Daniele Rustioni nous reçoit très détendu et assez reposé, malgré le week-end harassant qui l'a vu diriger en trois jours trois opéras de Verdi et non des moindres (Macbeth, Don Carlos, Attila du 16 au 18 mars) , avec la tension inévitable des Premières. Il nous reçoit une heure avant la deuxième représentation de Don Carlos et nous évoque les questions musicales posées par cette œuvre aux multiples facettes et versions, sa relation à Verdi, ses projets à Lyon et sa relation à la cité, mais aussi de ses projets ailleurs en Europe et sa volonté d'explorer d'autres répertoires. À lire pour mieux connaître le nouveau chef principal de L'Opéra National de Lyon.
Interview originellement en italien et traduite en français par Guy Cherqui
Les premières représentations du Festival sont passées, avec succès. Quel premier bilan tirez-vous ?
Le premier bilan, celui qui me touche peut-être le plus, c'est que mon orchestre et mon chœur, si vous me permettez de dire «mon», ont vraiment répondu présent . Je suis content de l’esprit verdien qu’ils ont su saisir. Mais par-dessus tout, ils ont travaillé très dur. Ce sont les premières représentations, et il y a derrière un travail presque continu. Il y avait un risque qu'au « moment de vérité », ils puissent s’effondrer. Mais ce n’est arrivé à personne !
Si je pense à Attila joué à l'auditorium, et pas en fosse, tout le monde y a mis toute son énergie... Je suis heureux parce que jusqu'à la dernière note d'Attila ils ont joué « en donnant leurs tripes ». Ensuite, il ne faut jamais oublier les techniciens sur scène qui, surtout pour Don Carlos, ont fait des merveilles parce que c'est un dispositif scénique impressionnant avec de nombreux changements de décors . Tout le théâtre a dû s’impliquer à 100%.
En tant que chef principal, je ne peux que me louer de toutes les masses artistiques et techniques du théâtre parce que, en tant qu'italien, amener Verdi ici était un grand défi, vous devez le réussir et tout le monde a magnifiquement répondu!
Macbeth et Don Carlos sont deux œuvres très lourdes du répertoire verdien. N’est-ce pas trop lourd pour la structure du théâtre ?
Ce sont deux opéras très exigeants. En plus dans Macbeth il y a un personnage en creux, auquel personne ne pense, ce sont les sorcières, qui doivent être considérées comme un des personnages principaux, peut-être même le troisième après Macbeth et la Lady. Le chœur des sorcières a également fait merveille parce que la production est très exigeante pour lui. Les sorcières doivent aussi chanter de dos ! Elles ne méritent que des éloges pour avoir surmonté les difficultés.
Bien sûr, il s’agit peut-être des opéras les plus difficiles du catalogue verdien, Don Carlos en cinq actes, en particulier, presque complet. Mais Macbeth reste pour moi le travail le plus difficile des trois . Les difficultés sont différentes de celles de Don Carlos. C’est ce chemin vers la maturité qui est difficile à rendre, avec cette écriture où si vous n'êtes pas ensemble tout de suite vous le sentez, où vous êtes toujours sans filet. Les clair-obscur de la partition sont aussi très difficiles à rendre, et les deux personnages principaux sont mis à rude épreuve : c’est vraiment l'une des partitions les plus exigeantes de Verdi.
La Première de Don Carlos était très attendue. Quel rapport entretenez-vous désormais avec cette œuvre après tout ce travail ?
L'œuvre est entrée dans ma chair désormais…Dans le corps, dans le bras, dans le souffle. Je suis passé d’une phase analytique, du recueil de respirations d’intentions musicales partagées à une chose très dangereuse : l'émotion. Pendant que j'écoutais Eboli ou Stéphane Degout ou l'air de Pertusi, pendant qu’ils chantaient je m’oubliais et j'avais envie de pleurer. C'est une émotion particulière car le chef ne peut se permettre de pleurer et doit tout contrôler et... je devenais en fait le premier spectateur de ce Don Carlos, voilà l’effet qu’il a suscité en moi (rires).
Stylistiquement, quelles sont les différences entre le Don Carlos français et le Don Carlo italien ?
Le Don Carlo en quatre actes est clairement plus compact. Dans Don Carlos en cinq actes, il y a plus de dispersion, même tonale, parmi les différentes stations que Verdi a mises dans tous ces numéros. Le chœur d’hiver initial, très long en mi bémol mineur, puis le duo entre Posa et Don Carlos en fa dièse majeur, ce sont d'étranges stations.
Macbeth présente des relations tonales d’un numéro à l'autre beaucoup plus rationnelles et homogènes.
Dans Don Carlos, en revanche, ce sont comme les stations d’un Chemin de Croix un peu à la Scriabine, comme si la note et la tonalité avaient leur propre couleur.
Mais c'est très intéressant : c'est comme si j’entrais dans l'Escurial, en regardant un tableau après l'autre, chacun différent, mais tous liés par l'histoire. C’est peut-être différent pour les chanteurs parce qu'ils ne chantent que leur morceau, mais pour moi qui dirige l’ensemble c’est un peu déstabilisant pour le cerveau et pour le cœur.
La version italienne est-elle difficile pour les chanteurs?
Pour les chanteurs, c'est plus difficile à mon avis. Notamment pour la question des voyelles ouvertes et fermées, et donc des positions, c'est comme si le poids vocal était différent. Cependant, pour le Don Carlos français on ne peut se référer à aucune interprétation du passé récent et moins récent. Tout est à construire en fonction de la salle, du théâtre, des voix. En ce sens, je suis très heureux et honoré d'avoir initié quelque chose de nouveau.
Vous avez déjà évoqué quelques difficultés de la version originale française, pouvez-vous les préciser ?
La principale difficulté est d'obtenir de l'orchestre, du chœur et des solistes une véritable homogénéité, parce que la partition est pleine de notations dynamiques allant de fff à pppp, mais est aussi pleine de mezzoforte ou mezzi piani qui sont des indications dynamiques d'un "no man’s land": que signifie mezzoforte? C'est écrit par rapport à ce qui précède et ce qui suit, bien sûr, mais il faut créer un velours pour tous et c’est là la principale difficulté. Le chef doit tout homogénéiser, alors que clairement les individualités se font jour seules.
Mais c’est aussi très difficile dans les scènes d'ensemble. Si nous prenons l'autodafé, très souvent les solistes doivent doubler le chœur, mais de nombreux moments sont pianissimo et ils doivent faire semblant de chanter. Dans les parties chorales écrites, il semble que le contrechant soit prépondérante par rapport à la ligne principale. Même à l'orchestre c’est difficile: il faut tout peser et mesurer parce que c’est une écriture à la Mahler, où chaque section a sa propre dynamique. Au lieu de cela, dans ce répertoire, nous avons tendance à tout uniformiser . D'une certaine manière, c’est là où émerge la maturité artistique de Verdi. Ce fut une expérience inoubliable pour les musiciens de l'orchestre, car ils ont réalisé que Verdi est loin du « Tzum pa pà » auquel quelquefois on le réduit. On est tout à l’opposé. Je défie quiconque de trouver un "tzum pa pà" dans Don Carlos! (Rires)
Certains ont regretté que le ballet ne soit exécuté qu’à moitié. Une exécution complète n’aurait-elle pas été souhaitable pour faire respirer la dramaturgie ?
Pas la moitié ... bien plus, environ 65%!
Il y a une raison, et j'en assume la responsabilité: le ballet complet se termine par deux exécutions de l'hymne espagnol, qui n'ont rien à voir avec la chorégraphie choisie. Jouer l'hymne espagnol avec une grande orchestration dans ce contexte aurait constitué une sorte d’insulte aux Espagnols ... et puis la musique de la fin du ballet posait d'autres problèmes musicaux. Au lieu de cela, nous avons choisi une solution mixte avec la reprise de la musique a cappella (mandoline) du chœur pour rentrer dans la tonalité en ut majeur.
Comment a fonctionné le couple metteur en scène/chef d’orchestre ?
Christophe a été génial parce qu'il est toujours parti de la musique avant de travailler une scène. Production et musique ont toujours été en harmonie et je pense que cela s’est vu dans le résultat final. Il n'y a jamais eu d’idées bizarres, qui allaient à l'encontre du rythme musical ou contre les indications de Verdi. Je suis aussi revenu sur certaines de mes demandes: toute la couleur sombre avec le chœur d’hiver initial, avec la souffrance, l'enfant, la brume, puis les lumières du couvent de Saint Just tout cela faisait que je ne voyais pas tous les visages, or j’ai besoin de voir les yeux des chanteurs. J'ai donc posé la question à Christophe, et il m'a fait aller en salle. Là j'ai bien compris pourquoi il fallait faire les choses ainsi avec la lumière voulue. Je suis donc revenu sur ma demande.
Dans l’interview qu’il nous a consentie, Christophe Honoré déclare que plutôt qu’un autre Verdi, il est attiré par Wagner. Qu’en est-il pour vous ?
Moi aussi je suis attiré par Wagner. Mais il faut y aller avec intelligence. D’abord Le Vaisseau Fantôme, Rienzi, puis Lohengrin…
L’année prochaine vous ouvrez la saison avec Mefistofele 1 …C’est un premier pas sur le chemin wagnérien…
Oui (rires) on y arrivera à Wagner, on y arrivera…
D’abord c’est un choix qui m’est absolument personnel, parce que j’ai décidé d’étudier la musique, d’être chef d’orchestre et de faire de l’opéra quand je chantais dans le chœur d’enfants de la Scala dans le Mefistofele dirigé par le Maestro Riccardo Muti en 1995. Le chœur chante dans le prologue et dans l’épilogue : entre les deux tout l’opéra se déroule. Mais moi je ne pouvais m’arracher de la scène. Un machiniste me tenait là, et je regardais le chef sur le moniteur, et tous les mouvements sur la scène. Le prologue de Mefistofele nous l’avons exécuté aussi dans des concerts à d’autres occasions. C’est vraiment une œuvre qui me tient à cœur et que j’ai dans mon ADN, mais je crois qu’elle s’insère aussi dans la question du répertoire parce que Kazushi Ono a toujours fait du XXe tandis que moi je veux continuer à faire du répertoire peu connu à Lyon, mais du XIXe .Et je crois qu’il est important de monter au moins une ou deux fois par an des œuvres grandioses qui engagent toutes les forces du théâtre . Entre le prologue, le Sabbat, l’épilogue, mais aussi la première scène des paysans dans l’acte I, je sais que ce sera difficile ; je sais que ce sera un défi pour tous mais je sais qu’il est important que le théâtre subisse ces chocs parce que rappelons-nous comme on dit que « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » 2. Ainsi ça fait du bien et fera grimper le niveau di théâtre.
La saison prochaine il y aura aussi L’Enchanteresse de Tchaïkovski…
Oui, je l’avais dirigée quand j’étais en Russie comme chef principal du Mikhailovsky de Saint Petersburg. C’est vrai que c’est un des opéras les moins joués et les moins connus de Tchaïkovski. Et aussi l’une des œuvres les plus étranges dans sa dramaturgie et dans ses personnages. Mais quand j’ai vu la clef de lecture du metteur en scène Andrij Zholdak, je me suis tout de suite dit que ce serait passionnant de se jeter à corps perdu dans le Festival de l’an prochain, Vie et Destin.
En dehors de votre répertoire traditionnel, quel répertoire aimeriez-vous aborder ?
Déjà dans mon répertoire, je voudrais garder avec moi jusqu’à la fin de mes jours des chefs d’oeuvres de la maturité de Verdi: Simon Boccanegra, Don Carlos/Don Carlo, Otello, Falstaff, et Aida surtout pour les actes III et IV. Puis quand j’aurai la maturité nécessaire, je ferai le Rossini "serio", Mosè, Otello, Maometto II, et aussi Guillaume Tell que nous ferons bientôt ici.
Dans le répertoire non italien, j’aimerais tant faire Strauss et Wagner, qui sont dans ma ligne de mire.
Et quels titres de Strauss ?
Rosenkavalier et Ariadne auf Naxos. Il y a pour Strauss le problème de notre fosse d’une soixantaine de musiciens seulement. Mais une opération autour d’Ariadne auf Nawos serait fantastique à Lyon. Cela convient parfaitement à la salle, les musiciens en fosse sont 36, et l’orchestration est telle que cela sonne comme s’ils étaient bien plus nombreux.
Comment vous trouvez-vous à Lyon ?
Très bien. J’ai même peur de trop grossir mais le Festival Verdi m'a remis à la diète ! On est très exigeant! J'ai déjà fait l'éloge de l'orchestre et des chœurs, mais évidemment, au quotidien il y beaucoup de joies, mais il y a aussi beaucoup d'obstacles parce qu’on se heurte inévitablement à des difficultés. Pour l'instant je peux dire que tout va bien et je suis content ; ma réponse serait en quelque sorte : "je suis très content, mais je ne suis pas du tout détendu". Pas dans un sens négatif, évidemment. Mais nous ne pouvons-nous permettre de relâcher la tension, et je suis le premier à donner le bon exemple.
Vous êtes-vous approprié la cité?
C'est une ville à taille humaine qui me plaît beaucoup. Quand je ne suis pas au théâtre, j'aime me promener. Je l’ai parcourue à pied un peu dans tous les sens, le parc de la Tête d'Or, le centre historique, Bellecour, la place des Jacobins, les bords de Saône, mais aussi les musées, le musée des Confluences, le musée des Beaux-Arts, le musée de l'imprimerie, mais aussi le théâtre romain et les hauteurs ... Chaque fois que je reçois des visiteurs, je leur fais faire de belles promenades !
Et en dehors de Lyon, quels sont vos projets ?
J'ai bien sûr d’abord mon propre orchestre à Florence, l'Orchestra della Toscana (Orchestradellatoscana.it), puis dans les mois qui viennent, je fais ce premier pas important dans mon approche du répertoire allemand, en dirigeant une reprise de Der Freischütz à Stuttgart (en mai) 3, puis il y aura un concert avec le Bayerisches Staatsorchester à Munich, au programme la septième de Chostakovitch. Chostakovitch avec l'orchestre de Kirill Petrenko ça n’est pas facile parce qu'ils sont trop bien habitués ! J'adore Kirill Petrenko, c’est un très grand chef, presque sur une autre planète!
Puis le mois suivant je ferai Don Giovanni au Teatro Regio de Turin, avec Carlos Alvarez comme Don Giovanni.
Je fais beaucoup de concerts symphoniques parce que c'est très important. Ici nous faisons quelques concerts, mais le calendrier ne permet pas d’en faire plus de deux ou trois. Nous irons au Festival Berlioz pour la Symphonie Fantastique, il y aura aussi un concert Rossini. La saison prochaine nous en ferons quand même quatre ... Bref, les projets ne manquent pas.
References
1. | ↑ | de Arrigo Boito |
2. | ↑ | La citation est de Nietzsche |
3. | ↑ | Production d'Achim Freyer |
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