Si le spectateur de cinéma en V.O. est habitué à baisser discrètement les yeux pour lire la traduction des dialogues, l'amateur d'opéra lève les siens sans pudeur vers le surtitrage. Cette technologie apparue dans les années 1990 présente le paradoxe d'un inconfort majeur pour les vertèbres qui est le prix à payer pour le confort des neurones situés juste au-dessus. C'est une idée reçue parmi les plus tenaces : à l'opéra, on ne saisit pas un traître mot du texte chanté mais l'intérêt est ailleurs… À la fois pour permettre l'accès du plus grand nombre aux arcanes du monde lyrique et sans doute décomplexer les amateurs qui n'oseraient pas avouer publiquement qu'ils ne comprennent rien à ce qu'ils écoutent, le surtitrage s'est installé dans nos salles comme une béquille nécessaire, seules quelques salles résistent encore (Bayreuth…). En fonction des moyens et de la réputation de la maison d'opéra, on le trouve également sur les côtés mais aussi de plus en plus sur un petit écran LED discrètement logé dans le dossier du siège de devant, ce qui est notamment le cas à la Staatsoper de Vienne, au Teatro alla Scala qui l’a copiée, au Metropolitan Opera, et à la Komische Oper de Berlin.
Finie l'époque où l'on chantait des œuvres dans des traductions pour faire entendre par exemple Mozart ou Wagner à des publics non germaniques. Comme tout progrès véhicule éventuellement des inconvénients, on doit désormais se battre non plus pour comprendre mais parfois pour entendre ce qui est chanté puisqu'un téléphone portable au beau milieu d'un silence peut anéantir une soirée ou qu’à force de lire les surtitres on en oublie de regarder la scène… Si l'on s'accorde à dire que les surtitres facilitent l'accès et permettent de toucher un public plus étendu, il peut arriver qu'ils confortent un clivage social qui n'a rien de commun avec la pédagogie et le spectacle vivant.
La crise entre l'Espagne et la Catalogne ne date pas d'hier et il n'est pas hasardeux d'affirmer que l'opéra a été l’indice de ces tensions communautaristes. Depuis des lustres, le spectateur qui se rend au Gran Teatre del Liceu à Barcelone a le choix entre deux programmes de salle imprimés dans deux langues : soit en castillan ou en catalan. En revanche, on ne trouve que le catalan dans les surtitres, tandis que le castillan est relégué avec l'anglais sur les petits écrans LED. Quelle que soit l'issue politique du conflit, il y a fort à parier que le Liceu – déjà en crise de fréquentation – continuera à donner un accès multilingue à son public. Dans la majorité des salles européennes, c'est l'anglais qui s'impose comme langue de traduction avec parfois comme à Paris, une présence en simultané avec la langue vernaculaire sur les écrans de surtitrage tandis qu'à Lyon, la maison la plus internationale de France après Paris, les surtitrages en deux langues ont fait une apparition la saison dernière.
Une exception de taille : la Belgique – autre pays en proie aux débats indépendantistes et clochemerlo-linguistiques. À Liège, l'Opéra royal de Wallonie surtitre en français, néerlandais et allemand ; à Bruxelles, le théâtre royal de la Monnaie en français et en néerlandais (avec une inversion des panneaux à l'entracte dont on imagine qu'elle est le résultat d'un débat houleux au parlement fédéral belge). Si vous allez à l'Opéra des Flandres (Gand et Anvers), une seule langue : le néerlandais, y compris dans les programmes, fort bien faits au demeurant, mais cryptiques pour le non-néerlandophone. Peu importe dans ce dernier cas que la rareté des productions maison (Sadko, das Wunder der Heliane, der König Kandaules etc.) complique l'accès à une traduction française ou même anglaise. On pourrait croire l'opéra occupé à régler des problèmes majeurs comme la crise du public, on découvre qu'il peut à l'occasion se faire le bras armé de l'obscurantisme et de la petitesse politiques. Une exception, de taille : la Komische Oper de Berlin, dont la vocation à attirer un public plus populaire et plus inhabituel trouve son symbole dans des surtitrages dans les langues habituelles (allemand anglais) mais aussi en turc, eu égard à la forte communauté turque de Berlin. Pour une fois, pas de bataille identitaire mal placée. Berlin la ville ouverte fait encore la leçon.
Quand la bêtise vient se loger dans les surtitrages de l’opéra, l’art le plus international qui soit et le plus translinguistique aujourd’hui, il ne faut pas manquer de le pointer par tous les moyens : Spectateurs de toutes origines, unissez-vous !
Cet article a été écrit par David Verdier et Guy Cherqui