Wanderer aime les contrastes et d'une semaine à l'autre, ils peuvent être parfois éprouvants. Difficile en effet de passer du bûcher de Jeanne d'Arc revu et corrigé par Romeo Castellucci, à l'inoffensif filet d'eau tiède du Giasone de madame Sinigaglia. La question déborde ici le simple cadre du jugement esthétique que l'on peut porter en faveur, ou en défaveur, d'un spectacle. Le problème est ailleurs, comme semblent le signaler les réactions hostiles ou perplexes de certains spectateurs ou même certains journalistes de la presse dite "spécialisée", voire de défenseurs de l'image de Jeanne en pitoyable manifestation devant l'Opéra de Lyon.
L'opéra n'est pas et n'a jamais été un objet de contemplation hermétiquement séparé du contexte et des enjeux de la société de son temps. Nier la distance esthétique et morale qui nous sépare de ces enjeux est une aberration. C'est une illusion que de vouloir retourner à l'opéra comme on embarquerait pour l'antique Cythère et fuir l'éternelle laideur contemporaine. L'enjeu n'est pas de marteler une idéologie mais d'affirmer le statut d'un spectacle et de faire confiance à la nécessaire maturité du public . Or, ce n'est pas respecter un public que de lui proposer du prêt à penser en guise de divertissement. La fossilisation des usages n'est que le reflet de la transformation du spectacle vivant en bien culturel haut de gamme. Il est encore difficile par exemple de faire surgir dans le théâtre chanté des codes déjà en vigueur dans le théâtre parlé. Cette porosité bienvenue est l'un des moyens de renouveler le public et de garantir la pérennité du genre. Après tout, les réactions même violentes – ou ridicules- montrent que le spectacle vivant a encore un rôle dynamique sur le corps social. Comme tout art. Pensons à Rimbaud qui considérait le poète comme un voleur de feu ou à Saint-John-Perse et son "Et c'est assez pour le poète d'être la mauvaise conscience de son temps".
Si la radicalité fait plisser les yeux, on peut aussi rire aux éclats. Prenez ce tendre Così fan tutte parisien, objet chorégraphique et chic signé Anne Teresa de Keersmaeker . L'autre soir étaient réunis les membres du cercle des mécènes de l'Opéra, l'occasion de déployer nappes et bouquets sous les ors du foyer et dans les espaces habituellement réservés au public ordinaire. A la fin du dernier acte, lorsque Gugllelmo découvre l'infidélité de sa Fiordiligi, il s'exclame :
Fu quella Fiordiligi, la Penelope,
L'Artemisia del secolo ! Briccona,
Assassina, furfante, ladra, cagna !
Et le rire d'envahir la salle, telle une vague irrésistible. Involontaire moment de grâce et d'humour que Mozart nous adresse depuis les nuages. Sans doute une idée pour metteur en scène audacieux ?
Cet article a été écrit par David Verdier et Guy Cherqui