Pour ce dernier entretien estival, Thierry Jallet a pu dialoguer avec l’auteur dramatique et comédien Sylvain Levey. Ayant dirigé le théâtre du Cercle à Rennes, il y a créé en 2000 « le P’tit Festival » où les enfants jouent du théâtre à destination de tous les publics. Il n’y avait certainement qu’un pas à franchir jusqu’à l’écriture à destination des enfants et des adolescents. C’est en 2004 que paraît dans la collection jeunesse des Éditions Théâtrales sa première pièce : Ouasmok ? Ses textes pour tous, régulièrement joués, régulièrement primés, présentent une composition dramaturgique exigeante. Utilisant une langue ciselée, subtile, ils font d’emblée voir des personnages certes dans le monde que nous connaissons mais avec en ligne de mire l’espoir que, grâce aux plus jeunes, nous le rendions meilleur. Les convictions de l’homme y affleurent toujours comme nous l’avions déjà perçu dans le Festival OFF 2019 à Avignon, avec Costa le Rouge, présenté par la Compagnie de l’Arbre, à Présence Pasteur, dans une mise en scène très réussie.Trois Minutes de temps additionnel, son dernier titre vient de sortir chez Théâtrales Jeunesse. En outre, Sylvain Levey est récemment revenu au plateau où il joue Gros, une série de quarante courts textes à dimension autobiographiques qu’il a lui-même écrits. Il nous parle ici de cette actualité, de ses engagements, de ses craintes autant que de son optimisme dans un théâtre à la puissance émancipatrice pour tous.
Trois Minutes de temps additionnel vient de sortir. Il y est certes question de football mais aussi de rêve, de voyage vers un ailleurs, des possibles qui s’offrent à chacun de nous. Cela touche les lecteurs les plus jeunes mais pas seulement sans doute…
J’avais envie de parler de football sans paraître racoleur pour autant. Qu’on l’aime ou pas, il est difficile d’échapper au foot aujourd’hui. C’est un sport qui fait aussi partie de ma propre vie car je l’ai longtemps pratiqué. Et j’ai eu envie d’en parler dans un de mes textes afin qu’il soit question de foot et de littérature, de foot et de musique simultanément dans un seul projet artistique. Comme une Madeleine de Proust en quelque sorte. C’est un texte que j’aime beaucoup ! Jusqu’à la postface intitulée « Lettre à un.e jeune footballeur.euse » et qui se trouve être presque aussi importante à mes yeux. Tous mes textes interrogent sur la façon que chacun a de construire sa propre vie. Lisant celui-ci, certains enfants vont justement essayer de revenir sur ce qu’ils avaient imaginé ou bien ce qu’on leur a inculqué pour explorer plutôt de nouvelles voies. Comme Kouam et Mafany, les deux personnages de la pièce qui ont manqué le chemin principal vers la gloire mais qui en ont suivi un autre tout aussi bien. Il ne s’agit pourtant pas d’être moralisateur. Je veux juste faire réfléchir sur le fait qu’il y a plusieurs possibilités et que l’essentiel est de se saisir pleinement ce qu’on choisit.
Quel sens donnez-vous au fait d’écrire pour la jeunesse en 2020 ?
Je crois qu’il s’agit d’abord de donner de la poésie, comme à travers n’importe quel autre texte au fond. On prend le relais de gens comme par exemple, Jacques Prévert dont a étudié les écrits, dont on a appris les poèmes. Les autrices, les auteurs qui écrivent pour la jeunesse sont en train de constituer un nouveau patrimoine pour demain. Et cette idée me plaît vraiment. Que des générations aient en partage d’avoir lu les textes de Nathalie Papin, d’avoir lu Bouli Miro (NDLR : personnage du théâtre de Fabrice Melquiot pour la jeunesse) ou encore Ouasmok ? est particulièrement réjouissant. Chacun de nos textes est un fragment de ce petit patrimoine qui existe désormais légitimement à côté des grands classiques. Quand on considère par exemple les dessins animés qu’ils regardent aujourd’hui à la télévision, j’ai l’impression qu’on prive les enfants du beau. C’est la raison pour laquelle j’essaye de mettre du beau dans ce que j’écris. Et de l’humour. Cette petite résonance qu’ils entendent avec une phrase lue quelques pages plus haut et qui les fait sourire, est précieuse. Les enfants qui font preuve d’autodérision, qui ont la capacité de percevoir un second degré dans ce qu’on dit, peuvent avancer vraiment et échapper à un certain terre-à-terre. Pour moi, les textes pour la jeunesse doivent par-dessus tout soulever un questionnement. Par la poésie, on peut décentrer le regard. En somme, avec nos textes, nous offrons un regard en biais. Fabrice Melquiot parle d’une « porte ouverte », Suzanne Lebeau d’un « courant d’air ». Pour ma part, je préfère parler d’une « fenêtre ». Ainsi, on peut leur raconter beaucoup de choses et soulever certaines interrogations. Nous avons juste la responsabilité de ne pas leur mentir en leur disant que « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles » ou au contraire, qu’il n’y a plus aucun espoir. Nous devons essayer de les faire avancer. C’est pour cela que cette écriture pour la jeunesse me paraît primordiale aujourd’hui. À ce propos, je dis souvent aux élèves que je rencontre dans les classes qu’ils n’ont pas vraiment de motifs pour ne jamais lire car il y a énormément de livres, tous genres confondus, qui peuvent les accompagner jusqu’à des lectures destinées davantage aux adultes. Pour eux, cette production disponible leur garantit une espèce d’hygiène de vie. Cela n’a pas toujours été le cas…
Lisiez-vous du théâtre vous-même ?
Enfant, je n’en avais pas à ma disposition. Après avoir lu Le Club des cinq puis Les Six Compagnons, les enfants de ma génération se trouvaient souvent face à un gouffre et beaucoup arrêtaient la lecture. Bâtir ce patrimoine livresque qui n’existait pas se révèle donc nécessaire et tout à fait passionnant. Peu importe quels titres, quelles autrices, quels auteurs resteront durablement : ce qui compte est qu’il y ait des textes à disposition des jeunes lecteurs qui ont désormais la possibilité d’en découvrir sur des sujets qui les intéressent spontanément. Tous peuvent s’y retrouver dans un authentique effet miroir.
Pourquoi avoir choisi d’écrire du théâtre ?
Sans doute, parce que j’ai été d’abord comédien amateur puis professionnel. J’ai aussi été animateur de théâtre pour les enfants. D’ailleurs, je le revendique fortement et même si je le fais moins aujourd’hui, c’est toujours important pour moi. J’ai commencé à écrire simplement parce qu’il y avait assez peu de textes pour animer un atelier théâtre avec des jeunes, à ce moment-là. J’ai débuté par des adaptations d’En attendant Godot de Beckett, ou bien des textes de Ionesco ou de Calaferte. Les premiers textes de Nathalie Papin, de Philippe Dorin, de Joël Jouanneau venaient de paraître mais nous avons vite manqué de matière, après les avoir travaillés plusieurs fois. J’ai donc eu envie écrire pour aller vers autre chose. Cela étant, j’ai fait du théâtre alors que je viens d’une famille qui n’y allait pas du tout. J’ai vu un jour dans la rue, une affiche proposant un atelier théâtre pour adultes. Pourquoi ai-je noté l’adresse après m’être décidé à y aller ? Je ne le sais pas vraiment. J’ai peut-être eu un ancêtre comédien et cela m’a poussé à m’y rendre ! (Rires) Cependant, cela a complètement modifié le cours de ma vie : à partir du moment où je suis entré dans cet atelier, je ne suis plus jamais sorti du théâtre.
Vous avez écrit Gros qui revient sur votre parcours et vos origines. Vous le jouez vous-même dans une mise en scène de Matthieu Roy. Était-ce important pour vous de revenir à la scène pour vous dire au public ?
Oui, mais je tiens à préciser que ce n’est évidemment pas une démarche thérapeutique payée par les assédics (Rires). Je ne dirais pas que j’en avais besoin : j’en avais juste envie après ces quinze dernières années écoulées qui ont quand même commencé de manière un peu fortuite puisque j’ai débuté avec l’écriture d’un texte qui était seulement destiné à être joué une seule fois, à la fin de l’année scolaire dans le cadre d’un atelier avec des élèves. Six mois plus tard, il était publié aux éditions Théâtrales jeunesse. Rien de tout cela n’était prémédité. À partir de ce moment, j’ai été sur les routes pour des actions autour de mes textes et ce, avec le plus de générosité possible quand on agit avec les autres. Puis, je me suis dit un jour que tout cela aussi pourrait finalement être mis en mots. Gros n’est pas un texte théorique sur le théâtre pour autant, c’est plutôt l’occasion de raconter comment le destin bascule parfois, comment on prend sa vie en main après cela à travers ce que j’ai vécu là. Exactement comme dans Trois Minutes de temps additionnel. J’ai écrit Gros il y a quelques temps pour le Théâtre de la Tête Noire à Saran et n’en ai d’abord rien fait. Puis, au cours d’une résidence aux Scènes du Jura, Virginie Boccard, la directrice, aurait aimé une proposition artistique de ma part avec quelque chose de personnel. C’est alors que je lui ai donc parlé de ce texte. Et elle m’a vivement encouragé à le jouer. Peu après, j’ai rencontré Matthieu Roy que je ne connaissais pas et que je venais de voir dans un spectacle à la Manufacture – CDN de Nancy où il est artiste associé. Me fiant beaucoup à mon intuition, j’ai senti que c’était à lui qu’il fallait que je confie la mise en scène de Gros. Il a d’ailleurs immédiatement compris ce que je voulais de ce spectacle. Le texte est très populaire dans la forme tout en étant très aigu dans le propos. Je ne voulais pas une mise en scène performative, pas de guitares saturées, pas d’images trop difficiles à comprendre. Tout cela afin de correspondre au plus près à ce que je suis devenu aujourd’hui. Gros est un véritable état des lieux, un moyen de me présenter comme un individu banal faisant son métier et en retirant une certaine reconnaissance. Et Matthieu Roy l’a très bien saisi. Je souhaitais également que le spectacle puisse se jouer autant dans les grandes salles que dans des salles plus modestes dans les milieux ruraux : ce sera chose faite avec la tournée de ce spectacle « tout-terrain ». Je crois qu’il était important pour moi d’accomplir au bout de tout ce temps, ce geste artistique plein d’impudeur tout en restant très pudique par moments, me permettant de parler de moi et du monde. Et je trouve qu’il est beau de se livrer ainsi.
Avez-vous envie de jouer autre chose à l’avenir ? Peut-être d’écrire d’autres textes que vous pourriez jouer ?
Le solo avec Gros est une étape avec laquelle nous tournerons pendant deux ou trois saisons, avec environ cent-cinquante dates prévues. Cela va donc m’occuper beaucoup même si je continuerai à écrire en parallèle. J’ai bien cette forte envie de revenir au plateau avec d’autres comédiens, mais il est hors de question de jouer juste pour jouer. Il faut que la metteuse en scène, que le metteur en scène m’intéresse avec son projet artistique. Il faut que je sois touché humainement aussi.
Dans un autre domaine, j’ai créé un label comme pour une petite maison de disque qui porte le nom de « Label Tandem ». Le principe est d’associer un auteur, une autrice avec un musicien, une musicienne. Le premier vinyle – car ce seront des vinyles – sortira début décembre. Il nous réunira, le rappeur Marc Nammour et moi-même. Une autre aventure artistique commence là encore.
Par conséquent, nous ne manquerons pas de suivre tout ce qu’il adviendra prochainement pour vous. Maintenant, comment envisagez-vous l’avenir du spectacle vivant en général, après cette période critique que nous vivons ?
Pour commencer, je ne pense pas que je doive me réinventer puisque c’est déjà ce que je fais depuis quinze ans à travers mes textes. Je n’ai donc pas besoin de me l’entendre dire. Ensuite, je dirais qu’il y a certainement des choses à modifier et que le théâtre s’inscrit dans une globalité à changer incluant la consommation, les voyages… Pour être clair, la question n’est pas pour moi de modifier le théâtre mais de savoir comment le théâtre peut prendre place à l’intérieur de ce qui doit être modifié. Le théâtre, c’est avant tout un endroit magique où des gens jouent sur un plateau devant d’autres gens qui sont venues les voir. Il est en-dehors de la société car dans espace à part comme une boîte noire. Pourtant, il reflète la société, comme un miroir. Le théâtre n’a pas à changer ou à se réinventer en tant que tel. Ce qui me paraît également important pour le spectacle vivant, pour beaucoup d’autres choses aussi comme la santé, c’est l’utilisation de l’argent public. On se doit d’y réfléchir avec soin. Je reste un fervent défenseur du théâtre subventionné et n’ai pas du tout envie de devenir dans une logique commerciale un « appel à restaurant » ! Je crains que nous perdions beaucoup dans un mélange entre le théâtre privé et le théâtre public. Parce que le danger est que l’argent prenne le dessus sur tout le reste. C’est pourquoi il me semble essentiel d’affirmer que le théâtre public doit continuer à exister. Nous devons continuer à avoir un théâtre subventionné avec des spectacles engagés, difficiles d’accès quelquefois. Et on doit défendre le droit des spectateurs qui souhaitent y assister. De la même façon qu’on permet l’accès aux piscines municipales à ceux qui veulent aller. Covid ou pas, ce théâtre-là est déjà menacé depuis quelques temps. Certes, il n’est pas parfait mais les politiques doivent comprendre son importance. S’il n’y a plus de poésie dans ce monde, on est foutu ! Voilà pourquoi je crois qu’il faut s’engager résolument pour sa défense.
- Trois Minutes de temps additionnels, de Sylvain Levey, paru aux Éditions Théâtrales Jeunesse (juin 2020). Près de trente autres textes sont également disponibles.
- Gros, texte et jeu de Sylvain Levey, mise en scène et scénographie de Matthieu Roy, texte écrit pour le festival Text’avril au Théâtre de la Tête Noire à Saran en 2017 à paraître en septembre aux éditions Théâtrales ; création aux Quinconces, Scène Nationale du Mans après une résidence de création en octobre 2020 ; en tournée notamment au festival Ah ? à Parthenay le 8 octobre 2020, au théâtre de Thouars le 9 octobre 2020, au Théâtre de la Tête Noire à Saran le 15 octobre 2020, aux Scènes du Jura à Lons-le-Saunier du 3 au 6 novembre 2020, au TNBA du 17 au 27 novembre 2020, au théâtre André Malraux de Chevilly-Larue le 10 avril 2021, à L’Avant-Scène Cognac du 3 au 5 mai 2021, au Théâtre du Chevalet de Noyon le 21 mai 2021.
- L’Endormi, récit rap, texte de Sylvain Levey, chansons de Marc Nammour, sortie début décembre 2020 chez Label Tandem.
© Le Progrès / Christophe Martin (Sylvain Levey et Mathieu Roy)
© Creativ / Steeve Cretiaux (Sylvain Levey dans "Gros")