Le grand public a découvert Benjamin Lazar en 2004 avec un Bourgeois gentilhomme qui a pris à revers toutes les lectures qu'on croyait encore possible. Eclairé à la bougie, avec toiles peintes et diction baroque, on aurait pu croire qu'il se serait contenté d'une approche "à l'ancienne" en recherchant au plus près de la vérité historique des œuvres, décors et costumes compris. On le retrouvera plus tard dans Copi, Stockhausen, Richard Strauss ou Marguerite de Navarre, multipliant à l'envi les univers et les styles. Son travail interroge notre modernité, par le biais d'un théâtre incisif et cultivé. Benjamin Lazar inaugure la nouvelle saison au Théâtre de l'Athénée avec une reprise fascinante de L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune, roman de Cyrano de Bergerac. Nous le retrouvons également dans une nouvelle production : Maldoror d'après Lautréamont, accompagné par les créations sonores et musicales de Pedro Garcia-Velasquez et Augustin Muller.
Vous êtes metteur en scène et comédien, vous avez été formé très tôt auprès d’Eugène Green à la déclamation et à la gestuelle baroques. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre et de ce qu'elle vous apporté ?
J'étais adolescent quand j'ai rencontré Eugène Green, dans le cadre des cours que donnait Isabelle Grellet au collège et lycée Montaigne à Paris. J'ai découvert le répertoire du XVIIe siècle et surtout cette façon très spécifique de l'aborder, cette recherche sur les techniques de l'acteur et plus généralement une imprégnation dans un contexte historique. Eugène Green m'a permis de comprendre l'œuvre le plus possible dans son mouvement de création et ce, afin de restituer ensuite ce mouvement d'une façon contemporaine. Le théâtre baroque était pour lui une recherche contemporaine qu'il mettait en relation avec d'autres pratiques, comme l'écriture et le cinéma. De fait, cette recherche a abouti pour moi à des spectacles baroques mais a aussi inspiré une méthode de création plus globale sur d'autres œuvres, au-delà de ce répertoire.
Ce terme de baroque a un sens étymologique d'irrégularité. Vous aimez mêler les disciplines et les répertoires - de Copi à Stockhausen en passant par Théophile de Viau. Vous définissez-vous comme un metteur en scène baroque ?
En tous les cas, j'aime dans ce terme de baroque le fait qu'au départ, il était présenté comme quelque chose de péjoratif, d'irrégulier… Cette "irrégularité" est aussi synonyme d'imprévisibilité, de surprise, d'un objet qui n'est pas saisissable puisque placée sous le signe de la métamorphose. Je trouve cette notion séduisante. Au XVIIe siècle s'exerçait une tension entre la rationalité et la magie, la pensée scientifique et la pensée magique. Cela a donné naissance à des œuvres fabuleuses. Je me retrouve aussi dans cette tension créatrice que je ressens à un niveau individuel quand jouent entre elles et s'interpénètrent les plaques tectoniques du rêve et de la réalité. Pour ce qui est de mon activité de metteur en scène du répertoire baroque en particulier, je vais vers des auteurs où je sens que la forme s'incarne d'une façon irréductiblement personnelle, et qui, de ce fait, gardent une résonance avec notre monde contemporain. C'est le cas notamment avec Théophile de Viau ou Cyrano de Bergerac, ces auteurs du premier XVIIe siècle qui ont fortement marqué des auteurs plus connus.
En choisissant d'intégrer au théâtre des formes diverses, comme la danse, la vidéo ou la musique, avez-vous l'impression de jouer avec une notion d'impureté ?
Oui, je le ressens moins comme une question d'impureté en tant que telle, bien que l'impureté soit le signe de la vie, du mélange, de la fécondation… c'est surtout parce que je trouve qu'il existe dans l'époque baroque une porosité passionnante entre les arts – porosité que j'exploite et que je transpose dans d'autres domaines. Quand on regarde la technique du danseur, de l'acteur ou du chanteur au XVIIe, on voit très bien que leur sphères d'expression sont assez communes, dans le sens où il y a une musicalité de la voix qui rejoint celle du chanteur, une expressivité rhétorique de la musique instrumentale qui rejoint l'expression vocale, etc. Le danseur lui-même est dans des rapport de corps qui ne sont pas encore dans les grandes extensions de la danse classique, une sphère d'action qui ressemble à celle d'un acteur… tout cela communique beaucoup. C'est de cette manière que j'ai eu le plaisir de travailler il y a quinze ans sur le Bourgeois gentilhomme avec Vincent Dumestre, son Poème harmonique dont Claire Lefilliâtre, et Cécile Roussat et Julien Lubek, les chorégraphes. À la fondation Royaumont, nous avons travaillé les passages autour d'un geste commun, pour avoir le même discours mais dans des modes différents, et rendre évident les passages parlés, dans la pièce de Molière, avec les intermèdes composés par Lully.
Y a-t-il un plaisir particulier d'ajouter à la fonction de metteur en scène, celle de l'acteur ?
Oui, absolument. Quand il s'agit d'un spectacle à plusieurs acteurs, c'est une façon d'être au cœur de la création mais sans la surplomber, sans se prétendre en être le démiurge absolu (rires). En étant acteur, je peux faire corps avec le plateau et mettre en jeu les principes que j'énonce ou que je cherche. Je peux ainsi communiquer avec les autres acteurs en étant moi-même à leurs côtés. Il faut dire que je travaille généralement, dans ces cas-là, avec une collaboration artistique et un regard extérieur forts, comme l'a été Louise Moaty sur plusieurs spectacles.
Vous n'avez pas choisi d'incarner le Bourgeois mais celui de Cléonte et du Maître de philosophie. Est-ce un choix intentionnel ?
Il y avait déjà des évidences de distribution. C'est Olivier Martin-Salvan qui a incarné le rôle ; il n'avait que 21 ans à l'époque mais il possédait exactement ce que je recherchais dans ce personnage : une aspiration à une vie nouvelle qui soit à la fois ridicule, insensée, naïve et touchante. Derrière chaque personnage de Molière il y a un Don Quichotte. Le Bourgeois gentilhomme lui ressemble beaucoup, habité par une lubie alors qu'il n'en a plus l'âge. Il a, comme le héros de Cervantès, cette aspiration au nouveau, cette volonté de faire peau neuve. C'est extrêmement touchant de voir son émerveillement devant des choses simples, comme le son des voyelles et des consonnes dans la leçon de philosophie, que j'interprétais sur scène avec Olivier. Molière a fait référence à un traité de grammaire, qu'il s'amuse à sortir de son contexte. Posée sur une scène de théâtre, cette référence devient un ready-made comique - tout est question de contexte. Avec Louise Moaty, nous avions l'intuition qu'il fallait utiliser une bougie qui passe d'une bouche à l'autre. La force du théâtre s'accompagne d'une matérialité du langage qui rappelle les émerveillement d'un Etienne Binet quand il parle de la voix dans son Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices : "Est-il possible qu’un petit ventelet sortant de la caverne des poumons, ménagé par la langue, brisé par les dents, écrasé au palais, fasse tant de miracles ?" Dans la pièce de Molière, l'émerveillement du bourgeois rejoint l'émerveillement du théâtre à faire naître des mondes par la parole. Pour le choix de Cléonte, c'est que j'ai longtemps joué les rôles d'amoureux avec Louise qui, elle, interprétait Lucile !
Vous avez souvent travaillé autour de Lully ?
C'est le résultat d'une collaboration de longue date avec le Poème Harmonique. Nous voulions mettre en scène la dernière collaboration de Molière et Lully (le Bourgeois gentilhomme)et sa première tragédie lyrique, écrite sur un livret de Quinault : Cadmus et Hermione. Lully n'est pas l'inventeur de la tragédie lyrique mais on sent avec lui que cette forme trouve ses marques et se met en place. Je trouve très intéressant d'inscrire ses pas dans une forme dont on sent qu'elle a pu être nouvelle à une époque donnée. Ça incite, non pas à faire un travail de reconstitution dont il n'est jamais question, mais au contraire, donner un élan de création à l'œuvre pour y trouver du nouveau. En 2018, on a monté Phaéton, une autre tragédie lyrique. La première a eu lieu à Perm, en Russie, avant de rejoindre l'Opéra Royal de Versailles. Cette œuvre pose la problématique du pouvoir usant du spectacle comme instrument de pouvoir. Sans vouloir donner de leçons, il me semblait qu'il y avait du sens à montrer ce spectacle dans la Russie de Vladimir Poutine. À peine avait-on décidé de le faire qu'on apprenait l'invitation faite par Emmanuel Macron à ce même Poutine pour venir le rencontrer à Versailles. Et, à nouveau, on a assisté à une grande représentation du pouvoir, avec traversée de la Galerie des batailles etc.
La tragédie classique selon Corneille ou Racine, ça vous intéresse ?
Oui, ça viendra sûrement. Les amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, c'était déjà une tragédie sans musique. Cette pièce me tenait à cœur parce qu'elle est très précoce, très libre et très shakespearienne avec des changements de tons et quelque chose d'un peu abrupt dans ses transitions. Elle n'est pas aussi polie que les tragédies qui seront écrites par la suite. J'aime ce lyrisme démesuré qui épouse totalement le désir de liberté des personnages.
Le décor de Pyrame et Thisbé était à l'opposé de celui de Cadmus et Hermione…
En effet, pas de pans à l'italienne, pas de machines ou de toiles peintes. Avec Adeline Caron, nous avons poussé les recherches sur l'époque, non pas par souci de "reconstituer" une vérité historique, mais uniquement pour comprendre un mouvement de création et le réinvestir pour créer et inventer quelque chose d'entièrement nouveau. J'aime bien le terme de "découvreur"… la personne qui découvre un trésor devient l'"inventeur" de ce trésor. Il s'agissait dans Pyrame et Thisbé de concentrer l'attention sur les très riches costumes signés Alain Blanchot, et tout particulièrement le goût pour la dentelle. Ce détail s'est décliné à l'ensemble des costumes, avec variations de noirs qui n'étaient pas une vérité historique mais nous semblait juste par rapport à l'intensité de la pièce. Pour les décors, nous trouvions qu'il y avait une telle capacité de Théophile de Viau à dresser les décors dans la parole que le décor en lui-même devenait inutile. déjà à l'époque la description du lieu entrait en interaction avec le décor, comme on peut le voir dans les dessins de Laurent Mahelot. Il s'agissait d'un décor à compartiments dans lequel chaque lieu était représenté par un élément principal , le tout coexistant en même temps sur le plateau. Le spectateur comprenait où se situait l'action selon l'endroit d'où sortaient les personnages, et ce qu'ils disaient.
Je voudrais savoir comment naît chez vous le désir de mettre en scène un texte qui n'est pas du théâtre. Comment et pourquoi mettre en scène des textes comme ceux de Lautréamont ou Pascal ?
Je dois tout d'abord sentir qu'il y a déjà un mystère dans l'œuvre, quelque chose qui résiste à l'analyse et qui fait que chaque lecture l'intensifie un peu plus. C'est ce mystère-là qui me donne envie d'aller voir sur scène ce qui s'y passe. Quand on fait un chemin personnel avec une œuvre et qu'on la présente devant un public, la compréhension du texte est décuplée par cette concentration liée à la représentation, cette énergie cumulée entre la présence du public et l'activité de l'acteur. On peut comprendre une force qui était cachée et qui ne peut pas se révéler autrement. Les situations que proposent le texte éclatent dans un présent et une réalité qu'on ne peut toucher ailleurs, en tout cas en ce qui me concerne. Peut-être certains lecteurs vivent d'aussi grandes intensités dans la solitude, je ne sais pas. D'autre part, il y a généralement pour le XVIIe siècle, une vocalité particulière contenue dans les écrits. J'aime bien cette citation de Scarron : "tu murmureras sans doute, car tout lecteur murmure, et je murmure comme les autres quand je suis lecteur". Quand on lit on vocalise, il y a dans chaque lecteur un acteur. Le texte prend chair quand il est prononcé, comme par exemple dans une lecture publique. C'est tellement évident pour Cyrano qu'il s'adresse au lecteur en disant : "Écoute lecteur".
Chez Pascal, c'est différent. Les Pensées sont un discours qu'il s'adresse à lui-même et aussi à ceux qui doutaient et qu'il voulait convertir. Dans ce texte, il y a une adresse au lecteur, il faut le toucher, l'impressionner, faire agir quelque chose de la parole efficace. Pascal dit dans un fragment que "l'homme se fait à lui seul une conversation intérieure, qu’il importe de bien régler". Je trouve cette phrase très impressionnante et très juste. C'est cette conversation intérieure que je mets en scène chez Pascal, plus que celui du prêcheur. Isidore Ducasse - le comte de Lautréamont - a été très impressionné par la lecture de Pascal, au point d'en reprendre, en les retournant, des phrases entières dans ses Poésies.
Pour Cyrano de Bergerac, il y a aussi une très grande théâtralité. C'était un homme de théâtre et il se met en scène. Il y a une présence corporelle dans son texte qui le montre en chair et en os, avec son corps qui essaie de s'envoler, meurtri par les chutes, en prise à des sensations très fortes, c'est très physique. Ça incite à l'incarnation, avec des défis par rapport au fait que, contrairement au théâtre, le livre peut tout se permettre. La force du théâtre ne consiste pas à donner à voir toutes les images mais à inciter les spectateurs à les faire fructifier dans leur imagination.
Quinze ans séparent désormais L'Autre Monde ou les états et empire de la lune de Maldoror. Avez-vous voulu faire un parallèle entre ces deux textes ?
Cyrano est un frère qui m'accompagne depuis longtemps. Derrière cette idée du diptyque que je propose au Théâtre de l'Athénée, il y a ce mouvement apparemment inverse d'une envolée dans la lune avec Cyrano et d'une plongée dans les profondeurs de l'océan et du cœur humain avec Lautréamont. Ce sont deux auteurs qui se rejoignent sur plusieurs plans, à commencer par le fait qu'ils ont été chacun dans son style, deux marginaux de la société et de la littérature. Ils expriment une forme de radicalité et de liberté dans la façon de faire de leur livre un lieu de rencontre, une réalité par laquelle ils se présentent physiquement et se confrontent aux grandes questions et aux grandes angoisses existentielles. Cette envolée et cette plongée vont dans le même sens. En quelque sorte, je peux dire qu'ils se rejoignent dans les extrêmes.
Il y a quelques années, vous avez travaillé sur Sade dans un spectacle écrit pour le Musée d'Orsay. Est-ce qu'on retrouve cette dimension du mal chez Lautréamont ?
J'ai vraiment traité Maldoror en tant que tel, sans essayer de le relier à un avant et un après. Par exemple, ce n'est pas parce qu'il a inspiré les surréalistes que je voulais en faire un surréaliste. Lautréamont est sans doute un lecteur de Sade et le choix de ce "comte" de Lautréamont n'est pas étranger au fait qu'il y a un "marquis" de Sade… mais ce ne sont pas les mêmes personnes, ni les mêmes générations… Lautréamont est un très jeune homme au moment où il écrit Maldoror. Ceci dit, il y a chez les deux une façon de considérer la cruauté comme une sonde lancée pour mesurer l'infini et voir jusqu'où on peut aller et tenter de briser les limites imposées à l'homme. L'un et l'autre expriment une sorte de lucidité sur le cœur humain. Ils regardent en face et mettent à jour la cruauté comme un élément structurant toute la société. Lautréamont, comme d'ailleurs Sade, est un être qui laisse parler ses fantasmes mais c'est aussi un être lucide, qui s'exprime avec beaucoup d'humour. C'est ce que j'ai voulu montrer dans ce spectacle, et qui était aussi présent chez Cyrano. Je pourrais parler également de Cyrano de Bergerac et de Lautréamont en disant, avec des modalité d'expression différentes, qu'ils font ce pas de côté et prennent du champ avec le monde pour dire avec beaucoup d'humour, en constater l'irrécupérable bordel !
À quoi va ressembler ce Maldoror que vous montez à l'Athénée ?
Comme dans L'Autre Monde ou les Etats et Empires de la Lune, nous avons voulu épondre par une sobriété scénographique à la dimension très forte de la langue. Il fallait laisser de la place à cette langue et ne pas remplir l'espace scénique. Comme chez Théophile de Viau, la langue se déploie dans un espace laissé assez simple et structuré par le son. Pedro Garcia Velasquez et Augustin Muller interviennent comme des sculpteurs d'espaces sonores avec des jeux de récurrences et des échos… Leur musique s'inspire d'une recherche très systématique faite sur le traitement du son dans les Chants de Maldoror. Outre le lyrisme de la langue, indiqué dans le titre, il y a dans le spectacle tout un vocabulaire relatif à la présence quasi imperceptible du son, pouvant parfois aboutir à des tempêtes fracassantes. Isidore Ducasse aimait ce contraste. Il fait une sorte d'autoportrait à la fin du quatrième chant : on y voit un jeune homme dans son meublé au cinquième étage, penché sur sa table de travail et qui entend les vibrations presque imperceptibles d'une feuille accrochée à un clou. Cette vibration est comme celle d'une aile de moustique ou d'une voix qui lui murmurerait quelque chose à l'oreille. Le travail de Pedro et d'Augustin imitent ce crescendo qui va de l'aile de papillon jusqu'à des tempêtes sonores. Il y a un double travail sur la musique invisible, immatérielle… En définitive, tout est quasiment invisible. Il y a quelque chose qui vibre au plateau, comme ces automates qui rappellent la matérialité du son. La musique électronique se mêle à une musique composée spécialement pour le spectacle écrite par Pedro pour un quatuor réunissant une flûte, deux altos et un violoncelle (Claire Luquiens, Andrei Malakhov, Vladimir Percevic, Askar Ishangaliyev). La scène n'est cependant pas vide ! Outre les images de Joseph Paris, John Carroll et Adeline Caron ont préparé quelques beaux effets scénographiques, car on sent qu'Isidore Ducasse aimait le spectacle et déploie une théâtralité assumée.
D'autres projets ?
Dans l'immédiat, il y a la parution du DVD de Traviata, vous méritez un avenir meilleur et puis la reprise à Grenoble de l'Heptaméron, récits de la chambre obscure, la première de Tolomeo de Haendel à Karlsruhe, celle de Pelléas et Mélisande à Montpellier avec Marc Mauillon et Judith Chemla (qui chantait Traviata) et puis l'an prochain Written on skin avec François-Xavier Roth à Cologne, avec Jenny Daviet… qui chantait Mélisande à Malmö.
© Nathaniel Baruch (Pyrame et Thisbé)