Connu notamment pour ses collaborations avec Marc Minkowski, autant dans le domaine de la musique baroque (nombreux enregistrements d’œuvres de Lully, Haendel, Rameau) que dans l’opérette (Orphée aux enfers à l’Opéra de Lyon en 1997, La Belle Hélène au Châtelet en 2000, La Vie parisienne à Lyon en 2007), Laurent Naouri est en ce moment à l’Opéra de Tours pour le Don Pasquale avec lequel Laurent Campellone a choisi d’inaugurer son mandat de directeur artistique. Il évoque avec nous une année qui aurait dû être pour lui riche de nouveautés… et qui le sera, finalement, malgré certaines modifications. Dimanche 31 janvier, à 14h, tandis que l’Orchestre Symphonique Région Centre Val de Loire se chauffe dans la salle de l’Opéra de Tours, en préparation de la captation du concert donné à huis clos à 15h, le baryton évoquait une saison évidemment perturbée par la pandémie, même s’il fait partie des heureux élus qui ont la chance de pouvoir encore chanter, bien que sans public.
Cette saison 2020-21 aurait dû être marquée pour vous par plusieurs prises de rôle. Qu’en reste-t-il ?
En septembre, j’aurais dû chanter au Palais Garnier le personnage de Thoas dans Iphigénie en Tauride ; c’est un rôle que j’ai enregistré, mais ç’aurait été pour moi une première scénique. Ensuite, il y aurait eu en avril-mai Henry VIII de Saint-Saëns à La Monnaie, puis, en juin, la création américaine de Fin de partie de György Kurtag. Finalement je me retrouve avec autant de prises de rôle, mais différentes : Don Pasquale à Tours est venu remplacer le Roméo et Juliette prévu au MET en janvier, et Tosca à Bruxelles remplace Henry VIII. En fait, ils ont déplacé les huit représentations du Saint-Saëns prévues au printemps et les ont adjointes à celles de Parsifal initialement annoncé, pour aboutir à seize représentations du Puccini en double distribution, qui seront donnée en juin-juillet, si tout va bien. Comme le New York Philharmonic a annulé le Kurtag, j’étais libre en fin de saison.
Donc pour l’instant, tout s’arrange. Et si tout va bien, par un curieux hasard, je reprendrai au printemps les répétitions à La Monnaie, là où les avais arrêtées en mars 2020, après une semaine de travail sur La Dame de Pique. Tomsky aurait dû également être une prise de rôle. Heureusement, ce spectacle a été reprogrammé à la rentrée 2022, date à laquelle j’étais disponible. Je suis content d’y participer pour plusieurs raisons : parce que j’aime beaucoup le metteur en scène, David Marton, que j’ai rencontré pour La Damnation de Faust à Lyon en 2015 ; et parce que si Nathalie Stutzmann peut toujours diriger ces représentations, ce sera formidable car j’ai pour beaucoup d’admiration pour elle. J’avais déjà beaucoup d’admiration pour la chanteuse, mais le chef est remarquable, c’est un peu dégoûtant mais c’est comme ça !
Vous aviez déjà chanté Don Pasquale ?
Jamais, c’est une vraie prise de rôle. Quand Laurent Campellone me l’a proposé, cela tombait bien car je dois le faire en 2023, dans une production scénique, donc cela m’épargnerait le souci d’apprendre le rôle plus tard. Même si on revoit toujours les partitions, comme pour ce Falstaff que j’ai déjà chanté souvent et que je devais reprendre en mars de cette année à Bordeaux.
Une prise de rôle en concert, cela change quoi, pour vous ?
Au départ, il ne devait s’agir que de trois concerts, donc je me sentais assez tranquille. Pour ce début d’année, j’avais Falstaff à remettre sur le métier, et ce Don Pasquale que je n’avais pas à mémoriser puisque ce serait une version de concert, avec la partition sous les yeux. Et voilà qu’il y a quinze jours, tout a changé : ce serait une version semi-scénique, avec captation à la clef ! Il a donc fallu mettre les bouchées doubles, parce que si Don Pasquale n’est pas un rôle difficile à déchiffrer, c’est en revanche un rôle vraiment compliqué à mémoriser. Heureusement, j’ai appris au même moment que le Falstaff bordelais était annulé, donc j’ai pu me consacrer exclusivement à Don Pasquale. Je considère cependant qu’il me faudra encore du temps pour me le mettre bien « dans les pattes ». Il y a toute cette vélocité à maîtriser, bien sûr, mais surtout, je manque évidemment du recul nécessaire pour doser les emportements du personnage.
C’est là qu’un metteur en scène aurait pu vous aider ?
Nous avions un metteur en scène, Nicola Berloffa, mais nous n’avons tout simplement pas eu le temps d’aborder la question. Je me rends compte que c’est une des grandes difficultés de Don Pasquale. De Donizetti, j’avais déjà chanté Belcore dans L'Elisir d'amore, et le duc de Nottingham dans Roberto Devereux, enfin, pas grand-chose, somme toute. J’adore cette musique et je suis ravi de chanter Don Pasquale, mais j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir, j’en suis parfaitement conscient. Comme je fonctionne par imprégnation plutôt que par application, les choses me viennent progressivement, avec le temps, j’aime bien ne pas les décider d’avance. Comme je le disais, c’est un personnage qui s’emporte souvent, et pour le moment, j’ai tendance à m’emporter un peu sur le même mode à chaque fois, alors qu’il faudrait varier les colères. Il y a là quelque chose à travailler, pour apprendre à gérer ses emportements, comme Louis de Funès dans Oscar.
Comment vous êtes vous préparé à cette prise de rôle ?
On peut toujours réfléchir à un rôle avant de l’aborder, mais c’est en travaillant physiquement qu’on se rend compte des difficultés. Tant qu’on est seul avec un pianiste, ça n’est pas la même chose, il manque le « rebond » des autres. C’est curieux, mais on ne se voit vraiment jouer qu’en voyant les autres jouer avec soi. Je déteste travailler avec les chefs de chant qui disent « A tel endroit, tu devrais penser que ceci ou cela… » : pour moi c’est mettre la charrue avant les bœufs, je trouve cela épouvantable. Lors des premières répétitions, j’arrive toujours très vierge, parfois trop, mais c’est comme ça que je travaille, j’aime laisser le personnage me surprendre. J’ai horreur des idées préconçues.
Vous n’écoutez pas d’enregistrements de vos prédécesseurs ?
Les références, je les ai en tête depuis longtemps, bien sûr : j’ai Bruscantini en tête, et dans un tout autre style j’ai vu Furlanetto au MET. Mais je préfère ne rien écouter quand vient le moment de travailler un rôle. De toute façon je ne pourrai jamais me comparer à ces gens, et si je tentais de les imiter, je risquerais de faire le singe. Donc Je fais avec ce que je suis. C’est davantage une culture générale de ce style-là qui est susceptible de me donner les clefs, pour m’indiquer comment moi je peux me débrouiller avec ce rôle. Parce que je trouve insupportables les remarques du genre « Sur telle note, untel faisait ça »… Tradition ist Schlamperei, comme disait Mahler. La tradition, c’est du laisser-aller. Mais en même temps, et c’est tout à fait différent, la culture, la mémoire sont importantes.
Votre prochaine étape est maintenant Scarpia ?
Une autre prise de rôle due au hasard ! Enfin, je touche du bois… Je suis d’autant plus content de le faire que La Monnaie a fait l’effort de monter une nouvelle production, avec un jeune metteur en scène sur lequel j’ai lu beaucoup de choses intéressantes, Rafael R. Villalobos (dont on a vu récemment Le Barbier de Séville à Montpellier). En fosse, il y aura Alain Altinoglu avec qui je n’ai sûrement pas assez travaillé dans ma vie ; ce sera un régal, car c’est un musicien exceptionnel. Et Tosca sera quelqu’un que j’adore : Myrtò Papatanasiu, avec qui j’avais fait Traviata, il y a déjà neuf ans ! Tout cela me réjouit. C’est la quatrième fois que Tosca frappe à ma porte en quinze ans, mais c’est la première fois que je peux le faire, car jusqu’ici, j’avais toujours dû refuser pour des raisons de calendrier. Je suis très impatient, mais comme je n’ai d’autre rien à mon agenda, j’aurai tout mon temps pour apprendre le rôle.
Les autres projets sont abandonnés ?
La Monnaie va essayer de reprogrammer Henry VIII, mais ils n’ont pas de date pour le moment, et en ce qui me concerne cela risque d’être très délicat car, dans les trois ou quatre années à venir, je ne vois pas quand je trouverai six semaines de libres. Fin de partie avec le New York Philharmonic devait m’occuper moins longtemps, une quinzaine de jours, pour une version semi-scénique. Pour l’instant, ils sont dans un tel état qu’ils peuvent difficilement envisager quoi que ce soit. Par ailleurs, le MET rouvrira-t-il en septembre ? En aura-t-il les moyens ? Aura-t-il résolu ses problèmes de grèves ? Le New York Philharmonic n’a pas les mêmes difficultés, enfin, j’espère. J’ai vu Fin de partie à Milan, mais pour l’instant, je n’ai pas encore entendu de francophones dans cette œuvre, et je trouve que c’est dommage. Pour le coup, je crois pouvoir apporter quelque chose. On m’a proposé Lear, j’ai regardé la partition, j’ai écouté, et je me suis dit : qu’est-ce que moi, petit Français je vais apporter à cet opéra durchgesprochen ? Je ne comprends pas ce que j’irais y faire. De même, je n’ai pas compris, le jour où l’on m’a proposé Kovaliov dans Le Nez. Je chante assez bien en russe, d’après ce que me disent mes partenaires russes, mais Kovaliov est un rôle où l’on parle avant tout, alors quelle pierre pourrais-je bien apporter à l’édifice ?
Mais vous êtes reconnu comme un chanteur qui sait jouer, donc c’est aussi à vos qualités d’acteur que l’on faisait appel…
J’ai vu de très bons acteurs dans Fin de partie, mais je me disais toujours : « C’est dommage, ils pourraient le faire comme ça », etc. Ce sont des rôles très nus, soutenus par des bribes d’orchestre, donc tout est dans la façon de parler la langue de Beckett. Comment expliquer à un chanteur ce niveau de langue ?
Cette saison, vous aurez finalement deux prises de rôle en italien, alors que l’on vous associe beaucoup au répertoire français.
Dans Falstaff, mes partenaires italiens me disaient qu’il y avait peut-être un seul moment dans la soirée où on entendait que je ne suis pas italien, et pourtant ils avaient chanté avec bien d’autres Falstaff. Cela dit, je sais que je n’ai pas un timbre italien à proprement parler. Mais à ce propos, je pense qu’une sorte de perversion est apparue au XXe siècle. Dans les années 1880, 1890, où les frontières étaient si marquées, et où les opéras étaient chantés en langue locale, pourquoi diable Verdi est-il allé choisir Victor Maurel pour Falstaff ? Il faudra me prouver qu’il y avait une italianità chez Maurel ! Je pense plutôt qu’il avait une voix, un tempérament qui plaisait à Verdi. Mais je n’ai pas du tout ce timbre-là, évidemment.
Que l’on m’associe au répertoire français, c’est normal. Au MET je ne fais que ça. J’ai débuté avec Sharpless dans Madama Butterfly, mais depuis, je n’y fais plus que de l’opéra français. Comme je dis, « the bads and the dads », les méchants et les papas : les quatre diables dans Les Contes d’Hoffmann, Capulet dans Roméo et Juliette, Pandolfe dans Cendrillon de Massenet. C’est dans ce répertoire-là que j’apporte une plus-value, je ne m’en défends pas. Même si j’ai grand plaisir à chanter Falstaff et que je suis frustré de pas le rechanter.
Vous avez tourné la page du baroque français?
Ce n’est pas du tout un choix, et je ne sais pas pourquoi c’est ainsi. La dernière chose que j’ai faite en musique baroque fut probablement la tournée « Monstres, sorcières et magiciens », que j’ai pris beaucoup de plaisir à faire en 2016 avec Anne Sofie von Otter et Emmanuelle Haïm. Mais je me réjouis d’avoir un très beau projet pour mes 60 ans, en 2024, une nouvelle production de la Médée de Charpentier. Et d’un autre côté, c’est très touchant de voir arriver une nouvelle génération dans ce répertoire : en septembre 2019, pendant que je chantais dans Madama Butterfly à Bastille, il y avait aussi toute l’équipe de la nouvelle mise en scène des Indes galantes, et ils avaient l’âge que nous avions en 1999, Natalie Dessay et moi, quand nous participions à la précédente production.
Retrouverez-vous un jour Marc Minkowski ?
C’est prévu, et l’on verra prochainement revenir l’équipe Pelly-Minkowski, mais il est encore trop tôt pour en parler. En tout cas, j’en suis ravi. Je crois que je suis le chanteur qui a créé le plus de productions signées Laurent Pelly !
Vos prochaines saisons seront-elles aussi chargées en nouveaux rôles ?
Je vais retrouver Pandolfe, Don Alfonso, Golaud, mais je ferai Don Pasquale en vraie version scénique, et il y aura La Dame de pique, comme je l’ai dit. [Et s’il faut en croire le dossier de presse du Don Pasquale de Tours, Laurent Naouri abordera bientôt le rôle du Grand-Prêtre dans Œdipe d’Enesco à l’Opéra de Paris…]
© Marie Pétry (Don Pasquale)
© Ken Howard/MET (Nabucco)
2 commentaires
Quel bonheur j'aurais eu d'aller à Tours ! Ne serait-ce que pour le trop modeste Laurent Naouri. Aurait-il oublié parmi ses Donizetti "Viva la Mamma" et l'extraordinaire Mamma Agata qu'il campait ? J'attends avec impatience la diffusion de cette captation. Merci à Laurent pour cette belle interview.
Impossible de modifier le commentaire. Lorsque j'écrivais "Merci à Laurent", mon propos s'adressait au critique. Mais comme à Genève ou à Lyon peut-être (où il y avait trois Laurent si ma mémoire est bonne), ma gratitude va également à Laurent Naouri.