Mozartien accompli, Luca Pisaroni a promené sa voix de baryton-basse aussi bien dans des répertoires baroques et belcantiste que plus récemment dans l'opéra français. À la veille d'une prise de rôle aussi redoutée qu'attendue dans Golaud, il évoque pour nous les enjeux et les difficultés de ce rôle de méchant victime de tout et de tous.

Il conte dans Le nozze di Figaro (Opéra de Paris)
Après une Passion selon Saint Jean au Châtelet en 2007, vous retrouvez Bob Wilson dans la reprise de Pelléas et Mélisande à l'Opéra Bastille. Vous abordez ce rôle de Golaud pour la première fois dans votre carrière. Comment ce projet a-t-il vu le jour ?
Après avoir chanté Mozart pendant des années, j'ai pensé que ce serait intéressant pour ma voix d'aborder l'opéra français. Ma voix de baryton-basse convient bien à ce répertoire et particulièrement à ce rôle. Il y a en permanence chez Golaud des changements d'humeur et de climat psychologique que je trouve fascinants à interpréter. Il peut passer en une mesure de la fureur au calme absolu, c'est vraiment très étonnant mais aussi très épuisant. Je sors d'un filage complet de trois heures et je suis littéralement épuisé. Depuis des semaines, je suis absorbé par la musique, la langue et la mise en scène
Comment avez-vous abordé l'esthétique de Bob Wilson ?
C'est une approche qui convient parfaitement à un opéra comme Pelléas. J'ai trouvé très intéressant de devoir dissocier le sentiment et le geste, comme par exemple dans la scène avec Yniold où je dois concentrer la rage de Golaud dans le visage et dans la voix, mais en retenant mes gestes. Il y a chez Bob Wilson des moments d'une précision extrême, quasi-chirugicale. Il m'explique que l'énergie est déjà là sur le plateau et que le corps des chanteurs vient compléter la scène. Il parle toujours du charisme, de l'énergie que l'on doit exprimer. On doit mémoriser au préalable ce qu'il appelle une "structure", sorte de schéma ou de script de cinéma avec les gestes à effectuer à tel ou tel moment. Il faut progressivement donner un sens à ces gestes. Au départ, c'est vraiment très dur et puis ça s'améliore au fil des répétitions. C'est comme un processus, une partition à apprendre en plus des notes, du rythme et des paroles. C'est une partition sur la partition. Ce travail de mise en scène reste profondément musical ; il se combine à la musique et lui donne un sens. Bob contrôle absolument tout, depuis l'emplacement des éclairages à la conception des costumes. J'ai beaucoup aimé travailler avec lui et je serais prêt à le faire si une autre proposition intervenait dans l'avenir.
Quand avez-vous entendu Pelléas et Mélisande pour la première fois ?
C'était à la Scala, il y a une vingtaine d'années environ. Je dois avouer que je n'étais pas très enthousiaste, surtout du fait que je n'arrivais pas à comprendre la langue musicale. Debussy, c'est musique qui ressemble à un océan, sans commencement et sans fin – alors que Mozart et Rossini c'est comme ça (il fait le geste de sectionner l'espace verticalement). Il n'y a pas cette pulsation chez Debussy, il faut tout réapprendre et cela demande du temps. Avec Philippe Jordan, on a travaillé la partition de manière à respecter scrupuleusement le moindre silence avant une réplique en partant du principe que si Debussy l'avait indiqué, c'est qu'il y avait une intention précise.
Vous comprenez, chanter Golaud à Paris pour moi, c'est comme gravir un sommet dans le répertoire pour un basse-baryton. Je rêvais de chanter ce rôle à Paris pour la première fois mais l'enjeu est énorme – au moins autant que pour un chanteur français qui se risquerait à chanter Rigoletto à la Scala. Quand on a commencé les répétitions, j'avais envie de tout arrêter et d'abandonner mais c'est devenu au fil des jours comme un défi. A 20 ans je n'aimais pas cette musique, à 30 ans, je trouvais ça beau et aujourd'hui à 42 ans, je trouve que c'est une œuvre immense. C'est un opéra étroitement en lien avec notre existence et il y a forcément une part de Golaud en nous tous.
La langue de Maeterlinck était-elle un obstacle pour vous ?
Techniquement et généralement, la langue française est parfaite pour ma technique mais le problème avec Golaud c'est qu'il y a beaucoup de récit. Au départ, j'étais un peu inconscient des difficultés que cela pouvait poser. Tout est conditionné par le rythme interne des phrases, la couleur et la musique de la langue, comme par exemple dans cette première scène où je dois dire "je resterai ici…". Il faut combiner le tempo de Debussy et le tempo de la langue pour placer l'accent tonique. J'ai énormément travaillé pour arriver au résultat que je m'étais fixé. Je suis incapable de chanter en faisant des vocalises sans connaître le sens de ce que je chante. Peu importe si le livret de Maeterlinck n'est pas toujours intelligible, il faut le respecter.
Vous citez souvent José van Dam parmi les personnes qui ont le plus compté pour vous. Votre Golaud lui doit beaucoup ?
José, c'est l'élégance incarnée et une façon de chanter inégalable. On a longuement échangé pendant la préparation de ce Pelléas à Bastille, notamment à propos des Absalon ! Absalon ! à l'acte IV. Il m'a dit : "Tu dois être intelligent. Il y a un grand récitatif avant alors tu dois doser l'énergie mais aussi la rage dont tu auras besoin à ce moment-là. Si tu commences avec trop de rage tu ne peux pas développer". Le rôle de Golaud devient intéressant à interpréter quand on parvient à chanter piano des passages furieux – il faut savoir chuchoter la rage, c'est beaucoup plus terrifiant en fait. Pour tout vous dire j'écoutais beaucoup les enregistrements de José van Dam mais à la vérité, j'ai arrêté il y a une semaine parce que je voyais le moment où j'allais tout annuler (rire). C'est exactement comme quand j'écoutais Maometto II de Rossini chanté par Samuel Ramey. Je dois trouver mon Golaud.
Golaud est-il pour vous un méchant ou une victime ?
À la fin de la première scène, il dit une chose très importante lorsqu'il dit répond à Mélisande : "je ne sais pas… je suis perdu aussi." Il ne sait pas exprimer certains sentiments, il ignore comment nouer une relation durable avec les autres. Au fond, il est jaloux et jamais sûr de lui. Il ressemble à ces animaux blessés qui ne sont pas agressifs à l'origine mas qui peuvent le devenir du fait même de leur blessure. Je trouve vraiment génial de découvrir à chaque réplique la possibilité d'interpréter la psychologie de ce personnage de plusieurs manières différentes.
Il est donc victime de lui-même ?
Il est victime du contexte dans lequel il vit et qui est résumé par ce château qui l'opprime depuis l'enfance. Il le dit très bien lui-même : "ne peux-tu pas te faire à la vie que l'on mène ici ? il est vrai que ce château est très froid et très sombre. Il est très vieux et très sombre. Et tous ceux qui l'habitent sont déjà vieux. Et la campagne peut sembler triste aussi, avec toutes ces forêts, toutes ces vieilles forêts sans lumière. (…) Et puis la joie, la joie, on n'en a pas tous les jours". Golaud a tout ce poids sur les épaules, comme un enfant qu'on aurait empêché de jouer pour qu'il devienne adulte. Il ne comprend pas Pelléas et Mélisande, il est sur terre tandis qu'eux sont extrahumains, comme une pensée immatérielle.
Qu'est-ce qui est le plus important alors : le théâtre ou le chant ?
Avec Bob Wilson, les deux. On va maintenant arriver à un moment où les exigences du théâtre ont été intégrées et ce sera plus simple. Selon moi, Pelléas c'est une pièce de théâtre avec de la musique. Au départ je ne me sentais pas digne d'un tel rôle. Il faut pouvoir dominer son sujet sans aller jusqu'au sentiment d'orgueil, ce n'est pas du tout évident. J'ai travaillé comme un fou en commençant par la lecture du texte. Et puis à un moment, il faut se jeter à l'eau sinon on n'ose jamais et on finit par refuser. On parle souvent de l'opéra allemand, italien et français mais Pelléas et Mélisande, c'est un chef d'œuvre qui n'appartient à aucun courant connu.
Si on vous propose de chanter Golaud dans une autre production, vous acceptez ?
Sans hésiter, oui. Quand on a commencé à travailler à Paris, je doutais de pouvoir arriver au bout. Après la première semaine, j'étais rassuré. Vous savez, il y a une telle intensité et un tel niveau de compréhension du texte et de la musique… Quand j'aurai 70 ans, je suis certain que je continuerai de découvrir des choses dans cet opéra. Cette expérience est très étonnante, elle n'a rien à voir avec ma vie : j'ai grandi à Busseto avec Verdi, j'ai auditionné pour Bergonzi… J'écoute aujourd'hui des choses je n'écoutais pas il y a à peine dix ans. Un opéra comme Pelléas aide à découvrir le sens de la vie, il m'apporte des réponses.
Il y aurait des rôles possibles pour vous chez Verdi ou même Wagner ?
Verdi, on verra mais Gurnemanz ou Amfortas, ce n'est pas pour moi… J'ai peut-être tort de dire cela car je n'aurais jamais pensé chanter Golaud il y a encore peu de temps et je suis là aujourd'hui (rire). Quand je décide de faire un rôle, je le fais si je sens qu'il a une importance dramatique, pas seulement pour produire du son. Je veux pouvoir partager avec le public une portion de vie.
Mozart est très important pour vous. Vous êtes passé de Figaro à Almaviva mais pas encore de Leporello à Don Giovanni ?
Je chanterai Don Giovanni en 2019, même si je crois que c'est une folie. C'est un rôle très difficile parce que les attentes sont immenses de la part du public. Si je le fais trop romantique, ça n'ira pas. Le public dira "il n'était pas assez dangereux". Si je suis doux, on me dira : "il doit être violent"… tout le monde a une idée très précise de ce que doit être, ou ne pas être, Don Giovanni. Musicalement, je ne trouve pas que ce soit un rôle très intéressant. Il est séducteur par le jeu des circonstances, entouré par les autres personnages. Je devais le chanter dès 2011 mais je ne me sentais pas prêt. Il faut un charisme incroyable dès l'instant où l'on entre en scène. Suis-je prêt aujourd'hui ? Je vais tenter cette expérience, on verra bien.
Vous avez travaillé avec Harnoncourt, dans Mozart notamment. Que vous a apporté cette collaboration ?
Harnoncourt a tout changé pour moi. C'était à Salzbourg en 2002, j'ai chanté Masetto à Salzbourg dans la production de Martin Kušej. J'avais 27 ans et je ne doutais de rien. Pourtant, à la première répétition, j'ai compris que je ne savais rien. Une fois, il m'a arrêté et il m'a dit "non, non, Luca, ça ne va pas… c'est trop beau. Je recherche la vérité et cette vérité-là doit passer par quelque chose de laid, une voix avec une couleur ingrate".
Vous ne chantez plus de répertoire baroque ?
Le secret d'une carrière musicale est de pouvoir chanter longtemps et aborder beaucoup de rôles différents. Le baroque m'a aidé à chanter les récits, à comprendre ma voix, sans prendre le risque de la blesser car l'orchestre est réduit et on doit se concentrer sur la technique. Il y a sept ans, j'ai chanté en concert le duo de Don Carlos avec mon beau-père Thomas Hampson. Il y a cette phrase de Philippe II : "Tu, che sol sei un uom, fra lo stuolo uman". On finit sur un ré naturel, ce n'est rien pour moi et pourtant c'était la note la plus aiguë que je n'ai jamais chanté dans ma vie. J'ai compris à cette occasion qu'il n'y a pas seulement le poids des notes mais le poids dramatique. Dans le baroque, il n'y a pas ce poids dramatique et ça permet de mieux découvrir sa voix. J'ai gagné en maturité en chantant du Haendel et du Cavalli mais le risque de ne chanter que du baroque, c'est d'avoir une voix qui ne se développe pas et reste toujours cantonnée dans ce registre-là. La première fois que j'ai chanté Méphistophélès, j'étais en sécurité tellement c'était bien écrit… il suffisait de laisser la voix plonger dans le legato. Je l'ai chanté en 2016 mais j'en aurais été incapable en 2010, je n'étais pas prêt. J'ai toujours aimé les challenges mais j'exige beaucoup et suis souvent déçu de moi-même. Quand j'ai revu une dizaine d'années en vidéo mon premier Figaro, j'ai eu du mal à supporter ce que je voyais sur l'écran. Avec la musique, on est toujours en chemin, on n'arrive jamais vraiment à une destination - On progresse toujours.
Vous pensez pouvoir enseigner un jour ?
Non, pas du tout. Je pense qu'il faut avoir un véritable don pour transmettre. Le chant exige de pouvoir manier l'imaginaire d'un chanteur pour parvenir à un résultat. Avec un instrument, c'est simple : on visualise la position des lèvres, des doigts etc. La voix, c'est un instrument invisible. Il faut trouver d'autres moyens, c'est vraiment trop difficile.
Quels sont vos projets pour cette saison ?
Je chante Mustafá dans l'Italiana in Algeri, pour la première fois. Toujours au Staatsoper de Vienne, je reprends Leporello et Alidoro ; Almaviva au MET et Pizarro à la Scala. Ce dernier rôle est un vrai challenge : la langue allemande et puis la Scala… Je voudrais faire un Pizarro qui ne crie pas en permanence. Me souvenir de la leçon de Golaud pour faire passer la méchanceté par des moyens subtils et une émission piano…
© Opéra National de Paris / Ch. Leiber (Le nozze di Figaro)