À l'occasion de ses Santuzza parisiennes, Elīna Garanča nous a accordé un entretien passionnant où elle explique clairement où vont ses préférences, la nature de sa voix, les répertoires qui pour l'instant ne lui conviennent pas, la difficulté d'être mezzosoprano, mais aussi les metteurs en scène avec qui elle travaille volontiers. Avec naturel et simplicité, elle nous fait mieux comprendre son parcours.
De Riga à Meiningen, puis aux scènes internationales, vous donnez l'impression d'avoir construit votre carrière en la planifiant étape après étape ?
Je pense qu'il faut garder le cap sur un objectif bien précis. J'ai travaillé avec beaucoup de discipline, en choisissant ce qui était le plus important pour moi à un moment précis et ce qui le deviendrait cinq ans plus tard. Pour prendre une décision, je préfère me questionner plutôt que de questionner les autres. Si tout ne va pas comme je veux, je préfère alors me remettre en cause plutôt que de faire des reproches à autrui. Pour choisir un rôle, je dois mûrir ma décision longtemps à l'avance, en imaginant tous les scenarios avant d'accepter ou de refuser. Ma carrière est à l'image de ma vie quotidienne : je planifie tout à l'avance.
Vous chantez à Paris le rôle de Santuzza dans la production de Cavalleria Rusticana signée Mario Martone venue de Milan. Quel bilan tirez-vous de ces premiers pas dans un rôle vériste ?
Le bilan est très positif, je pense que c'était le bon moment pour moi d'aborder ce rôle. Après avoir chanté Rossini, Mozart et une bonne partie du répertoire belcantiste, je sentais que ma voix avait besoin d'évoluer dans cette direction. Un chanteur est au sommet de sa forme entre 25 et 35 ans – faisons exception de personnalités comme Domingo et Gruberova – je me suis dit que si je n'abordais pas ce répertoire maintenant, je ne le ferai jamais. J'estime avoir suffisamment d'expérience et de technique. Pour être honnête, je dois vous avouer que ça me donne une nouvelle ambition, sans quoi je finirais par me lasser très vite à devoir chanter toujours les mêmes choses. Du point de vue du style et de la technique, le belcanto est bien plus difficile que le vérisme. Il faut maîtriser la pureté et l'agilité de la ligne vocale, là où le vérisme exige d'abord une force et une présence physiques pour parvenir à s'imposer sur scène.
Quelle sera la prochaine étape ?
Hélas pas Puccini, car il y a trop peu de rôles de mezzos qui m'intéressent. Verdi m'intéresse davantage, mais également Dalila, Didon ou Eboli. Je mets tout en œuvre pour pouvoir chanter Amnéris avant la fin de ma carrière, c'est l'un de mes objectifs importants.
Vous faites une distinction entre des rôles comme Dalila, Ulrica et Eboli, Amnéris ?
L'approche est différente, la tessiture et la couleur aussi. Je ne cherche pas du tout à refaire ce que d'autres avant moi ont déjà fait. Quand j'interprèterai Dalila, ce sera forcément une incarnation différente de celle d'Elena Obraztsova ou Anita Rachvelishvili. Le public décidera, c'est un peu comme en gastronomie ou dans la haute couture. Je veux monter sur scène et me faire plaisir en sachant que je fais plaisir au public. Ce répertoire à découvrir, c'est aussi une façon pour moi d'explorer ce qu'il y a dans ma voix et que j'ignore.
Et actuellement votre voix est plus proche de quel rôle ?
J'aimerais pouvoir chanter Ulrica mais je me rends compte qu'il faut une voix plus sombre. Dalila conviendrait mieux, tant pour l'expression que pour la couleur. L'écriture de Verdi me convient aussi parfaitement ; elle vient en droite ligne du belcanto et cela me permet d'aborder des rôles de mezzo dramatique. Sans doute, je m'intéresserai à Azucena à la fin de ma carrière mais tout cela dépendra de la salle, du chef etc.
Vous êtes l'une des rares artistes à avoir chanté Fiordiligi et Dorabella.
Pour être honnête, Fiordiligi c'était au tout début de ma carrière et uniquement les arias. Il faut apprendre à ménager sa voix, c'est comme un mécanisme de précision qu'il faut prendre garde de ne pas dérégler. Cela exige énormément d'attention pour la technique de chant… mais aussi savoir faire les bons choix. Une voix de mezzo doit parcourir trois octaves ; du la bémol de Dalila au do aigu de Santuzza. Travailler ce genre de changements de registre, ça vous fait prendre conscience de votre corps.
Votre mère était Liedersängerin, ce répertoire semble assez peu vous intéresser ?
Le public du lied est vraiment réduit. Pour autant, je donne régulièrement des récitals dans des salles dédiées à ce répertoire comme le Wigmore Hall par exemple. L'an dernier, j'ai chanté à Garnier un récital Brahms, Duparc, Rachmaninov. Je ne m'interdis pas d'aller plus loin dans Brahms, Gounod, voire dans les romances de Tosti ou les mélodies de Debussy et Fauré.
Le lied exige beaucoup de préparation, autant que d'apprendre un nouveau rôle. En retour, il n'offre qu'une reconnaissance limitée et j'ai tellement de nouveaux rôles lyriques à apprendre… Il est très difficile d'alterner opéra et lied, ce sont deux approches vocales différentes. Le terme "approche" est plus juste que "technique" : vous ne pouvez pas chanter le lied avec une voix d'opéra. Il faut une voix qui sache chanter pianissimo dans l'aigu, murmurer, chuchoter, faire surgir tout un univers… Cela représente beaucoup de travail pour dimensionner sa voix à la taille des mots.
À l'époque, les chanteurs lyriques se mettaient au lied à la fin de leur carrière, quand ils en avait assez de voyager ou que leur voix était trop fatiguée. Chanter le lied, c'est le résultat d'un long apprentissage. On est seul face au public et il faut capter son attention avec des détails très subtils. Je pense qu'il faut être (et supporter d'être) très "vulnérable" quand on aborde ce répertoire. Sur une scène d'opéra, il y a la distance avec le public, la fosse d'orchestre nous sépare et rares sont les moments où l'on communique directement et sans filet.
Au début de votre carrière, vous avez collaboré avec Nikolaus Harnoncourt pour une Clémence de Titus mise en scène par Martin Kušej. Paradoxalement, vous n'avez réalisé qu'un seul enregistrement de musique baroque : Le Bajazet de Vivaldi avec Fabio Biondi. Pour quelle raison ?
J'ai réalisé que ce répertoire ne me permettrait pas de me développer sur un long terme. La musique baroque nécessite une voix différente, un vibrato différent. Le chant baroque est un chant en quelque sorte plus "instrumental" et la voix est une variation parmi d'autres variations instrumentales. L'expérience du Bajazet avec Fabio Biondi était vraiment très intéressante mais ma voix a une tendance naturelle à dévorer l'orchestre ; je recherche une opulence et une surface sonore que ces instruments ne peuvent tout simplement pas produire. À la longue, je me sentais suffoquer à trop retenir et rester en retrait. C'est une question de projection, il faut pour cette musique des voix capables de sauts d'octaves et d'agilités qui n'interfèrent pas avec le discours instrumental. C'est une manière très singulière de diriger la voix. Contrairement à l'opéra belcantiste ou romantique, vous devez réapprendre à respirer ou à placer votre voix à des endroits très précis. Ecoutez Marijana Mijanovic ou Vivica Genaux, elles s'en sortent admirablement, sans utiliser la totalité du corps, avec des surfaces vocales plus limitées.
Vous interprétez les Folk songs de Berio et les Frühe Lieder d'Alban Berg. Le répertoire contemporain n'est pas pour autant très présent dans vos programmes.
Je n'ai pas l'oreille absolue et cela exigerait beaucoup de temps pour mémoriser et mettre en place un certain nombre de partitions contemporaines. Dans l'écriture moderne comme dans l'écriture baroque, la voix est souvent un instrument parmi d'autres et personnellement, j'ai besoin de me sentir flotter au-dessus de l'orchestre. Le sens mélodique me manque aussi ; c'est cela que Berg représente pour moi un bon compromis entre l'art de la dissonance et de la mélodie.
Vous avez chanté Sheherazade à Lucerne avec Claudio Abbado et plus récemment Charlotte à l'opéra Bastille. Comment définiriez-vous le chant français ?
Le répertoire français contient une palette très large de rôles pour mezzosoprano. J'aime à penser que mon interprétation du chant français se rapproche de celle d'un soprano Falcon, avec une vaste gamme de couleurs sombres. Le chant français est débarrassé du poids qu'on peut parfois trouver dans le chant italien ou germanique. Des compositeurs comme Berlioz, Massenet ou Gounod ont compris la voix de mezzo et écrit pour elle des choses magnifiques.
Le premier opéra que vous avez écouté était un opéra de Wagner…
Tannhäuser, oui. Une expérience traumatisante ! J'étais encore une enfant et je suis partie à l'entracte.
Birgit Nilsson vous a entendue lors d'un concours en Finlande et elle a dit de vous que vous pourriez potentiellement devenir soprano dramatique. Pensez-vous pouvoir aborder un jour des rôles comme celui de Sieglinde par exemple ?
Non, je ne pense pas. À la limite, Kundry ou Brangäne pourquoi pas, mais Wagner exige une vision et une philosophie du chant complètement différentes du chant italien. C'est très complexe à obtenir quand on a abordé le chant par le versant belcantiste. Wagner ne vous laisse aucun répit. Dans cette musique, vous n'avez pas le temps de travailler les plis et les replis de votre voix, c'est un chant à flux continu. Pour l'instant, je me limite à travailler les Wesendonck Lieder et dans le domaine germanique, les Rückert-Lieder que j'interprèterai prochainement avec Gustavo Dudamel.
Quels sont les chanteurs du présent et du passé que vous préférez ?
Pour m'en tenir aux mezzosopranos, je n'aime pas des voix qui poitrinent de façon trop ostensible, comme Ebe Stignani par exemple. Je préfère une voix avec une vraie couleur slave comme celle d'Irina Arkhipova ou bien une voix capable d'exprimer une sorte de sentiment à la limite de la folie, comme Elena Obraztsova ou bien Christa Ludwig dans les Rückert-Lieder dirigés par Muti. On m'a beaucoup comparée à Tatiana Troyanos mais je me sens très proche de quelqu'un comme Olga Borodina qui, comme moi, a commencé sa carrière avec Mozart et Rossini. Parmi les interprètes actuelles, je citerai sans hésiter Ekaterina Semenchuk et Anita Rachvelishvili mais, je ne cherche à imiter personne.
Une question concernant Patrice Chéreau avec lequel vous avez collaboré pour le Cosi qu'il a créé à Aix-en-Provence.
C'était il y a tout juste dix ans. Paradoxalement, je suis certaine que je l'apprécierais davantage maintenant qu'à l'époque. Patrice Chéreau traversait une période de dépression. Nous étions avec Barbara Bonney, Stéphane Degout une joyeuse équipe de jeunes chanteurs. Nous débordions d'énergie et avions envie d'en découdre alors que lui était très sombre et peu expansif. Je considère que son Ring a marqué l'histoire de l'opéra mais je n'en dirais pas autant de ce Cosi. J'ai eu l'impression qu'il avait enfermé ses chanteurs dans une boîte sans trop savoir quoi faire avec. On a tous ressenti de la frustration et l'atmosphère s'en est ressentie. Avec le recul et surtout en ayant vu De la Maison des Morts, je suis certaine que je ressentirais différemment son travail.
Être à la fois bon acteur et bon chanteur, c'est parfois une gageure dans le monde de l'opéra ?
Au début de ma carrière, je ne pensais qu'à deux choses : Ma voix et moi. Aujourd'hui, beaucoup de choses ont changé et je suis parfaitement consciente qu'interpréter un personnage exige de prendre en compte la relation aux autres protagonistes, la connaissance du livret et des paramètres complémentaires. J'aime dans une approche comme celle de Stanislavski, le fait de "mentaliser" le personnage par la connaissance de toutes ces données pour pouvoir mieux le jouer et saisir l'attente du public. Notre génération de chanteurs est davantage consciente de ces paramètres. Certes, je m'accommode d'un metteur en scène qui se contente de me dire "à gauche" ou "à droite", du moment où compense le reste par moi-même.
Quels sont les metteurs en scène que vous appréciez le plus ?
Principalement, ceux qui ont l'expérience du cinéma et du théâtre car ils n'ont pas d'a priori sur l'opéra, ils partent du texte et le lisent en profondeur. Le problème qui peut survenir, c'est qu'ils ne savent pas tous lire la musique… C'est handicapant, surtout si ,paradoxalement, ils ont de bonnes idées. J'ai beaucoup aimé travailler avec Richard Eyre ou David McVicar, ce sont deux très grands metteurs en scène qui ont l'art de cumuler les talents. Par comparaison, Martin Kušej ou Christof Loy sont des artistes qui aiment provoquer les chanteurs qu'ils mettent en scène. Dans une scénographie, j'ai besoin de savoir pourquoi on me demande de faire ceci ou cela.
Pensez-vous qu'une voix de mezzo apporte une dimension théâtrale particulière ?
Je pense qu'il y a quelque chose de plus attractif dans une fréquence basse. Une mezzo apporte un supplément de réalisme et de puissance au personnage. Lucia, Mimi… elles ont toutes un message collé sur le front : "Je chante et je meurs" (rires). Les mezzosopranos ont plus de profondeur, elles jouent des rôles ambigus, leur souffrance est moins "évidente" et elles donnent à entendre davantage de variété.
Vous ne chanterez Carmen qu'une seule fois, en juillet 2017 à l'Opéra Bastille. Le rôle vous intéresse-t-il toujours autant ?
J'ai beaucoup chanté Carmen dans le passé, tout y est passé : Blonde, brune, bouclée moderne, traditionnelle… C'est un personnage qu'on apprécie à condition de savoir faire un break et y retourner pour de bonnes raisons. Je n'avais jamais travaillé avec Calixto Bieito. Quand l'occasion s'est présentée, je me suis dit comme souvent dans ma carrière : "et pourquoi pas ?..."
© Julien Benhamou/ONP