Malgré l’évolution encourageante de la lutte contre la pandémie, les mesures de sécurité semblent devoir rester en vigueur pendant encore un certain temps, et il paraît de moins en moins probable que les maisons d’opéra puissent rouvrir dans des conditions normales avant 2021 (le MET a annulé tout son début de saison prochaine jusqu’au 31 décembre, par exemple). Raison supplémentaire pour saluer les rares théâtres dont l’activité reprend malgré tout, et avec les mêmes exigences que dans le « monde d’avant ».
Tout près de la Chine où a démarré le tour du monde du coronavirus, la Corée du Sud affichera ainsi quelques représentations de Manon du 25 au 28 juin prochain, reprise d’une production créée en 2018. Pour cet opéra-comique emblématique du répertoire français – c’est avec Werther la seule œuvre de Massenet régulièrement programmée un peu partout – le Korean National Opera avait fait appel à Vincent Boussard qui, depuis 2000, se consacre principalement à la mise en scène d’opéra.
Après une première série de collaborations avec William Christie, Vincent Boussard a bientôt été engagé au Théâtre de la Monnaie (Il re pastore en 2003, Eliogabalo en 2004, Così fan tutte en 2006, Frühlings Erwachen de Benoît Mernier, création mondiale en 2007). Au festival d’Aix-en-Provence il monte Le nozze di Figaro en 2007 et La finta giardiniera en 2012. La Staatsoper de Berlin lui confie Agrippina en 2010, Candide en 2011, Mahagonny en 2014. En 2016, le festival de Pâques de Salzbourg l’a invité pour Otello. Sa carrière internationale l’amène désormais à travailler sur trois continents. En France, on a beaucoup vu les productions de Vincent Boussard à l’Opéra de Marseille (Maria Golovin de Menotti en 2006, Hamlet en 2010, Le nozze di Figaro en 2019), mais aussi à Strasbourg (Louise en 2009, Les Pêcheurs de perles en 2013, L’Amico Fritz en 2014), mais aussi à Toulouse.
--
Opéra de Séoul, Seoul Art Center, à partir du 25 juin 2020
Jules Massenet (1842-1912)
Manon (1884)
Direction musicale: Seok Won Hong
Mise en scène: Vincent Boussard
Décors: Vincent Lemaire
Costumes: Clara Peluffo-Valentini
Lumières: Nicolas Gilli
Vidéo réalisée en 2018 avec de larges extraits de cette production de Manon : https://www.operaonvideo.com/manon-seoul-2018-korean-national-opera/
Vincent Boussard, avez-vous déjà travaillé souvent à Séoul, et en Asie plus généralement ?
C’est la troisième fois que je me rends à Séoul. La première fois avec Manon en 2018, puis en octobre 2019 pour une production des Contes d’Hoffmann, enfin, maintenant à l’occasion de la reprise de Manon. Mon premier spectacle en Asie a été une invitation de l’Opéra National de Tokyo (NNT) pour y monter Traviata en 2015. J’ai également plusieurs projets avec l’Opéra de Hong Kong, dont un qui devait avoir lieu ce printemps et a dû être reporté à 2022 pour des raisons de COVID (Hamlet d’Ambroise Thomas, dans le cadre du French May).
Savez-vous si vous avez été invité à cause d’un de vos spectacles en particulier qui aurait convaincu les décideurs coréens de faire appel à vous ? Tenaient-ils à avoir un metteur en scène français pour une œuvre française ?
Cela fait plusieurs années que le KNO cherche à collaborer avec mon équipe et moi. Pour une question de calendrier, un peu de temps a passé avant de trouver l’occasion d’une première collaboration. Pour des raisons qui lui sont propres, le KNO ne peut se projeter très en avance dans l’engagement de ses saisons, ce qui parfois rend les collaborations un peu compliquées. Nous nous sommes finalement retrouvés autour du projet de cette nouvelle production de Manon, après celle que j’avais présenté à Vilnius et San Francisco. Les décideurs coréens avaient vraisemblablement pris certaines informations sur mon travail et s’étaient montrés désireux de me faire venir déjà pour d’autres titres du répertoire français. Sans doute ont-ils pensé qu’un artiste français était à même de tirer d’une œuvre dans sa langue une saveur et une lecture plus pertinente. J’ai eu à de nombreuses reprises cette discussion avec différents directeurs artistiques étrangers, m’élevant contre cette idée que j’ai toujours trouvé un peu réductrice et je demeure persuadé de la richesse qu’un regard étranger peut apporter. Je suis étonné combien cette idée est vivace parmi eux ! Mais pourquoi pas.
Ces représentations de Manon ont-elles un caractère exceptionnel, ou s’inscrivent-elles dans une saison d’opéra occidental « normale » ?
Elles s’inscrivent dans le cadre de la saison telle qu’annoncée en 2019. Cette reprise me touche d’autant plus qu’elle a été décidée par une nouvelle direction artistique tout juste entrée en fonction quand je mettais en scène Hoffmann. L’Opéra National de Corée présente 5 à 6 productions d’opéra par an, selon le système « stagione », les reprises sont assez rares. Manon semble une exception.
Ce n’est pas la première fois que vous mettez en scène cette œuvre : votre vision évolue-t-elle avec les années, ou bien le spectacle reste-t-il le même ? Le spectacle de Séoul est-il le même que la Manon que vous avez montée à Vilnius ou à San Francisco ?
Même s’il ne s’est écoulé que trois ans entre les deux productions, ce spectacle se démarque sensiblement de la première mise en scène à laquelle vous faites référence ; s’en détacher était même un enjeu sur lequel je me suis appuyé volontiers pour chercher à renouveler mon approche de l’œuvre. La scénographie, les costumes, ont été réinventées, les coupures aussi sont différentes. Pourtant, à la retravailler aujourd’hui, deux ans après sa création en avril 2018, je me rends compte des similitudes de fond qui demeurent, dans ma vision des personnages, des situations et plus largement dans une dramaturgie qui cherche à inventer à partir des contextes temporels de l’œuvre – la deuxième moitié du XIXe siècle, le XVIIIe de l’Abbé Prévost que Massenet cite en abondance et le XXIe siècle – un temps propre à l’œuvre, qui lui donne toute sa résonnance sans lui faire subir aucun outrage. C’est saisir ce temps spécifique à la représentation de l’œuvre qui retient tous mes efforts, un temps qui met le public et l’œuvre dans une forme de « contemporanéité ». Pardonnez le barbarisme, mais il décrit assez bien ce temps « synthétique » propre à la poésie scénique et musicale. Pour en revenir à votre question, disons que cette nouvelle production pour Séoul n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Pour cette œuvre où il est beaucoup question d’élégance dans l’acte du Cours-la-Reine, faites-vous à nouveau équipe avec Christian Lacroix, votre complice depuis une bonne quinzaine d’années ?
Ce sont effectivement une trentaine de spectacles que nous avons fait ensemble. Mais pour des raisons de calendrier et d’organisation de notre travail, Christian n’a pas pu être des nôtres, pour aucune des deux Manon. Pour la version Vilnius/San Francisco, j’ai signé moi-même les costumes (ce que Christian Lacroix lui-même m’a toujours poussé à faire). Pour cette version coréenne, j’ai fait appel à Clara Peluffo Valentini, jeune costumière de Barcelone (qui a pris un soin tout particulier au Cours-la-Reine à broder sur le thème de l’élégance française, de Vionnet à Dior et Chanel).
Avec le chef d’orchestre Seok Won Hong , avez-vous choisi d’opérer des coupes plus ou moins nombreuses dans la partition ?
Le choix ici a été fait de pratiquer les coupures traditionnelles dont certaines avaient été envisagées à l’époque de Massenet lui-même (fin de l’acte I avec le duetto, coupure de plusieurs entrées de ballet et réduction notoire dans le début de l’acte V).
Manon inclut des dialogues parlés : cela pose-t-il des problèmes pour monter l’œuvre à Séoul ?
La question s’est posée, avec une acuité toute particulière du fait de la difficulté de notre langue pour des artistes – et un public – qui ne la maîtrisent pas. Mais pas seulement pour cette raison. Ils revêtent parfois un caractère un peu obsolète et rendent, par leur longueur ou leur caractère anecdotique, la conduite de l’œuvre problématique, ce qui vaut pour une bonne part des œuvres de ce répertoire. Cette « obsolescence » bien sûr varie selon la qualité des œuvres mais pose toujours question (plus personne ne monte Carmen avec les dialogues parlés !). Pourtant on ne peut pas complètement se départir de ces dialogues, et pas seulement pour une question liée aux informations qu’ils contiennent mais parce qu’ils sont une des caractéristiques esthétiques de ce répertoire très particulier ; à s’en priver radicalement on risque un déséquilibre, une sécheresse qui n’est pas de ce répertoire (je vis assez bien avec l’idée qu’une œuvre puisse poser certaines difficultés formelles, en quelque sorte résister et qu’elle ne doive pas toujours être lissée selon les codes de la narration contemporaine ou par une re-contextualisation simpliste, procédé qui prétend s’apparenter à une relecture mais bien souvent masque ou évite les enjeux véritables des œuvres). Ici, les dialogues sont rarement à nu, et sont donnés principalement sous la forme du mélodrame, avec une musique composée pour soutenir la langue parlée. Même quand le texte est dit, il reste toujours au bord de la musique.
Allez-vous devoir vous adapter à un public peut-être moins familier du genre qu’en Occident, ou votre production de Manon aurait-elle été la même si vous l’aviez montée en Europe ?
Dans un premier temps (celui de l’étude de l’œuvre jusqu’au travail de conception), je ne me pose jamais la question du public en ces termes. En fin de course, certaines décisions peuvent être prises qui tiennent compte de la spécificité des endroits ou le spectacle est donné, mais cela reste à la marge et le plus souvent d’ordre technique.
Les représentations auront-elles lieu dans des conditions normales, avec chœur en scène, orchestre dans la fosse, et un public aussi nombreux qu’en temps ordinaire ? Une photo de répétition vous montre masqué avec les artistes masqués : seront-ils enfin démasqués sur scène ?
Les représentations seront données dans des conditions absolument normales d’exécution, sans masques, gants ou visières, avec artistes, chœur et orchestre au complet dans une configuration habituelle. Seules quelques mesures de précaution sont retenues pour le public (un siège sur trois). Pour ma part, j’ai seulement dû me plier à une stricte quarantaine dès mon arrivée à Séoul et ai passé deux semaines sans sortir de ma chambre. Quant aux répétitions, elles se déroulent également de manière normale, avec une simple prise de température à chaque séance et port d’une visière.
Faites-vous partie de ceux qui pensent que le monde de l’opéra va être durablement marqué par la pandémie du Covid-19 ou prévoyez-vous au contraire une reprise proche des spectacles « comme avant » ?
Les conséquences de cette situation inédite qui semble ébranler nos sociétés sont sans doute encore à découvrir. Par contre, nous savons d’expérience que le lien du public avec un théâtre est très fragile et qu’il se construit sur la durée ; il est dans la politique bien comprise de chaque théâtre d’y prêter une attention redoublée afin de garantir fréquentation et renouvellement. Rien n’est naturel ou acquis en la matière. Que ce lien soit subitement rompu ou abimé, et le théâtre de courir un grand risque. Ces derniers mois, les gens ont manifesté souffert de ne pouvoir aller faire leurs courses normalement, de ne pouvoir se rencontrer, manger au restaurant ou prendre un verre… mais, à part quelques mordus (qui ne font pas le public), il ne me semble pas avoir perçu dans la population l’expression d’une frustration majeure face à la fermeture des théâtres. On voit surgir des matchs clandestins de football, pas des représentations clandestines d’opéras. Ne serait-on pas tentés de dire que cela renseigne sur la place que tient cet art dans la société contemporaine ? Pourtant – tout cela est bien irrationnel j’en conviens – je tiens ce constat pour un peu hâtif et partage la conviction que c’est ce qu’il y a de plus « archaïque » dans l’opéra qui le sauvera, son langage en apparence « simplificateur » qui lui permet de toucher à la complexité des choses, et cette proximité d’un temps et d’un espace qui se rejoignent dans une expérience poétique qui contient la garantie de sa survie, pourvu qu’il sache respirer avec son époque. On ne fera pas l’économie de la question de la création et du répertoire. Il fut un temps pas si lointain où tous les compositeurs qui constituent aujourd’hui le répertoire remplissaient les affiches de la création. A quand un théâtre dédié à la production d’opéras contemporains ? Ce pourrait être un des missions de l’Opéra-Comique... mission qu’il a rempli des décennies entières par le passé. Je vois déjà la grimace de certains ! Alors vient la deuxième partie de la phrase : « …d’opéras contemporains », en d’autres termes d’œuvres confiées à des compositeurs et des équipes artistiques qui caressent le désir de dire l’histoire et la sensibilité contemporaines sans oublier de célébrer la voix et de concourir à cet évènement spectaculaire et source d’émotions puissantes et renouvelées qu’est sa profération poétique devant un public.
© Melos Opera (Vincent Boussard en répétition)