L' Opéra de Nice compte parmi les salles françaises qui peuvent s'enorgueillir d'un prestigieux passé. Pourtant, l'institution a fini par perdre son aura, victime des polémiques et des luttes politiques locales. Bertrand Rossi assure la direction par intérim de l'Opéra National du Rhin, suite à la disparition brutale d'Eva Kleinitz. Ce niçois de naissance et de cœur a accepté il y a quelques semaines, de relever le défi de revenir dans sa ville pour prendre la direction de l'opéra. Nous le rencontrons à cette occasion pour échanger avec lui des projets et perspectives qui pourront faire évoluer cette maison et lui redonner la visibilité qu'elle mérite.
Comment tombe-t-on dans la potion magique de l’opéra ?
Je suis né à Nice, je suis tombé très tôt dans cette potion magique car mon père a été administrateur de l’opéra de Nice pendant une trentaine d’années. Je trainais en culottes courtes dans les couloirs de l’opéra et puis je suis rentré au conservatoire de Nice, en classe de percussions. Mon premier rendez-vous avec le chant, je l’aivécu en intégrant la maîtrise de la cathédrale et celle de l’Opéra. La maîtrise de la cathédrale était dirigée par un maître de chapelle et compositeur, l’abbé Bernard Navarre. Nous avons donné sous sa direction la Messe du Couronnement de Mozart pendant un office, le Messie de Haendel… ce fut une rencontre très importante pour moi. En parallèle, je participais à la maîtrise de l’Opéra de Nice, nous chantions dans Carmen, Tosca etc.
J’ai toujours aimé voir les choses de derrière le rideau et travailler dans l’organisation de l’opéra. J’ai été engagé à 18 ans comme stagiaire en régie de scène, ce qui a fait dire à André Peyregne dans Nice matin, que j’étais le plus jeune régisseur de France. J’ai passé douze ans à apprendre le métier au contact de Pierre Médecin, qui était le directeur de l’opéra à cette époque-là. Sous sa direction, on a programmé à Nice tous les opéras de Wagner et Strauss. Je me souviens par exemple d’un Ring mis en scène par Daniel Mesguich à l’Acropolis en 1988. Il y avait dans l’équipe de direction de l’Opéra de Nice, une importante délégation allemande : Dorothea Glatt, conseiller artistique auprès du Festival de Bayreuth, Peter Theiler, directeur de production et actuellement intendant du Semperoper de Dresde, Rudolf Berger, directeur de production et directeur de l’Opéra National du Rhin, Klaus Weise directeur musical et Wolfgang Sawallisch comme chef d’orchestre invité. Mon amour de Wagner et de la musique allemande est né dans cet environnement. Ensuite, j’ai poursuivi ma carrière de régisseur et assistant à la mise en scène auprès de Raymond Duffaut aux Chorégies d’Orange. J’étais l’assistant de Jean-Claude Auvray et d’Eric Vigié.
Vous n’avez jamais eu l’idée de persévérer dans la mise en scène ?
J’ai signé plusieurs mises en scène, dont Madame Butterfly, Carmen et Le Téléphone de Menotti. En partant de Nice, je m’étais dit que je voulais faire de la mise en scène, même si j’étais officiellement régisseur. Au contact des metteurs en scène que j’ai rencontrés, notamment à mon arrivée à Strasbourg en 2001, je me suis rendu très vite compte qu’il y avait meilleur que moi. J’ai préféré collaborer avec eux et les choisir, plutôt que de chercher à rivaliser. En collaboration avec les différents directeurs généraux de l’Opéra National du Rhin, je les ai accompagnés pour qu’ils puissent travailler dans les meilleures conditions possibles.
Strasbourg et Nice, c’est aussi le passage d’une frontière à une autre ?
Ces deux villes sont comparables, elles sont à la frontière de deux grandes nations d’opéra : l’Allemagne et l’Italie. On ressent cette situation dans la vie quotidienne, le rapport avec le monde rhénan, la présence d’un public allemand pour Strasbourg, les mentalités latines pour Nice. Quand on est Place Garibaldi, on se croirait à Turin, le public vit les spectacles comme dans une arène. À Strasbourg, les spectateurs sont plus discrets, ils expriment leur ferveur à la fin. J’apprécie pouvoir jouer ce rôle de maillon entre les cultures. Je connais bien la situation de l’opéra au-delà des frontières, en particulier en Allemagne où l’audace est toujours la plus en pointe. Avec 85 maisons d’opéra contre 25 en France, le monde lyrique allemand est beaucoup plus développé. On trouve partout un chœur, un orchestre, une pratique amateur ; on peut voir un opéra différent chaque soir. En Italie, les théâtres vont très mal, notamment parce qu’ils ne remettent pas en question le répertoire. À l’époque de Pierre Médecin, l’Opéra de Nice était le point de mire de toutes les maisons européennes. Nous faisions à Nice ce qu’il n’était pas possible de faire ailleurs, notamment à Marseille qui a conservé une approche très conventionnelle du répertoire. Nice est la cinquième ville de France, c’est une ville cosmopolite et ouverte sur le monde. Elle a toujours été une terre de création et d’accueil pour les avant-gardes en littérature, peinture et musique.
Quel souvenir gardez-vous du travail que vous avez mené auprès d’Eva Kleinitz ?
J’avais un lien particulier avec elle, c’était une grande professionnelle. Elle avait une envie de croquer la vie et d’ouvrir l’opéra au monde qui s’est concrétisé par de nombreux projets, notamment le festival Arsmondo, qui célèbrera l’Inde cette année. Nous étions deux vrais amis ; sur le plan artistique, nous avions les mêmes envies, nous aimions les mêmes peintres, les mêmes auteurs, les mêmes metteurs en scène. Son décès m’a placé dans l’obligation de devoir compléter la saison 2020-21. Je l’ai fait dans l’esprit qu’elle souhaitait, en mélangeant ses envies et les miennes. Ce sera certainement la saison la plus audacieuse qu’on aura pu voir à Strasbourg depuis ces vingt dernières années. Mon seul regret, c’est qu’elle ne soit plus là pour le voir.
Vous auriez aimé continuer à Strasbourg ?
Je suis très attaché à Strasbourg mais j’ai voulu saisir cette opportunité de pouvoir revenir à Nice. Je suis malheureux de voir cet opéra dans une situation délicate. Sans vouloir jouer au pompier - je n’ai pas cette prétention-là - je voulais affronter les difficultés, avoir un projet ambitieux pour Nice. L’Opéra National du Rhin offre une situation plus confortable : il vient d’être élu meilleur opéra de l’année par Opernwelt, il y a peu de conflits sociaux, il règne un esprit de confiance et transparence. La décision de continuer à Strasbourg passe aussi par la décision des tutelles. La proposition de l’Opéra de Nice est intervenue entre temps. Après vingt ans passés à Strasbourg, je pense également qu’il est temps pour moi de revenir dans ma ville natale pour y relever de nouveaux défis.
Quelles missions vous ont été assignées ?
Avant tout : redynamiser la maison, lui redonner une visibilité perdue. Ma force, ce sont les réseaux que j’ai pu construire avec mes collègues directeurs en France et à l’étranger. La saison 2020-21 est à faire, c’est un défi de taille… sans compter une ambition qui m’est chère, celle d’obtenir pour l’orchestre et l’opéra le label national. On a tout pour répondre au cahier des charges : des structures permanentes et des ateliers formidables à La Diacosmie. Il y a ici près de 350 personnes qui travaillent dans le ateliers décors et costumes, l’orchestre, le ballet… c’est un gros paquebot quand on pense qu’à Strasbourg, il y a 100 personnes de moins. Le cahier des charges implique également une extension du répertoire du baroque à musique d’aujourd’hui. Je veux toucher un public plus large. Il y a à Nice un public averti et mélomane. Sur une population de 4 et 6 millions de personnes (Nice métropole et Côte d’Azur), l’Opéra de Nice n’a accueilli l’an dernier que 51000 spectateurs. Ce n’est pas parce que le public n’aime pas la musique mais trop peu savent qu’il y a un opéra à Nice. Je souhaite mettre en place plusieurs actions pour faire venir les familles, le public isolé ou empêché ainsi que les jeunes actifs. Mon objectif chiffré, c’est de passer de 51000 à 100 000 spectateurs en trois ans. Ensuite, je souhaite faire venir à l’opéra un public jeune en développant notamment ce que nous avons mis en place à Strasbourg. Actuellement, 33% du public Strasbourgeois est âgé de moins de 26 ans. Je veux arriver au même résultat à Nice en passant des partenariats avec le rectorat et l’académie, ainsi que l’université de Nice Sophia Antipolis.
Avez-vous des projets avec le Festival MANCA ?
Je souhaite conserver à Nice un lien avec la musique contemporaine. J’ai déjà pris contact avec François Paris, président du CIRM (Centre National de Création Musicale) et du festival MANCA 1 pour qu’on puisse faire coïncider les dates du festival avec la saison lyrique. Je suis persuadé que la musique d’aujourd’hui a un avenir dans une région qui a toujours été une terre d’avant-garde. Je pense également à une collaboration possible avec le Printemps des Arts à Monaco. Marc Monnet est un ami, je me souviens qu’il avait créé à Strasbourg son opéra Pan ! sur un livret de Christophe Tarkos. Je lui ai proposé qu’on se rencontre pour étudier des pistes de rapprochement. Il faut que les institutions culturelles parviennent à se fédérer pour faire ce travail et donner cette envie de modernité.
Pouvez-vous déjà donner des titres que vous souhaiteriez programmer ?
Des titres non, mais ça viendra vite car il faut construire la saison prochaine. La proximité avec l’Italie invite naturellement la présence de chefs d’œuvres du répertoire italien. Je souhaite les confier à des metteurs en scène réputés, qui auront l’envie de réinventer le genre avec le respect du public niçois. Je souhaite ensuite coproduire un certain nombre d’œuvres avec des réseaux nationaux et étrangers, afin de faire connaître aux niçois ce qui se fait de mieux en matière d’art lyrique aujourd’hui. Il y aura également une part importante de répertoire français. Historiquement, il faut savoir qu’il y a un rapport étroit entre l’opéra de Nice et l’Opéra-Comique de Paris. À la fin du XIXe siècle, avant que Nice ne soit rattaché à la France, la ville comptait trois théâtres : le théâtre français, le théâtre italien et l’Opéra-Comique, qui se trouvait sur la place occupée actuellement par la synagogue.
Tous les ouvrages de Boieldieu, Auber créés à Paris étaient ensuite donnés à Nice. Le public niçois est friand de ce répertoire. Pour cette raison, j’envisage avec Olivier Mantei une collaboration entre la Salle Favart et l’Opéra de Nice. Chaque saison, nous aurons un opéra en coproduction, une œuvre en coproduction et dans le style de l’Opéra-Comique. Comme celui-ci n’a pas de structure permanente, nous pouvons lui apporter un orchestre, un chœur, des ateliers. Je rêve de voir sur la scène de Favart, le Chœur et l’Orchestre Philharmonique de Nice avec des décors construits dans les ateliers de la Diacosmie. Je reviens toujours à Pierre Médecin : quand il a quitté Nice, il est allé diriger l’Opéra-Comique à Paris. Je me réjouis de cette perspective de voir que Nice qui a toujours été très loin de la capitale, finisse par nouer des liens avec un opéra national parisien. Cette collaboration nous aidera à obtenir un gage de reconnaissance.
Et la forme baroque ?
Je souhaite vraiment réintroduire l’opéra baroque. Même si ce n’est pas la forme privilégiée à Nice, il demeure que cette ville est une ville baroque. Il y a pas moins de dix-sept églises baroques dans le vieux Nice. Je me souviens de l’époque où Jean Albert Cartier, directeur de Nice et plus tard, de l’opéra de Paris, avait réintroduit le baroque. On l’avait mis en garde en lui disant que les niçois n’aimaient que le vérisme et le bel canto… À l’arrivée, les salles étaient combles et c’était un succès.
Il y a une tradition des grandes voix à Nice. Cet attachement a-t-il créé un désintérêt pour les scénographies ?
C’est une vaste question. Cette tradition existe mais elle s’est perdue ces dernières années, notamment quand le budget artistique a fondu. Je n’oublierai jamais que le duo Caballé-Carreras a débuté dans Tosca à Nice. Le foyer porte le nom de Montserrat Caballé, il a été inauguré en sa présence. Désormais, l’Opéra de Nice n’a plus forcément les moyens d’engager des grandes stars internationales mais je mettrai un point d’honneur à engager les voix les plus pertinentes qu’on peut entendre à l’étranger. Je souhaite également privilégier les nouvelles distributions et mettre l’accent sur de jeunes chanteurs, la taille de la salle s’y prête bien. Aujourd’hui, la mise en scène occupe une place majeure auprès du public. Je considère que c’est la mise en scène qui a sauvé le répertoire lyrique, même s’il ne faut pas minimiser l’importance des voix. Pouvoir renouveler les œuvres du passé en portant sur elles un nouveau regard, je trouve ça très important. Il n’y a aucun intérêt à voir un spectacle où la mise en scène se contente de régler les entrées et les sorties des chanteurs, ça n’a pas de sens. Payer une place d’opéra et voir toujours la même chose, ce n’est pas possible. C’est intéressant de connaître Carmen et se dire qu’on peut aller redécouvrir cette œuvre à l’opéra à Nice dans la mise en scène d’un cinéaste. Cette ouverture vers une autre forme d’art, ça prouve que l’opéra est un art vivant, qu’il a toujours quelque chose à dire, surtout avec des œuvres qu’on croit connaître par cœur. La fonction d’un théâtre ou d’un opéra, ce n’est pas seulement d’offrir du divertissement mais de susciter le débat et la réflexion. Plutôt que de rassurer le public, ce qui m’intéresse c’est le surprendre. Un public surpris sera toujours plus intéressé et actif.
Vous vous tenez au courant de l’actualité du théâtre ?
Il y a aura dans ma saison une œuvre mise en scène par un metteur en scène de théâtre. Je veux mêler l’opéra avec des formes d’art différentes. Ça permet d’avoir un regard différent sur les chanteurs, d’ouvrir le regard du spectateur et d’élargir le public. Quand on fait venir un metteur en scène de théâtre, il fait venir à l’opéra un public qui le suivait au théâtre et souhaite découvrir ce qu’il a montré dans ce nouveau contexte. C’est la même chose pour un cinéaste. À Aix ou à Lyon, les cinéphiles sont venus à l’opéra pour voir ce que proposait Christophe Honoré. Il n’a pas eu peur du défi et des chanteurs, il a apporté quelque chose de neuf. Je veux des artistes qui n’ont jamais mis en scène d’opéra. C’est plus facile avec une administration et toutes les structures qui peuvent les accompagner dans l’aventure de l’opéra. Il est trop tôt pour donner des noms mais je peux déjà vous dire que la plupart viendront pour la première fois à Nice.
References
1. | ↑ | Festival Musiques Actuelles Nice Côte d'Azur, fondé en 1980 par Jean-Etienne Marie, dédié à la musique contemporaine et électroacoustique |