gens doivent penser que je n’ai pas la voix pour ça. Même dans le répertoire italien, je suis assez peu sollicitée. J’ai pourtant chanté Violette, Desdemona, Mimi, mais j’attends qu’on me propose d’autres choses !
Et en musique contemporaine ?
Pas vraiment. Je n’ai rien chanté de plus moderne que Strauss ou Poulenc ! En fait, je ne suis pas sûre que j’accepterais si on me proposait de chanter des choses d’une modernité extrême, car je n’ai pas l’oreille absolue.
Dans quels rôles peut-on vous entendre au disque ?
En DVD, il y a le Così de Paris, un Fidelio capté à St Gall, le plus récent étant une Euryanthe au Theater an der Wien. Et Naxos doit publier un DVD regroupant les meilleurs moments d’une série de concerts organisés au Schinkel Pavillon, une galerie de Berlin-Est, par le réalisateur Jan Schmidt-Garre. En CD, il y a l’Arabella d’Amsterdam. J’ai enregistré un double album avec mon père, qui est corniste à l’Orchestre symphonique de Detroit. Et j’ai eu la chance de réaliser l’un des tout derniers enregistrements qui ont pu avoir lieu avant la fermeture pour rénovation de la Jesus Christus Kirche de Berlin, ce lieu cher à Karajan et à Abbado. Normalement, le studio est réservé 365 jours par an, mais à la dernière minute, j’ai appris qu’un créneau se libérait, donc je suis allée y enregistrer avec le pianiste Hendrik Springer des mélodies de Lorenzo Palomo, un compositeur espagnol que l’on compare parfois à De Falla, sur. Le disque sortira l’an prochain chez Naxos.
Après Aix, vous reverra-t-on bientôt en France ?
Je ne sais pas encore. Je suis en pourparlers avec quelques maisons d’opéra françaises.
Quel est le prochain rôle que vous rêveriez d’aborder ?
La comtesse Madeleine dans Capriccio, sans hésitation !
Juin-juil. 2021: Aix en Provence: Le Nozze di Figaro (Mozart), La contessa
Oct.-nov. 2021: Vienne (Aut.) Volksoper: Der Rosenkavalier (R.Strauss): LA Maréchale
Déc.2021-janvier 2022: Hambourg, Staatsoper, Die Fledermaus (J.Strauss), Rosalinde
© Simon Pauly
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