À l'heure où l'Europe – notre Europe – voit renaître sur son sol un conflit armé qui nous sidère et nous laisse dans un état de profonde tristesse et de grand désarroi, n'ayant à opposer que l'art comme unique humanisme, formidable et universel. Mais l'humanisme n'est pas synonyme de neutralité. La musique n'a pas de frontière physique, elle s'exprime pour tous avec la même langue et parle à chacun au-delà des idéologies personnelles. Répondant au débat autour d'un "art national", Richard Wagner défendait le fait que l'Art n'avait pas de patrie – et Saint-Saëns lui opposait dans le même temps le fait que les artistes, eux, en avaient une ! Il faut considérer combien l'attaque unilatérale et nationaliste décidée par le président Vladimir Poutine à l'encontre de l'Ukraine n'est pas simplement une déclaration de guerre, mais bel et bien la négation des principes de démocratie et de liberté qui sont les garants de toute vie sociale et de toute activité artistique. Ce conflit évolue parallèlement avec les sanctions et les réactions contre cette décision de Poutine d'attaquer un état souverain. Dans ce contexte, les sanctions contre la Russie de la part des occidentaux et de l’Union Européenne en particulier, se justifient pleinement et ce n'est pas la récente déclaration du président de la Confédération helvétique Ignazio Cassis qui nous fera dire le contraire. Or, s'accorder sur des sanctions économiques est une chose, mais étendre les mesures jusqu'à exiger des artistes une déclaration de principe en est une autre. Si nous comprenons parfaitement le directeur du Grand Théâtre de Genève Aviel Cahn, appelant de ses vœux un engagement de la Suisse aux côtés de l'Union Européenne et si nous avons approuvé son émouvante déclaration lors de la première d'Atys, nous le comprenons un peu moins quand il déclare vouloir obliger tout artiste russe engagé par son institution à devoir se positionner au sujet de Vladimir Poutine.
Valery Gergiev, emblématique artiste russe, vient tout juste d'être démis de ses fonctions de directeur musical de l'Orchestre Philharmonique de Munich. Cette information fait suite aux récentes décisions de la Scala de Milan, Philharmonie de Paris, Carnegie Hall et Staatsoper de Munich d'annuler les contrats en cours. Son agent a tourné les talons. Par ailleurs Anna Netrebko également mise en cause s'est fendue d'une déclaration où elle dénonçait la guerre et réclamait la paix, en évitant malgré tout de citer le maître du Kremlin.
Nous continuons aujourd'hui de penser qu'on ne peut pas mettre sur un même plan des mesures de rétorsions diplomatiques, économiques et militaires, avec des décisions concernant des artistes comme Valery Gergiev ou Anna Netrebko. Guy Cherqui a évoqué Gergiev et la Scala dans un article publié la semaine dernière sur son « Blog du Wanderer ». Cette attitude pourrait très bien déboucher sur l'exigence adressée à tous les artistes russes présents actuellement en Europe occidentale de fournir un certificat de bonne conduite anti-Poutine. Gergiev a une notoriété et une surface médiatique qui aurait dû le pousser à se positionner sans même attendre qu'on ne le lui demande. Kirill Petrenko et Vladimir Jurowski se sont exprimés – nés de parents russes émigrés en occident et devenus par la suite binationaux. Ils l'ont fait en tant que russes et en tant qu'artistes, avec une netteté de conviction et d'humanité qui leur font aujourd'hui honneur.
Si Netrebko s’est exprimée, même maladroitement, Gergiev quant à lui n'a rien dit, malgré les interdictions qui continuent de pleuvoir sur lui : Le festival d'Edinburgh, le Philharmonique de Munich, de Rotterdam… une liste à la dimension de la notoriété du chef russe qui a choisi la voie du silence comme unique ligne de communication.
Dans ce cas, le silence vaut choix de soutien implicite à ce qui se déroule en Ukraine et au principal responsable de cette guerre : Vladimir Poutine. Même si pour n’importe quel citoyen, il peut être très difficile de dénoncer son pays auprès de l’étranger, notamment si l’on n’a pas fait le choix de l’exil (Rostropovitch était opposant de l'intérieur déclaré, il a été expulsé par le régime soviétique en raison de ses prises de position) le cas Gergiev est très différent de celui de la foule d'artistes russes qui travaillent dans les théâtres occidentaux pour lesquels une déclaration anti-guerre ou anti-Poutine aurait pour résultat de briser net la carrière ou a minima d’être fragilisés à leur retour au pays.
Un nouveau nom fait l'objet d'une actualité fracassante : celui de Tughan Sokhiev, directeur musical de l'Orchestre du Bolchoï depuis 2014 et du Capitole de Toulouse depuis 2005. Sommé publiquement par le maire Jean-Luc Moudenc de prendre position sur le conflit Russo-ukrainien, il a choisi de démissionner de ses fonctions en France… et à Moscou, expliquant dans une longue lettre qu'il avait pris sa décision "Étant contraint de faire face à l'option impossible de choisir entre mes musiciens russes et français bien-aimés" et rappelant enfin son opposition à toute forme de conflit et son attachement à la paix. Il semblerait au-delà de cette décision qu'une ligne de fracture soit apparue au sein des grandes institutions russes. La semaine dernière, Vladimir Urin, directeur du Théâtre du Bolchoï depuis 2013, a déclaré publiquement son opposition à la guerre en Ukraine en signant avec d'autres artistes, dont le violoniste et chef d’orchestre Vladimir Spivakov, un appel à cesser ce que les autorités du Kremlin appellent " les opérations spéciales en Ukraine". Dans son cas, comme tant d'autres il convient, avant de juger, de prendre en compte l'ensemble des éléments de contexte pour en saisir toute la complexité. Urin a été décoré du titre d’Artiste du peuple et n'avait pas hésité à signer en 2014 une lettre ouverte pour soutenir l'annexion de la Crimée.
Dans la même semaine, la Philharmonie et l'Opéra de Paris ont publié des courriers de leurs directeurs respectifs, Olivier Mantei et Alexander Neef déclarant qu'ils rompaient tout engagement avec des artistes russes soutenant le régime de Vladimir Poutine. Le concours international de piano de Dublin, contrairement au concours Van Cliburn, vient d'annoncer qu'il allait exclure tous les candidats russes, sans distinction. Du délire.
Il ne s'agit pas ici de soutenir une chasse aux sorcières ou d'allumer des bûchers de la pure morale, mais dire simplement qu'on doit permettre à ceux qui le peuvent de se prononcer clairement sur leurs convictions et laisser les autres décider avec discernement de la façon opportune de réagir. C'est à cette condition qu'on pourra continuer de se dire démocrates et pouvoir combattre avec de vraies armes contre la barbarie et l'injustice.
Cet article a été écrit par Guy Cherqui et David Verdier