Pour cet entretien, Thierry Jallet a pu échanger avec Vincent Dussart, metteur en scène de la Compagnie de l’Arcade, implantée en résidence au Mail, scène culturelle de Soissons. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer au festival d’Avignon dans le Off : d’abord, en 2016, à l’Entrepôt où il présentait avec ses comédiens Sous la glace de Falk Richter (L’Arche éditeur, 2008) qui ouvrait un cycle intitulé « Travail » ; puis en 2018, à Présence Pasteur, où nous avons vu Pulvérisés d’Alexandra Badéa dont la mise en scène achevait le cycle à travers lequel chaque spectateur pouvait « interroger son propre rapport au travail » aujourd’hui. Lors de l’édition 2019, la Compagnie de l’Arcade était venue pour lire Ma Forêt fantôme (Actes Sud-papiers, 2002) au Conservatoire d’Avignon, dans le cadre des lectures de la SACD. La mise en scène du texte de Denis Lachaud prend place dans un nouveau cycle dont le titre est « Les Fantômes de l’intime » permettant de réfléchir à ce que « nous portons de notre histoire et de l’Histoire », tout comme Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas, un autre texte d’Alexandra Badea (L’Arche éditeur, à paraître), créé en novembre 2018 au Mail et qui était programmé au 11 Gilgamesh Belleville dans le cadre de l’édition 2020 du Off. La situation sanitaire tendue que nous traversons depuis plusieurs semaines a conduit entre autres, à l’annulation du Festival. Nous parlons ici de cela avec Vincent, de ses projets, de sa confiance dans le théâtre pour le monde d’aujourd’hui.
À Wanderer, on connaît bien votre travail avec la Compagnie de l’Arcade présenté ces dernières années dans le cadre du Festival Off à Avignon. Avant l’annulation de l’édition 2020, vous deviez venir au 11 Gilgamesh Belleville avec la mise en scène d’un texte d’Alexandra Badea. Vous aviez déjà monté un autre de ses textes (NDLR : Pulvérisés publié à L’Arche éditeur, 2012). Vous restez donc fidèle à son écriture...
Menant un projet européen sur le travail, j’ai eu l’occasion de rencontrer Alexandra Badea. Je souhaitais écrire un texte à partir de plusieurs verbatims, et son titre aurait été Pulvérisées, au féminin pluriel. C’est alors qu’une amie me contacte pour me signaler qu’elle venait de voir une pièce intitulée Pulvérisés, au masculin dans ce cas, et dont Alexandra était l’autrice. Je l’ai donc lue avec intérêt, car la coïncidence était tout de même troublante. J’ai tout de suite aimé ce texte car il entrait en résonance avec les recherches que j’avais entamées alors. Alexandra n’a pas participé au projet européen dans lequel j’étais inscrit, mais j’ai quand même décidé de monter Pulvérisés. Je lui ai ensuite passé commande d’un autre texte dont le sujet portait sur la honte et lui ai proposé d’intégrer un chantier avec des chercheurs de l’université de Lille. Nous avons participé à plusieurs séminaires avec eux au cours desquels ils nous ont notamment révélé que leurs différentes spécialités scientifiques n’évoquaient presque jamais le sentiment de honte. À partir de ces échanges avec eux, Alexandra a écrit Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas en 2018. Et nous avons ensuite créé le spectacle. J’aime particulièrement la manière dont son écriture fait s’entrechoquer le réel avec la poésie. Elle a une façon de livrer l’intimité des personnages qui me touche vraiment. Pour autant, je travaille aussi sur d’autres écritures que j’aime autant. Mon prochain spectacle par exemple, s’appuie sur un texte de Denis Lachaud dont le titre est Ma Forêt fantôme. Et il sera créé cette année, en novembre.
Comment avez-vous découvert ce texte de Denis Lachaud ?
J’ai rencontré Denis alors que j’étais comédien, il y a quelques années, au moment de la sortie d’un de ses premiers textes. Je lisais justement des extraits des romans de la rentrée littéraire, à Paris, à ce moment-là. Et le sien dont le titre est J’apprends l’allemand (Actes Sud, 1998) m’avait beaucoup ému. Travaillant à un nouveau cycle de spectacles sur les fantômes de l’intime, c’est-à-dire sur ce que chacun de nous porte en soi de son histoire comme de l’Histoire, de manière inconsciente ou partiellement consciente, j’ai donc d’abord mis en scène le texte d’Alexandra qui aborde la décolonisation et la persistance des rapports de pouvoirs et de soumission, entre hommes et femmes en particulier. Avec le texte de Denis, il s’agit plutôt de parler de la génération frappée par une autre pandémie : celle du Sida. J’ai découvert Ma Forêt fantôme qui aborde ce sujet et qui m’a totalement bouleversé. J’ai eu sans doute envie de parler de ma jeunesse alors. Quand je rayais des noms dans mon carnet d’adresses suite aux nombreux décès qui advenaient. Dans Ma Forêt fantôme, il y a une scène qui se déroule à l’identique. Même si c’est relaté avec une certaine légèreté, j’ai été profondément touché. J’ai contacté Denis qui a proposé de travailler avec la Compagnie sur la première résidence de travail. Elle s’est déroulée au début de cette année 2020 et il a écrit deux scènes nouvelles à cette occasion. C’est un projet qui me tient beaucoup à cœur car il porte une certaine douceur malgré la dureté des faits qu’il aborde. J’y vois là une forme de consolation avec ce passé douloureux qu’on a tendance à oublier.
Vous semblez revendiquer le choix des écritures contemporaines pour traiter ces sujets qui vous tiennent à cœur…
Même si j’ai monté Marivaux il y a quelques années, j’ai toujours besoin des auteurs contemporains qui ancrent leurs sujets dans notre réel. Les problématiques qu’ils touchent me semblent tout à fait importantes à montrer sur scène. L’effet de reconnaissance dans le traitement des blessures d’aujourd’hui est immédiat. J’aime aussi travailler avec des auteurs vivants avec lesquels des rencontres sont possibles, des temps d’activités communes sont possibles. Comme avec Alexandra Badea. Comme avec Denis Lachaud qui, près de vingt ans après avoir écrit son texte, le remanie à la faveur de notre projet de mise en scène, le rend encore plus contemporain pour que ses personnages soient confrontés à ce qui se vit aujourd’hui. C’est assez troublant d’ailleurs car la pandémie de Covid en ce moment n’est pas du tout traitée de la même façon par les médias que celle du Sida dont on meurt encore tellement dans le monde d’aujourd’hui. Revenir dessus me semble vraiment essentiel.
À propos de la pandémie de Covid, le Festival d’Avignon est annulé pour cet été 2020. Quelles sont les conséquences pour la Compagnie de l’Arcade ?
Rappelons d’abord que ce n’est pas la seule manifestation à avoir été annulée. D’autres dispositifs ont été suspendus qui concernaient toutes nos activités. Pour ma part, j’interviens dans des classes à horaires aménagés, dans des groupes d’option en lycée, dans certains cours de conservatoire aussi… Tout s’est arrêté d’un coup. Il a fallu faire face immédiatement en cherchant à sécuriser la compagnie et ses artistes, en sollicitant nos partenaires. Au début, il me semblait que venir à Avignon cette année constituait un risque financier évident pour nous tous et l’annulation a d’abord été un soulagement de ce point de vue. Après l’inquiétude dissipée est arrivée la sidération : j’ai pris conscience que le spectacle pouvait s’arrêter là puisque personne ne pourrait le voir dans le cadre du festival. En dépit de toutes ces inquiétudes, nous avons maintenu la rémunération des artistes qui y participaient. Ce que j’espère à présent, c’est de pouvoir présenter nos deux spectacles l’an prochain à Avignon – et Je ne marcherai plus… et Ma Forêt fantôme. Je ne sais pas encore de quelle manière mais je reste confiant, me disant que nous trouverons les moyens d’y parvenir. Malgré les incertitudes de la Compagnie, nous nous réjouissons par exemple que Pulvérisés soit joué au festival « Le Chaînon manquant » à Laval. Nous souhaitons d’ailleurs qu’il y ait une nouvelle tournée ensuite. La Compagnie de l’Arcade n’est certes pas celle qui est le plus en danger. Nous restons soutenus par les partenaires institutionnels mais cette période reste quand même compliquée à certains égards, avec des conséquences pour les deux prochaines saisons au moins.
Les artistes de la Compagnie ont été préservés, disiez-vous. Faites-vous souvent le choix de travailler avec la même équipe ?
Par fidélité artistique. Pour une certaine qualité de travail aussi. Concernant Pulvérisés, c’était un peu différent puisque une partie des comédiens venait de différents pays cités dans le texte. Il y a des comédiens avec qui j’aime prolonger la collaboration en raison d’une confiance mutuelle, d’une plus grande certitude dans ce que nous accomplissons ensemble, de leur bonne compréhension de mon approche de la mise en scène. Il est vrai que je reste souvent fidèle aux comédiens comme aux autres équipes. Cependant, pour Ma Forêt fantôme, je travaille avec Anthony Pastor et Rose-Marie Servenay, deux nouveaux scénographes, dans une volonté d’ouvrir vers d’autres espaces, avec d’autres costumes, et un autre rapport à la lumière pour ce projet si particulier pour moi. L’environnement sur scène reste toujours éloigné du naturalisme mais la couleur est très présente ici alors que jusque là, j’optais plutôt pour des décors blancs.
Pendant le confinement, vous avez enregistré un certain nombre de capsules vidéo publiées sur les réseaux sociaux et dans lesquelles vous lisiez quotidiennement un texte. Qu’avez-vous retiré de cette expérimentation numérique ?
C’est une proposition que j’ai formulée à la directrice du Mail à Soissons qui les a d’abord diffusées avant que l’Arcade fasse de même après. Il me semblait important de maintenir un lien d’abord sur le territoire où nous nous trouvons et dans lequel nous intervenons beaucoup. J’en ai enregistré vingt-huit au total, ce qui a été très réjouissant à faire. C’était comme un rendez-vous chaque jour qui s’en trouvait embelli dans ce temps de confinement. Chercher l’extrait à lire parmi les Lettres d’intérieur de France Inter par exemple, le choisir, le mettre en voix, enregistrer la lecture, tout cela s’est révélé vraiment agréable. J’ai redécouvert des textes lus il y a longtemps et il était plaisant de les partager grâce aux capsules. Par ailleurs, j’en ai fait d’autres avec mes élèves du conservatoire, ce qui a permis de ressentir davantage les liens existant entre eux ainsi que ceux entre eux et moi. Cela nous a enlevé la tristesse de l’éloignement. Un peu. Nous devions travailler ensemble sur un texte de Yann Verburgh, H. S. tragédies ordinaires. Tout a été évidemment interrompu. Et ces lectures ont finalement permis de nous réunir malgré tout.
Parmi celles que vous avez proposées, nous avons retenu la lecture d’un extrait du texte d’Antoine Dole, À copier cent fois (éditons Sarbacane, 2013).
Nous travaillons dessus avec certains élèves actuellement pour une lecture. C’est vraiment très beau. Antoine Dole l’a écrit comme une pièce et je l’ai d’ailleurs déjà proposé à une option facultative théâtre, il y a peu. C’est un texte qui se prête vraiment à l’expression chorale. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à le lire, comme à lire tous les autres extraits que j’avais choisis en définitive. Il est d’ailleurs fort possible que je recommence l’an prochain. Cela m’a même donné envie de jouer à nouveau.
C’était perceptible, en effet et nous ne manquerons pas de suivre tout cela. En attendant, la situation sanitaire actuelle a frappé fortement le spectacle vivant, comme nous l’évoquions précédemment. De manière générale, quelles conséquences pour le théâtre, selon vous ?
Il est difficile de répondre à cette question pour le moment. Je peux juste dire que l’injonction d’innovation et de réinvention qu’on nous adresse est extrêmement anxiogène. Injuste même. Chaque nouvelle œuvre n’est-elle pas déjà une réinvention ? On nous presse vers le numérique depuis quelques temps car on s’interroge toujours sur d’autres façons de dialoguer avec le public, ce qui dans l’absolu est très bien. Nous l’avons d’ailleurs proposé nous-mêmes pendant le confinement avec les capsules. J’espère seulement qu’il n’y aura jamais d’injonction. Ce serait tout à fait dangereux de l’imposer, à la place du rapport direct en salle. Je pense aussi que le théâtre a déjà résisté à des choses terribles par le passé. Dans des moments pénibles comme celui que nous traversons et où beaucoup souffrent, l’art peut faire lien. Enfin, rappelons que l’élaboration d’une pensée prend du temps, au-delà d’une période de sidération. C’est pourquoi j’espère que ce qui sera préconisé ne s’apparentera pas à des solutions miracles. Notre secteur est fragile et nous en avons pris conscience, une fois encore. Nous nous sommes mutuellement soutenus et je garde l’espoir que nous nous souvenions désormais durablement de notre interdépendance. Nous verrons.
- Pulvérisés, texte d’Alexandra Badea, création le 6 novembre 2018 au Mail, scène culturelle de Soissons ; le 17 septembre 2020, à Laval dans le cadre du festival « Le Chaînon manquant »
- Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas, texte d’Alexandra Badea, création le 6 novembre 2018 au Mail, scène culturelle de Soissons, lauréat du prix de la fédération des ATP ; le 5 mai 2020 (report escompté) à la Manekine, Pont-Sainte-Maxence (60) ; du 3 au 24 juillet 2020 (report escompté) au festival Avignon, Le 11, Avignon (84)
- Ma Forêt fantôme, texte de Denis Lachaud, création le 5 novembre 2020, au Mail scène culturelle de Soissons ; en tournée le 13 novembre 2020 à la Manekine, Pont-Sainte-Maxence (60) ; le 1er décembre 2020 au Théâtre de Roanne (42) ; le 17 mars 2021 : Maison du Théâtre, Amiens (80) ; le 16 mars 2021 : Théâtre Jean Vilar, Saint-Quentin (02)
© Corinne-Marianne Pontoir (Je ne marcherai plus dans les traces de tes pas)
© Anthony Pastor (Ma forêt fantôme)