David Marton est un metteur en scène singulier dans le paysage théâtral européen. Musicien formé notamment dans le très classique Conservatoire Franz Liszt de Budapest, il a quitté la Hongrie pour vivre à Berlin, dont il a découvert la vivacité culturelle dans le spectacle vivant, et notamment à la Volksbühne dans l’univers de Frank Castorf et Christoph Marthaler mais pas seulement.
Sa manière d’approcher les œuvres ne le prédestine pas à travailler dans les conditions des théâtres d’opéra traditionnels, car il ne se contente jamais ou presque de travailler sur un livret, mais sur tous ses possibles. Dans sa Damnation de Faust réalisée à Lyon en 2015, il avait inséré des textes du Faust de Goethe (pas toujours reconnus par les spectateurs ni la critique d’ailleurs), son dernier Don Giovanni, toujours à Lyon la saison dernière, a laissé des perplexités dans le public.
C’est en effet à l’Opéra de Lyon qu’il a trouvé des conditions de travail qui lui ont permis de concevoir ses mises en scène librement, avec le soutien confiant de Serge Dorny, et c’est à Lyon qu’il a aussi institué une relation avec le public qui a apprécié ses travaux, Capriccio de Strauss, Orphée et Eurydice de Gluck, La Damnation de Faust de Berlioz et, plus discuté, Don Giovanni de Mozart.
C’est donc cette relation particulière à l’Opéra de Lyon qui donne au travail de David Marton un parfum d’exclusivité, ce qui est très rare dans le monde de l’opéra. Le parcours de David Marton est un parcours méditatif qui prend les œuvres pour ce qu’elles disent explicitement et implicitement, mais aussi pour ce qu’elles lui disent, comment elles lui parlent, dans un univers personnel traversé par la musique, la poésie, le rêve et un regard amer sur le monde contemporain.
Il en va ainsi pour Didon et Énée remembered, une sorte de rêve sur le mythe de Didon et Énée et à travers le chef d’œuvre de Purcell revisité mais jamais trahi. Dans le cadre du Festival lyonnais « Vies et Destins », Serge Dorny a donc eu l’idée de confier à David Marton le soin d’un projet singulier autour de cette œuvre et de ce concept.
Partant des deux expressions, « When I am laid in earth »… « remember me »1, Marton construit un travail sur notre rapport au temps, à notre histoire, à notre monde, à partir d’un univers archéologique (où tout est en terre… « laid in earth »), où la question de la mémoire "(Remember me"), notre mémoire du passé, mais aussi celle que le futur gardera de nous est centrale: cette archéologie de notre savoir sera donc aussi moderne et contemporaine, mélangeant époques et musiques, par l’appel à la chanteuse de cabaret et jazzwoman américano-suisse Erika Stucky, qui travaille essentiellement en Allemagne, et au compositeur finlandais Kalle Kalima qui a composé des musiques qui s’insèrent dans le tissu musical de Purcell en un travail rigoureux mené en liaison étroite entre compositeur, chef (Pierre Bleuse) et metteur en scène . Pour en parler et mieux préparer le spectateur, David Marton a bien voulu nous recevoir après un filage du spectacle (d’environ deux heures), dans l’urgence de la préparation, dix jours avant la première.
Votre spectacle est construit autour de la mémoire, et notamment de la trace archéologique...
On n'est pas toujours obligé d'aller fouiller systématiquement dans les sources des livrets, mais ce qui m'a frappé ici lorsqu'on lit Virgile, c'est la force extraordinaire de ce texte et notamment des personnages féminins. Chez Nahum Tate 2, Didon semble attirer la pitié sans raison. L’air final est magnifique, mais le chemin qui y conduit est trop léger. Et surtout la figure d’Énée disparaît totalement. Nous avons une constellation d’amour face à des sorcières qui n’ont qu’un but, c’est de faire le mal. L’idée a donc été d’approfondir la situation avec le matériel que Virgile nous a laissé et de renforcer les personnages féminins, pas seulement Didon, mais aussi Belinda (Anna chez Virgile). Et on trouve alors des motivations tout à fait différentes : il ne s’agit plus d’une histoire d’amour, mais d’un projet politique : Carthage a besoin d’être protégée, elle a besoin d’un homme fort qui puisse lui garantir son existence. Il y a donc derrière tout cela une raison. Et l’amour rhapsodique de Didon, cette sorte de conte de fées, est presque offert en sacrifice à la raison d’État.
D’un autre côté, j’ai été très intéressé par cette réflexion : que se passe-t-il si nous mettons au pluriel l’expression « When I am laid in earth »3 ? Dire « When we are lead in earth » 4 a beaucoup à faire avec notre temps, avec chaque époque d’ailleurs. Mais je me demande souvent, surtout lorsque je visite un musée archéologique, « qu’est-ce qui restera de notre temps ? », lorsque nous serons en terre, qu’est-ce qu’on montrera dans les musées de notre monde ? je pense alors à mon cable de chargeur de mobile, je pense clavier, à des déchets plastiques. J’étais à Berlin, dans une exposition archéologique, je voyais des antiquités et je me disais « que se passerait-il si on inversait la situation et que c'étaient les antiquités qui nous observaient ? ». Voilà les deux points qui m’ont intéressé en partant de ce merveilleux air final de Didon.
Vous utilisez aussi le texte de Virgile, dans les discussions des Dieux qui mènent les destins (Vénus pousse son fils Énée vers l’Italie, Junon le voudrait retenir à Carthage) mais Jupiter et Junon sont aussi ici archéologues, témoins du monde du passé, de notre présent et de notre futur. C’est eux qui fouillent, eux qui trouvent câbles et téléphones mobiles, eux qui dégagent un squelette de main tenant encore une souris. Enfin vous faites descendre Jupiter dans les dessous, dans une sorte de réserve muséale étrange.
Oui, c'est comme une sorte de catacombe, de cimetière de notre monde que ce coin de supermarché où l’on voit des objets hétéroclites d’aujourd’hui, des objets sans valeur, sans intérêt, des objets culte pourtant qui disent la futilité et la laideur inquiétante de notre aujourd’hui, c'est là justement notre problème.
Vous avez pensé l’espace en trois parties, un large espace central, et deux plus petits espaces sur les côtés, où se déroulent des scènes qu’on voit en direct sur l’écran central…
Ce sont des « videobox » qui représentent une normalité, l’un est un bureau où Belinda et Didon discutent « stratégie », l’autre est l’espace bucolique où le couple s’ébat l’espace d’un instant. Ce sont des « clips » que je ne voulais pas voir sur la scène, mis qu’il fallait faire voir au spectateur, « en direct ». C’est peut-être aussi un compromis car il faut penser que le spectacle est aussi conçu pour l’espace de la Ruhrtriennale 5, où tout sera à vue et où ces deux espaces ne seront pas cachés au public comme à Lyon…La forme du décor avec son toit épouse d’ailleurs la forme de la grande halle de la Ruhrtriennale. Christian Friedländer a justement pensé le décor pour qu’il rappelle d’une part la Ruhrtriennale et d’autre part les structures qui protègent des fouilles archéologiques.
Vous êtes focalisé sur la trace, par exemple on trouve dans le sable des traces de magazines « people » où l’on pourrait trouver nos mythes du jour comme le sont pour le passé Didon et Enée…À un moment Junon cherche à reconstituer d’autres images …
Vous avez reconnu ce qu’elle essaie de reconstituer ? Ce sont des papiers déchirés qui sont des traces de manifestations de l’extrême droite, des luttes, avec quelques politiciens (Orban…) qui sont liées à la droite extrême ou le racisme, mais nous devons encore y travailler du point de vue technique. Au début, on voit des vidéos de guerre, de crises (comme le fut la guerre de Troie) qui montrent là aussi que le monde ne va pas bien.
Vous avez beaucoup travaillé avec la vidéo, plus que dans d’autres productions…
Oui et c’est toujours de la vidéo en direct. Cela vient d’abord qu’il fallait montrer en détail la minutie du travail archéologique, que le spectateur ne pouvait voir directement : la vidéo était le seul moyen d’approcher ces gestes-là. Quand on trouve des petits objets dans le sable, le spectateur ne le voit pas, alors je voulais le montrer. Je voulais un grand écran, pour qu’on puisse y voir en très gros de toutes petites choses. Mais puisque l’écran était là, j’ai voulu aussi l’utiliser par ailleurs. À part dans La Damnation de Faust, je n’ai jamais utilisé ici de vidéo et j’avais envie d’un gros projet où l’on puisse beaucoup l’utiliser . Mais je le répète cela a d’abord à voir avec l’archéologie et le medium de l’écran TV pour montrer le travail archéologique.
Est-ce vous qui avez choisi Didon et Énée ? Comment est né le projet ?
Oh, c’est une longue histoire qui n’a pas été si facile et qui a dû passer par de nombreux problèmes techniques. Au départ c’est Serge Dorny qui voulait monter Didon et Énée, puis la Ruhrtriennale est entrée comme partenaire, et entre l’Opéra de Lyon et la Ruhrtriennale le projet a changé souvent de format. Puis les deux partenaires sont tombés d’accord pour une production unique avec les forces de Lyon dans les deux lieux. Les deux partenaires ont entretenu un dialogue artistique fort. Quand le projet a été arrêté j’ai décidé que la mise en scène serait unique, la structure unique, et que nous travaillerions dans le sens où je travaille souvent, avec du théâtre de texte, avec des musiciens venus d’autres horizons mais aussi avec orchestre, et qu’on allait mettre tout cela ensemble. C’était mon envie d’essayer de tout mettre ensemble, et ça n’a pas été simple. Bien sûr j’ai été complètement libre, mais nous avons eu à peine plus de temps pour monter le puzzle. Nous avons eu ici à Lyon le même temps que n’importe quelle autre production d’opéra, mais nous sommes un work in progress. On verra le résultat, mais j’aurais souhaité que les éléments s’imbriquent encore plus pour avoir un espace d’expérimentation plus large. Nous aurons très peu de temps aussi à la Ruhrtriennale 6 et pas le temps de changer quoi que ce soit en tous cas.
Comment avez-vous travaillé avec le compositeur ?
e connais bien Kalle Kalima avec qui j’ai mené deux projets de théâtre. Kalle est d’abord un guitariste, doué d’une incroyable musicalité, et qui connaît bien la musique classique. Depuis quelques temps il compose aussi : j’ai entendu des œuvres qu’il a composées, notamment pour l’Ensemble Modern et j’étais assez impressionné. Je suis aussi impressionné par son jeu de guitariste, mais ici Il ne s’agissait pas d’improviser à la guitare, je l’ai entendu en musique baroque où il a joué le continuo, il avait participé aussi à mon Don Giovanni keine Pause que nous avions joué à Fourvière 7. J’ai donc pensé qu’il était idéal pour le projet. Il peut travailler avec des chanteurs, il peut composer pour orchestre, il peut être le centre du projet ou au moins la deuxième étoile à côté du chef. Je lui ai donc demandé s’il voulait composer pour orchestre, et il a dit oui, et puis j’ai donné à Serge Dorny un enregistrement qui l’a intéressé. Alors nous nous sommes rencontrés, avons parlé de mémoire, d’archéologie, et des structures musicales du baroque. Il a commencé à composer, et ce fut un feu d’artifice : il a livré un matériel impressionnant et ensuite est venue une phase prodigieusement intéressante, un vrai cadeau. Et ça a été aussi pour moi comme un but que j’arrivais enfin à atteindre : on s’imagine le compositeur tout seul, et je me demandais si le compositeur pourrait travailler avec le metteur en scène sur tout ce matériel où il y a plein de morceaux mais pas de trame, c’était très baroque parce que la musique baroque n’a pas de trame composée. Alors tout l’été j’ai travaillé avec son matériel, je l’ai écouté, jour après jour, puis nous avons isolé des morceaux, et nous avons fini par avoir une quarantaine de minutes de musique. Il restait à savoir comment l’utiliser, pour quels moments dramaturgiques. Il a achevé la composition et m’a laissé toute latitude pour choisir les moments où j’insèrerais sa musique. Puis est venu le moment où Pierre Bleuse le chef s’est inséré dans le travail pour l’instrumentation, pour travailler au son de l’orchestre : nous avons vraiment travaillé tous ensemble et c’était quelque chose de très particulier, sans limites, sans frontières, sans vanité. Ça a été formidable. Un an de travail.
Est-ce que cette production a un avenir, ou s’arrêtera-t-elle aux seuls partenaires prévus ?
Cela dépend du temps, aucune production théâtrale n’est jamais finie. Entre une série de représentations et l’autre on a la distance voulue pour voir les faiblesses, les fautes, on a toujours la possibilité de modifier, de reprendre telle vidéo, tel éclairage, mais il faut avoir le temps. Or tout doit aller vite, on doit rapidement s’adapter au nouveau lieu, vérifier les aspects techniques et ça fait peu de temps pour apporter des améliorations.
Vous vous intéressez dans vos travaux au rapport entre texte et musique, ici Nahum Tate et Virgile, je l’ai aussi remarqué dans votre Sonnambula que j’ai vue à Vidy-Lausanne : d’où vient cet intérêt ?
Depuis mes premiers spectacles, depuis mes tout débuts dans le théâtre musical le rapport entre texte et musique, entre langage et musique m’intéresse. Même si dans un de mes prochains projets il y aura peu de texte…
Je ne saurais dire pourquoi; c’est comme si on demandait à un peintre pourquoi il peint tout en bleu…Mais parce qu’il aime le bleu tout simplement! Peut-être cela vient-il du fait que je suis d’une famille où mon père était peintre, un artiste visuel donc, et ma mère traductrice littéraire et que j’ai vécu toujours au milieu des livres. En plus j’ai travaillé le piano. Et dans mon enfance tout était toujours présent, le texte, les livres, le visuel et la musique, et c’est peut-être devenu une sorte de réflexe…
De plus les livrets sont souvent de mauvais textes, et quand on travaille sur ces livrets on ne peut les changer, mais on a souvent intérêt à travailler avec du matériel extérieur. Quand on a quelque chose de plus que l’œuvre, on a aussi une autre perspective sur l’œuvre et on peut changer le regard dessus (enfin peut-être…).
Les compositeurs du passé, quand on leur livrait un texte, n’avaient pas le choix, mais ils avaient toujours la nostalgie des anciens textes, du drame authentique et du retour aux origines, et pas seulement Wagner, Gluck ou Berg, mais aussi Puccini ou Verdi ou Mozart. Tous ceux qui ont renouvelé la musique ont toujours été à la recherche de beaux textes. Ils voulaient mettre en musique la littérature. Vous connaissez les mémoires de Da Ponte et les horreurs qu’il raconte de la circulation des livrets. On ne peut sûrement pas toujours mettre en musique un texte littéraire, mais je suis sûr qu’il y a bien de la musique à créer sur la base d'un vrai texte littéraire.
References
1. | ↑ | DIDO : Thy hand, Belinda, darkness shades me, On thy bosom let me rest, More I would, but Death invades me; Death is now a welcome guest. When I am laid in earth, May my wrongs create No trouble in thy breast; Remember me, but ah! forget my fate. // DIDON : Ta main, Belinda, les ténèbres me masquent la lumière; Sur ton sein laisse-moi me reposer; J'aimerais plus longuement, mais la Mort s'empare de moi; La Mort est à présent la bienvenue. Lorsque je serai portée en terre, Que mes torts ne créent pas de tourments en ton sein; Souviens-toi de moi! mais, ah! oublie mon destin. |
2. | ↑ | l’auteur du livret |
3. | ↑ | lorsque je serai portée en terre |
4. | ↑ | lorsque nous serons portés en terre |
5. | ↑ | un vaste espace industriel vide |
6. | ↑ | Le spectacle ira aussi à l’opéra de Stuttgart et à Anvers |
7. | ↑ | la production qui a fait connaître Marton au grand public |