A Paris, la semaine qui vient sera placée sous le signe du compositeur britannique Thomas Adès. Lundi 4 octobre, à la Fondation Vuitton, on pourra l’entendre à la fois comme pianiste, en duo avec le violoniste Pekka Kuusisto, où il interprètera un programme Janáček-Stravinsky-Ravel, complété par sa sonate pour violon et piano, Märchentänze, en création mondiale ; vendredi 8, à la Maison de la Radio, il sera présent comme chef à la tête du pour diriger Mládí et la Sinfonietta de Janáček, ainsi que deux de ses œuvres en création française : son Concerto pour piano et The Exterminating Angel Symphony.
Il y a quelques mois, vous fêtiez votre cinquantième anniversaire. Avec le recul du temps, percevez-vous une évolution dans votre carrière, pouvez-vous la diviser en périodes distinctes ?
Oui, je crois. Je sens cela plus clairement que quiconque en ce moment, puisque le reste du monde n’a pas entendu grand-chose de toute la musique que j’ai écrite ces dernières années, ces derniers mois, pour des raisons évidentes. A compter de ce soir 30 septembre, mes compositions vont connaître pas moins de six premières mondiales en l’espace d’un mois. C’est extraordinaire, mais tous les concerts qui ont dû être annulés auparavant arrivent maintenant. Cela dit, mon parcours ne décrit pas une ligne droite, au sens où il m’arrive de revenir en arrière pour voir si j’ai laissé de côté quelque d’intéressant qui pourrait me servir à présent ; on peut toujours reprendre un travail là où l’a laissé, même si c’est pour produire quelque chose de complètement différent.
Au départ, quels étaient vos modèles ? Avez-vous tenté d’imiter d’autres compositeurs ? Et votre panthéon personnel a t-il changé au fil du temps ?
Stravinsky est un nom évident. Sibelius figure aussi parmi les compositeurs que je préfère. Et dans ma tête, beaucoup de ces grands noms sont encore exactement où je les plaçais quand j’étais plus jeune. Je crois que je fais preuve d’une constance étonnante dans mes enthousiasmes ! On peut faire tellement de progrès en imitant quelque chose et en se trompant. C’est un processus qui permet de découvrir que tel autre n’est pas vous. Certaines personnes ont de la chance, elles trouvent immédiatement leur voie, mais en fait, c’est très rare. Pour ma part, je n’ai jamais essayé d’imiter mes « dieux » : c’est inutile, et on risque de se retrouver comme Prométhée, attaché à un rocher pour avoir tenté de leur dérober le feu. Un mode de pensée plus positif consiste à se dire : Beethoven a eu tel problème, lui aussi s’est demandé que faire de telle idée. Comment s’en est-il sorti ? Il ne s’agit pas d’imiter la musique, mais de voir comment quelqu’un de bien plus doué que moi a pu résoudre un problème, pour essayer à mon tour de le résoudre de manière similaire.
Vous avez aussi une grande admiration pour Janáček ; cela influence-t-il votre écriture pianistique ?
L’écriture de Janáček pour le piano est unique, mais cela ne tient pas à seulement à sa façon de concevoir le piano, cela vient en partie du fait que sa musique en général est tellement vivante, et qu’elle repose sur des formes d’élocution qui sont comme de petits animaux. Janáček a fait faire au piano des choses qu’il n’avait jamais faites auparavant, et il a forcé l’instrument à trouver des couleurs extraordinaires presque par hasard. On peut en dire autant de son orchestration, qui ne sonne jamais comme quoi que ce soit qui ait été composé avant lui. Je trouve chez Janáček une profonde sincérité : il y a ainsi des gens dont la voix, lorsqu’ils parlent, vous indiquent immédiatement que leurs paroles viennent du cœur. La Sinfonietta que je dirigerai à Paris, cette musique qui paraît si simple, si évidente, est une œuvre telle qu’il n’y en avait jamais eu de semblable auparavant, et il n’y en a plus jamais eu de semblable ensuite.
Que pouvez-vous nous dire de votre concerto pour piano qui sera créé à Paris ?
C’est le premier que je baptise ainsi, mais en réalité, c’est le troisième que j’écris, en un sens. A l’âge de 25 ans environ, j’ai écrit une pièce pour piano et dix musiciens que j’ai appelée Concerto conciso, et plus tard j’ai écrit In Seven Days, une œuvre pour piano et orchestre, qui a tout du concerto pour piano sauf le nom. Mon Concerto pour piano qui sera créé le 4 octobre adopte clairement la structure du concerto piano, il en a la forme classique, qui constitue en quelque sorte le sujet de la pièce.
Dans vos compositions, vous avez parfois recours à des instruments rares, comme les ondes Martenot et les très petits violons dans The Exterminating Angel. On peut aussi penser aux notes extrêmement aiguës que vous exigez des sopranos. Est-ce une sorte de marque personnelle ?
J’essaye d’utiliser ce dont j’ai besoin. J’aime utiliser les instruments analogiques, autrement dit je n’invente pas des instruments sur un ordinateur, parce que je crains de déchaîner tout un monde dont, fondamentalement, je ne maîtrise pas les règles. C’est avec les ondes Martenot que je me suis le plus approché de l’électronique, mais on pourrait dire que cet instrument est en réalité une voix. Ces instruments inhabituels correspondent à ce que j’entends, à ce que je ressens dans mon corps quand je compose, et qui prend parfois des formes extrêmes. Quand j’ai utilisé la clarinette basse, par exemple, c’est parce que je sentais de manière presque émotionnelle que j’avais besoin de ce son.
Vendredi à Paris vous dirigerez votre Exterminating Angel Symphony, tirée de votre troisième opéra. Trois opus lyriques entre 1994 et 2016, c’est peu…
On pourrait aussi dire que trois opéras, c’est beaucoup ! Il y a un tas de compositeurs qui n’ont pu en écrire qu’un, et Alban Berg n’a réussi à en écrire que deux… Pour ma part, j’écris un opéra par décennie, parce que c’est un genre qui implique toute mon énergie physique créative. L’opéra est comme un trou noir, il attire tout, il absorbe toutes vos forces. J’estime que pour le spectateur, l’expérience vécue à l’opéra devrait être la découverte d’un univers entier. Donc je le répète, trois opéras, c’est beaucoup !
Donc vous en limitez délibérément le nombre, ou est-ce aussi parce que vous attendez de trouver le bon livret, les conditions adéquates ?
Écrire un opéra, c’est un peu comme une grossesse. Ce n’est pas quelque chose à quoi l’on réfléchit en se disant « Ah oui, ça pourrait marcher, si j’essaye ceci, si je tente cela ». C’est quelque chose d’épuisant qui vous tombe dessus. Une autre métaphore serait celle de ces plantes qui ne fleurissent qu’une fois tous les dix ans. Un opéra se conçoit selon un rythme bien particulier, qu’on ne peut précipiter.
Donc vous n’excluez pas une nouvelle floraison au cours de la prochaine décennie ?
Je viens de composer trois ballets. La musique de chambre est un autre domaine que j’ai longtemps négligé : je viens d’écrire ma première pièce de musique de chambre depuis dix ans. Je n’avais plus eu le temps d’en composer à cause des opéras et des œuvres de grande envergure, et je suis très heureux de pouvoir revenir à la musique de chambre.
Powder Her Face (1994) était un opéra de chambre. Pour vos deux grands opéras, The Tempest et The Exterminating Angel, en avez-vous eu l’idée spontanément ou tout a-t-il commencé par une commande émanant d’une maison d’opéra ?
Un peu des deux. Dans le cas de La Tempête, je cherchais un sujet qui puisse fonctionner, j’ai pensé à la pièce de Shakespeare et je me suis dit que je m’en sentais capable, qu’avec ce sujet je pourrais faire des choses qui n’avaient pas déjà été faites. Même chose avec L’Ange exterminateur, j’ai vu dans le film de Buñuel quelque chose qui pouvait résonner avec ma musique, avec ma muse, si vous voulez. Et le festival de Salzbourg m’a fait la proposition d’écrire un opéra juste au bon moment. C’est formidable quand on vous laisse plusieurs années pour composer une œuvre. A l’heure actuelle, je n’ai pas de projet d’opéra en cours, mais je ne suis pas pressé. Je peux néanmoins vous annoncer que L’Ange exterminateur va connaître une nouvelle production, et justement à Paris ! Nous en sommes à discuter de la distribution, les représentations devraient avoir lieu dans trois ans, je pense. Je veux pouvoir consacrer du temps à ce projet qui m’enthousiasme beaucoup.
Voilà une excellent nouvelle ! Retrouvera-t-on dans cette production parisienne certains des chanteurs qui vous ont accompagné dans plusieurs opéras, comme Christine Rice, votre première Miranda, ou Audrey Luna, désormais très associée à vos compositions ?
Je collaborerai à nouveau avec Audrey Luna, ainsi qu’avec le formidable Frédéric Antoun, qui a chanté Caliban à Québec, et qui revient le chanter à La Scala où La Tempête sera donné en novembre 2022. A Milan, il y aura aussi Toby Spence, qui détient le record assez unique d’avoir chanté trois rôles différents dans La Tempête en l’espace d’une vingtaine d’années : en 2004, il était Ferdinand lors de la création mondiale à Londres, puis il a chanté Antonio au Met, et à La Scala il sera le roi Alonso.
Ecrivez-vous parfois à l’intention de certains chanteurs en particulier ?
Oui, cela m’arrive. J’aimerais beaucoup écrire un cycle de mélodies, cela fait partie de mes projets. Mais il est très difficile de trouver les bons poèmes, car il ne suffit pas que les textes vous plaisent, il faut aussi qu’ils contiennent tous les « ingrédients » nécessaires pour la mise en musique. Depuis quelques années, je m’intéresse à Guillaume Apollinaire, et je n’arrête pas de me dire que je dois m’y mettre !
Vous pourriez donc composer à partir de textes écrits dans une autre langue que l’anglais ?
Je l’ai déjà fait. En 2013, j’ai écrit une longue pièce en allemand pour deux voix solistes et orchestre, appelée Totentanz. J’ai aussi écrit une mélodie sur un texte en hongrois de Miklós Radnóti, Gyöker. Quant aux poèmes d’Apollinaire, je les mettrai évidemment en musique en français. Composer dans une autre langue me paraît non pas plus facile, mais très agréable d’une manière différente. Je ne le ferais pas dans n’importe quelle langue, il y en a avec lesquelles je ne serais pas à l’aise, mais en allemand ou en français, j’adorerais faire ça.
En juin dernier, Powder Her Face a été donné à Paris (NdR: Wanderer en a rendu compte, voir ci dessous). Un nouvel opéra de chambre vous prendrait moins de temps qu’un grand opéra…
Je suis très déçu de ne pas avoir pu assister à ces représentations, car je trouvais extraordinaire que ce spectacle ait pu être présenté alors que tant de choses étaient annulées. J’adorerais maintenant écrire une opérette ! Vous allez rire, mais quand j’ai décidé de travailler sur L’Ange exterminateur, j’étais persuadé que j’allais écrire une opérette, une œuvre légère, à cause du sujet ! Mais mon opérette reste à écrire…
A quoi travaillez-vous en ce moment ?
Comme je le disais tout à l’heure, j’ai écrit tout une série de pièces nouvelles encore en attente de création, donc je suis impatient de participer à la création mondiale de ma sonate pour violon et piano, que j’ai entendue pour la première fois il y a quelques jours. J’ai hâte de diriger Tower, la fanfare que j’ai composée pour l’inauguration de LUMA à Arles. Et en ce moment, j’écris une pièce pour violon et orchestre destinée à Anne-Sophie Mutter.