En une vingtaine d’années, Krzysztof Warlikowski est devenu l’un des phares de la mise en scène de théâtre et d’opéra en Europe, et singulièrement en France et en Allemagne. Désormais régulièrement invité à Salzbourg, à Munich, à Paris, il fait figure d’incontournable. Il vient d’ailleurs de recevoir le Lion d’or 2021 pour la carrière de la Biennale de Venise (Section Théâtre). Ses travaux, nourris de littérature, de cinéma, mais aussi d’histoire demandent au spectateur à la fois disponibilité totale et concentration. Il devait reprendre au Théâtre des Champs Elysées l’automne dernier sa mise en scène très particulière de Salomé de Strauss, créée à Munich en juillet 2019, et la pandémie en a décidé autrement. Il s’apprête à proposer un Tristan und Isolde très attendu pour la clôture du règne Bachler/Petrenko en juillet prochain à Munich (à condition que les salles puissent rouvrir en Bavière). Pris entre ses productions lyriques et sa maison polonaise le Nowy Teatr de Varsovie, un temple européen de la scène contemporaine, il a trouvé le temps de nous recevoir longuement chez lui, pour une rencontre intense et une discussion passionnée (et passionnante) qui va bien au-delà de l’interview traditionnelle. Nous allons essayer de traduire ce moment foisonnant.
Nous pensions publier cette conversation à l'occasion de sa Salomé parisienne. Vu les circonstances nous avons préféré surseoir, et la proposer en vue du Tristan munichois en juin-juillet prochain.
Et pour permettre au lecteur de nourrir sa réflexion, nous l'organisons en deux moments. la première partie se concentre autour du "laboratoire du metteur en scène" notamment à partir de ses productions de Salomé (Munich, 2019) et De la Maison des morts (Londres et Lyon).
La production de Salomé n’aura pas été présentée à Paris, bien que vous ayez répété longuement. Il faut espérer que le TCE trouvera l’occasion de la reproposer mais nous avons rendu compte de ce spectacle pour Wanderer (voir les liens ci-dessous). Comment en êtes-vous arrivé au huis-clos tragique d’une communauté juive que nous avons vu à Munich ?
Je me suis d’abord demandé comment Salomé pouvait fonctionner, parce que l’histoire d’Oscar Wilde n’a plus grand sens aujourd’hui. Aujourd’hui aucun des théâtres allemands de province, eux qui sont pourtant les plus attachés au répertoire ne reprendrait Wilde. Cette histoire n’a plus aucun intérêt sinon peut-être encore dans le langage politique d’un Pasolini 1, parce qu’il voulait se confronter avec la religion catholique italienne : Salomé était un outil pour sa lutte. On pouvait dire que cette Salomé faisait sens sur le plateau.
Et tout cela malgré la beauté de la parole d’Oscar Wilde qui écrivait en Français parce qu’il avait peur de l’écrire en Anglais : cela lui semblait trop direct.
Le seul phénomène signifiant c’est que l’on a fait de cette œuvre la limite de ce que l’opéra peut se permettre, de ce que le répertoire peut se permettre - même si maintenant les américains avec leur manie du politically correct, ont fait qu’il ne peut plus y avoir de noirs sur le plateau, qu’on ne peut se permettre un Otello maquillé 2 et que bientôt on ne pourra plus faire ni dire quoi que ce soit sur une scène ! -.
Donc pour moi l’histoire en elle-même n’était pas une raison suffisante pour la monter. Bien sûr la musique est sublime, mais alors une représentation concertante suffit. Bien sûr on peut avoir une rencontre de deux univers, comme les images de Castellucci 3 qui servent magnifiquement cette musique.
Mais ce n’était pas mon option, j’avais presque peur : c’est évidemment attirant de se confronter avec Salomé. Mais devant l’œuvre, pour rester honnête, il faut se demander ce qu’honnêtement on peut en faire aujourd’hui.
Et donc?
Et donc je suis parti de Vienne.
C'est-à-dire?
Salomé (créée à Dresde en 1905 et à Vienne en 1918) est reprise à Vienne en 1946 4, dans une nouvelle production 5. Je me suis demandé ce que signifiait cette reprise? En 1946, après la guerre et la Shoah ? Les juifs font irruption dans l’opéra dès la deuxième ou troisième réplique 6
Comment les autrichiens pouvaient-ils entendre cette réplique « quelles bêtes sauvages sont en train de hurler/les juifs ? » à la sortie de la guerre ?
Ou alors, dès ce début, ils n’entendent pas ? ils sont sourds, puis redeviennent sourds cinquante minutes après à l’entrée des juifs 7 qui se trouve au centre même de l’opéra ?
Alors ? On prétend que la judéité n’y est pas ? ou on prétend que le nouveau contexte maudit est tout d’un coup présent dans cet opéra ?
J’imaginais le trouble du spectateur viennois moyen.
J’ai aussi pensé à Die Frau ohne Schatten avec l’ouverture ironiquement œcuménique de cette œuvre qui parle d’une jeunesse qui n’est pas née, de cette nouvelle jeunesse pure qui va commencer, un nouveau monde avec un ordre plus ou moins nouveau…
Tout cela m’interrogeait, me préoccupait…
La question juive ne se pose pas dans Salomé de la même manière que dans les formules « d’antisémitisme populaire (völkisch) » du Woyzeck de Büchner, faites d’idées reçues presque « automatiques » sur les juifs à l’époque. 8
Non, Vienne ne pouvait pas oublier ce qui s’était passé.
Quand j’ai fait Parsifal, à Paris, au troisième acte après l’image de la catastrophe initiale que j’ai représentée par l’extrait d’Allemagne Année Zéro de Rossellini 9, j’ai mis le petit potager pour rappeler les potagers qu’on avait installé près de la Hofburg, pour lutter contre la famine qui régnait à Vienne. Il faut toujours travailler sur la mémoire…
J’étais donc perturbé par toutes ces pensées, et j’ai beaucoup regardé pour approfondir les strates culturelles, il me fallait voir comme cette histoire réapparaissait à chaque fois, comment la peinture la représentait, mais aucune douleur n’en sortait. Et il fallait pourtant la raconter cette histoire! Alors j’ai fait un grand détour.
Mais pour moi c’était un piège, j’aurais bien voulu aller vers quelque chose de très important de mon histoire… Bien sûr dans cette histoire, Il y avait des évidences, mais parce que c’était évident, c’était faux.
Votre Salomé s’impose comme portant la judéité, vous en avez fait une sorte de huis-clos mortifère d’une communauté juive enfermée dans un lieu, une bibliothèque inspirée d’une bibliothèque juive de Lublin, mais aussi d’une synagogue ukrainienne, toutes deux détruites pendant la guerre. Comment êtes-vous arrivé à inscrire Salomé dans ces lieux ?
Cette bibliothèque ? Petit à petit, elle est venue comme quelque chose à rebours de Salo’, le film de Pasolini. Ce palais où tous s’enferment avec tout le raffinement, la décadence du dernier château fasciste qui va avec une certaine pompe mourir sous les bombes alliées, le dernier lieu avant la mort.
En pensant à ça j’imaginais l’autre versant.
En Pologne il y a une foule de témoignages de juifs qu’on cache ou qui essaient de se cacher, parfois des chiffres importants de juifs qu’on a aidés à se cacher, en Allemagne en revanche les juifs ne vivent pas la même guerre . C’était tout un autre vocabulaire qui fonctionnait en Pologne, où il fallait se cacher, il fallait surtout parler polonais, être « polonisé » pour survivre, sans la langue évidemment c’était impossible.
En Allemagne c’était complètement différent, et je l’ai ressenti par le plus grand des hasards, lors de la reprise de la production à Munich (avec Doris Soffel dans Hérodias que j’ai adorée). En effet, au même moment a eu lieu cet attentat à la synagogue de Halle où un type voulait tuer des juifs. Pendant quelques jours il y a eu une sorte de paranoïa devant cet attentat contre les juifs.
Cette coïncidence avec l’attentat dans la synagogue était complètement troublante parce que pour moi il s’agissait de trouver un lieu possible où la mort n’a plus aucun poids, où la mort de voulait plus rien dire, parce que le monde d’Hérode est un monde où on trouve des esclaves décapités par terre, des morts qu’on regarde avec indifférence. Il fallait donc trouver un lieu où la mort était à la fois omniprésente bien sûr, mais en même temps sans plus d’importance.
Je voulais une ambiance similaire à celle de ce film de Visconti, Stelle vaghe dell'Orsa 10 où Sandra revient à Volterra pour clarifier les circonstances de la mort de son père, juif probablement dénoncé par l’amant de sa mère, devenu depuis lors son nouveau mari et où elle retrouve son frère avec qui elle a un lien incestueux. Il fallait trouver quelqu’un d’assez pervers pour se relier à l’histoire de Salomé. Un Hérode qui serait assez pervers pour se rejouer l’histoire de Salomé et qui dirait, puisqu’on me dit que je suis juif, on me donne une étiquette il faut bien que je la porte avec dignité…
J’ai aussi pensé à une séquence dans Monsieur Klein 11, où Losey, qui était un maître du non-dit, montre Alain Delon qui va dans un château de la campagne française, pour comprendre qui est ce deuxième Monsieur Klein… Il arrive au château, passe par un couloir où on voit les marques des tableaux vides au mur qu’on a vendus, et après on rentre dans un salon où tous sont en train de faire de la musique : trois générations sont assises et l’ami avocat raconte qu’ils ont tout vendu, ils sont partis pour le Brésil et ils ont tout vendu. Monsieur Klein, c’est de la pure métaphysique, très troublante, sur le doute. Losey montre ce qui manquait dans le regard français sur cette période, il donne à voir, vraiment, ce à quoi ça pouvait ressembler.
Ainsi plein d’images me venaient qui commençaient à compléter l’image initiale, la bibliothèque de Lublin ou celle du Palazzo Butera de Palerme, une fois compris qu’on était dans le milieu d’un Hérode connaisseur, connaisseur de livres, cultivé, la culture d’un Swann qui aurait pu avoir cette idée de mourir là, comme ça. Ça commençait à prendre sens.
Vous éliminez totalement la vision habituelle de Salomé ? Vous ne croyez vraiment pas (ou plus) à cette histoire…
Je vous l’ai dit au départ : qu’est-ce qui reste aujourd’hui de Salomé ? Est-ce qu’on veut raconter comme le livret la perversion d’une adolescente capricieuse ? On ne peut pas raconter cela à l’opéra parce que la chanteuse ne sera jamais une adolescente capricieuse, on peut essayer de le faire au théâtre, si ce genre de Lolita nous intéresse, mais pas à l’opéra…
Autant la tragédie grecque cela ne vieillit pas, autant une histoire biblique supportable dans les arts plastiques n’est pas supportable sur la scène, même si dans le théâtre religieux catholique on célébrait ce genre de Mystère. Mais ici ce n’était pas le cas.
Il est d’ailleurs troublant d’imaginer la première à Dresde avec le public juif, avec l’importance du monde juif dans la culture de l’époque et toutes les étapes que cette œuvre a dû subir, le rejet de cette histoire pas très morale, les premières vagues antisémites après la première guerre mondiale, la première république autrichienne. En Autriche par exemple, le contexte change beaucoup après 1918 puisqu’on passe d’un pays multinational et multiculturel à un pays petit et replié où montent les haines pour les autres et pour les différents, et après la deuxième guerre mondiale, ce retour à Strauss à Vienne en 1946 est donc un vrai moment: quelle gueule on fait dans la pompe viennoise retrouvée de l’Opéra ? Comment on réapparaît dans un pays où la dénazification n’était qu’une fiction altruiste, une invention du monde d’après-guerre pour aider à avaler, à digérer le passé, à se dire qu’on redémarrait à zéro ?
C’est seulement la deuxième génération qui a regardé cette période, et reconsidéré cette expérience, les jeunes par exemple… C’est avec cette génération qu’on a commencé à comprendre ce qui s’était vraiment passé. La génération de la guerre, elle, ne voulait pas voir, pas admettre. Il fallait que cette génération finisse dans les années 1960-70…
À Vienne en 1946, ceux qui regardaient Salomé, cette histoire juive, c’étaient les coupables… Et pour moi cette œuvre est devenue inconfortable. Il aurait peut-être mieux valu garder la musique et inventer un autre livret…Ah, si Hofmannsthal 12avait été encore vivant …(rire).
Et en même temps, l’opéra efface, écrase tout, et notamment toute cette mémoire. Il garde le côté incontestable, parce que la musique ne peut pas disparaître, mais efface complètement la vraie question, avec un Hofmannsthal d'origine juive et un Strauss allemand, avec toute la perversion de cette époque où des juifs se suicident dans la maison où Beethoven a écrit la Neuvième parce qu’ils se sentent pires que les allemands 13 … Cette relation allemands-juifs, est une relation haine et amour sadomasochiste, c’est d’ailleurs le thème du film Portier de nuit de Liliana Cavani. En quelque sorte, je voulais d’une Salomé d’après-guerre !
Mais quand vous dites que l’opéra efface tout. Cela veut dire que la parole est écrasée par la musique ?
On est prêt à accepter que le théâtre demande un effort de compréhension pour suivre le metteur en scène, de rentrer dans des univers, on peut affirmer la responsabilité de l’artiste, le rôle du théâtre dans la société, notamment après les guerres, comme Salzbourg après la première guerre mondiale ou Avignon après la deuxième : il s’agissait de sauver l’humanité après le désastre.
En revanche avec l’opéra, il y a une sorte de légèreté par rapport à ce que dit l’œuvre. C’est après la guerre qu’on a commencé à jouer en langue originale, et puis après on a inventé les surtitres, discret rappel (le texte est en haut, en tout petit, parce qu’on ne pense pas que ce soit important) même avec un texte désormais traduit en anglais pour la compréhension de tous les spectateurs. Le public pense Strauss, pense Hofmannsthal ou Wilde avec légèreté sans savoir ce qu’il y a derrière ces hommes, sans connaître l’histoire, la littérature etc….
Le public de l’opéra est un public léger.
Or pour moi il y a toujours un effort à faire que ce soit au théâtre ou à l’opéra. On célèbre une communauté, qu’on soit au théâtre, à l’opéra, ou au musée… On va dans ce lieu et on devrait en sortir différent, réfléchissant et ayant vécu une catharsis. Or à l'opéra, c'est cette légèreté qui domine, ce côté agréable, qu’on voit évidemment d’abord dans le répertoire italien. À Vérone, tout le public chante Verdi avec les plus grandes voix du monde sans s’occuper de l’œuvre. Cette œuvre pourtant nous pose des questions, nous enrichit, nous pousse à en savoir plus, nous offre des contextes incroyables.
C’est encore un des langages artistiques où il n’y a pas d’art national, malgré une certaine tendance quelquefois à dire: «voilà ! ça c’est l’école russe et ça l’école allemande ». Mais qu’on se retrouve à Munich ou qu’on se retrouve à New York, on se retrouve avec Pouchkine, Berg, Donizetti et il y a toutes les nations qui participent à cette création.
Donc c'est dans ce sens que je dis que l’opéra peut tout effacer et effacer chaque effort parce qu’il suffit de s'habiller, de montrer sa richesse, apparaître dans un endroit qui s'appelle opéra et c’est tout.
Après bien sûr on peut se demander quel sera le futur public ? Est-ce que ce public va grandir ? Qu’est-ce qu’il va devenir ? Le public d’aujourd’hui connaît l’opéra d’avant et l’opéra d’après… Il est à cheval sur les deux, nous sommes en transition.
Nous sommes dans une période où on commence à secouer cet art en questionnant ce qu’il est.
Vous continuez à faire du théâtre, mais en vous entendant, on peut se demander ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’opéra ?
Les œuvres.
C’est d’avoir comme « collaborateurs » Berg, Strauss, Wagner, Janáček. Avoir tout cet univers à côté de soi et ne pas vouloir y aller ce serait une perte ! Ce serait ne pas répondre à la richesse qui s’ouvre dans la vie.
À huit ans, on a peut-être vu le théâtre de marionnettes, et la découverte du théâtre est progressive, si bien que l’opéra vient beaucoup plus tard, mais cet univers est fascinant, je veux parler de l’opéra allemand ou Janáček ou Chostakovitch, qui m’intéresse, vous vous en doutez, beaucoup plus que le répertoire traditionnel. Ne pas participer à ce banquet ce serait se priver.
Il y a des choses qu’on ne peut pas dire au théâtre et qu’on peut dire avec l’opéra, il y a des mondes qui se côtoient d’une manière beaucoup moins réaliste dans l’opéra. Il faut souligner que l’effort de certains compositeurs comme Strauss avec Hofmannsthal ou Berg avec les auteurs allemands qu’il choisit précisément pour ses opéras, ce duo des auteurs et des compositeurs va beaucoup plus loin et révolutionne beaucoup plus que les auteurs de textes de théâtre de la même époque.
Alors parlons de Janáček et Dostoïevski. J’ai vu le travail de Castorf à Munich pour De la Maison des morts et j’ai vu votre travail à Lyon. Nous sommes dans deux univers référentiels complètement différents, voire opposés, tout en posant les mêmes problématiques…
Cela a à voir avec mon moi polonais. Tout a toujours à voir avec le fait que je suis polonais. Dostoïevski est pour moi très différent que pour vous, parce que je suis polonais.
Et dans ce cas pour Castorf, qui vient de RDA, c’est presque la même chose.
Dostoïevski c’est un auteur maudit et on n’insistait pas trop sur lui au temps des soviétiques. Il oscille pour moi, comme polonais, entre l’amour et la haine : ses déclarations pan-russes, sa servilité à la fin… C’est une personnalité perverse, complexe...
De toute façon, il y a tellement de russes qui me déçoivent à un certain moment parce qu’ils choisissent leur l'esclavage. Ce n’est pas sans importance non plus, même aujourd’hui. On a vu comment Konchalovski est devenu le premier supporter de Poutine. On voit aussi des chefs d’orchestre qui sont dans son cercle d’amis proches. C’est quelque chose qui me déplaît, qui me dégoûte en fait. Je n’imagine pas un artiste avoir un dialogue avec un Poutine.
Je voudrais être froid, logique, je ne veux pas aller dans les états de transes (que j’adore chez Dostoïevski). Pour moi, c’était ma première fois avec Dostoïevski aussi, à part une petite nouvelle faite après l’école 14. Enfin je voulais éviter la représentation du Goulag, éviter tout le folklore qui va avec; je voulais me concentrer sur les personnages dans un monde transparent.
Quand j’ai préparé cette production pour Covent Garden à Londres, nous sommes venus plusieurs fois et j’y ai vu plusieurs spectacles, de ballet comme d’opéra : je me suis tout de suite senti en prison dans cette salle à la splendeur toute royale : l’Angleterre quoi ! (rires). Alors on a eu l’idée des Krump dancers blacks de la rue. Quel interêt y-a-t-il à prendre des figurants quand on peut avoir des vrais artistes, qui sont de vrais personnages ? Après il y a eu ces interviews de prisonniers, porteurs de questions existentielles, et l’analyse de Foucault 15 sur la question de la punition et du droit que la société se donne.
Je voulais donc faire ressortir Goryančikov, l’intellectuel victime de la dictature… Mais peut être victime d’une dictature cachée, parce que les dictatures pour la plupart se cachent derrière des masques, des images… Je trouvais tout cela d’une actualité forte. Si vous avez vu mon Affaire Makropoulos, j’ai choisi d’américaniser 16 et non de slaviser parce que j’aime bien sortir Janaček de son contexte. Je déteste le folklore slave ou russe qu’on sert souvent chez Janáček, parce que ces folklores sont très proches…
Et moi je ne veux pas que cette musique soit associée à quelque chose de russe.
Vous me faites penser en disant cela à une phrase de Saint-John Perse dans son discours de Stockholm « Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». En tant qu’artiste, vous vous placez dans la même perspective, vous pratiquez une rupture avec l’habitude, la coutume, en l’occurrence la manière de voir Janáček. Mais pas seulement pour cette mise en scène ni pour cette œuvre. Nous parlions de Salomé auparavant et vous avez là aussi fait voir une vérité ailleurs, en rupture. Vous pratiquez une rupture par rapport à ce qu’on attend pour mieux faire apparaître l’essentiel peut-être.
Est-ce qu’on l’attend avec raison d’abord ? Est-ce que l’accoutumance n’était pas trompeuse ? Est ce qu’on ne s’est pas trompé pendant longtemps ? Il y a tellement d’erreurs sur l’opéra que cela devient insupportable!
Ça gâche le plaisir de jouir du côté « différent » de la musique de Janáček, de son approche si spécifique quand on affirme que cet univers suggère quelque chose de russe, même s’il travaille sur un auteur russe. On est ici dans un « théâtre russe » qui en fait n’a jamais eu de forme « russe ». Et quelle forme russe ? Elle a beaucoup changé selon les époques, parfois socialiste et politique, parfois constructiviste, parfois expressionniste, parfois tchékhovienne, mais qui a dit qu’il fallait absolument qu’il en soit ainsi une fois pour toutes ?
Le public sait très peu de choses de ce monde tellement complexe.
References
1. | ↑ | Le personnage de Salomé dans Il Vangelo secondo Matteo (l’Évangile selon Saint Matthieu) où l’actrice Paola Tedesco est débarrassée de tout érotisme |
2. | ↑ | Le fameux blackface |
3. | ↑ | Au festival de Salzbourg, en 2018 et 2019 |
4. | ↑ | L’œuvre a été jouée 125 fois jusqu’à 1946 dans la production de 1918 |
5. | ↑ | 9 juin 1946, direction Rudolf Moralt, avec Ljuba Welitsch, mise en scène Josef Witt |
6. | ↑ | Dialogue entre le premier et le second soldat :
Premier soldat
Second soldat
|
7. | ↑ | qui discutent l’affirmation d’Hérode selon laquelle Iokanaan est un prophète qui aurait vu Dieu, discussion théologique au cœur même de la foi juive |
8. | ↑ | par exemple, à l’auberge le prêche du premier compagnon qui se termine par « Et pour conclure, mes chers auditeurs, faisons une croix et pissons par-dessus pour faire mourir un juif » - Woyzeck, p.182, Ed.Garnier-Flammarion, ou la scène entre Woyzeck et le Juif qui lui vend le couteau qui va tuer Marie. Woyzeck lui achète une somme dérisoire et le Juif répond, conformément à l’idée reçue sur les juifs : « Voilà, comme si c’était rien, ça fait tout de même de l’argent, le chien ! » - Woyzeck, p.185, ibid |
9. | ↑ | NdR : qui a tant fait hurler les spectateurs parisiens, toujours à la pointe de l’ignorance |
10. | ↑ | Titre français, Sandra, 1965 |
11. | ↑ | Joseph Losey, 1976 |
12. | ↑ | Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) dramaturge, poète, librettiste des plus grands opéras de Richard Strauss – à l’exception de Salomé- co-fondateur du festival de Salzbourg, d’origine juive du côté paternel |
13. | ↑ | Allusion à Otto Weininger d’origine juive qui se suicide dans la maison de Beethoven le 4 octobre 1903, et dont le livre Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère), soutient qu’il y a un parallèle entre le judaïsme et l’amoralité féminine. Rappelons que Salomé est un opéra créé en 1905… |
14. | ↑ | Adaptation en 1992 de Nuits Blanches, nouvelle de Dostoïevski écrite en 1848 |
15. | ↑ | Surveiller et punir, Gallimard 1975 |
16. | ↑ | Le contexte choisi était celui du cinéma américain avec allusions à King Kong etc… |
© Bertrand Stofleth (Lyon)
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