Bayreuth, ton univers impitoyable.
La semaine dernière, des Français en sont venus aux mains parce qu’ils n’étaient pas d’accord sur la mise en scène de Tannhäuser de Tobias Kratzer. Selon certaines indiscrétions, un critique français (dont nous tairons le nom) aurait déclaré le même soir que Kratzer était un fossoyeur de l’art lyrique, et qui plus est (c’est encore plus horrible !) gauchiste…Laissons de côté "l'exception française" de ces batailles d'Hernani au petit pied et considérons qu'après tout, les échanges d'amabilités à Bayreuth ne datent pas d'hier. Sans remonter aux débats houleux que la mise en scène de Chéreau a provoqués, on se contentera d'évoquer l'exemple récent des imbéciles qui s'équipaient de masques de sommeil pour ne pas subir l'horrible vision du Ring de Frank Castorf.
Un vieux reste d'atavisme révolutionnaire pourrait encore nous attendrir face à ces convictions esthétiques chevillées aux corps (et aux poings) mais de là à provoquer l'intervention de la police locale, non. Nous nous contenterons donc de conseiller à ces pro et anti Kratzer de visionner comment il met en scène avec humour l'irruption dans le Festspielhaus d'une fine équipe de figurants grimés… en policiers. Il est surtout déplorable de constater qu'un débat essentiellement intellectuel et dialectique se trouve dévoyé par l'étroit "J'aime – j'aime pas" auquel se réduit désormais l'essentiel de la critique musicale.
Au-delà de ce pugilat estival, il est donc plus grave d'apprendre qu'un collègue (osons le terme) use du qualificatif suranné de "gauchiste" pour qualifier, du moins oralement, la mise en scène d'une œuvre comme Tannhäuser. Là encore, la réalité et la fiction se mêlent au point d'oublier que le Festival de Bayreuth n’appartient pas plus aux uns qu’aux autres et qu'on ne règle pas à coups de poing des débats de cet ordre. Tous les coups de plume ne sont pas permis pour autant, si l'on considère les commentaires acerbes, voire agressifs, que nous avons reçus contre notre compte-rendu sur ce spectacle. Nous avons fait le choix de les publier, tout en regrettant l'absence d'argumentation. Contrairement à la provocation, le débat mérite qu'on le nourrisse et qu'on le défende pour éviter au Festival de devenir le lieu de culte qu'en avait fait Cosima Wagner. Que le Festival d’aujourd’hui soit le lieu de ce type de débats est sain et intelligent. Que des imbéciles s’y battent, au point de faire intervenir la police, c’est désespérant.
Que des apprentis Beckmesser assènent que Tobias Kratzer soit un fossoyeur (gauchiste de surcroît) de l’art lyrique est tout aussi imbécile. On se pince le nez en feignant d’ignorer les évolutions des arts de la scène, de l'opéra et donc – plus grave encore – du monde. Des évolutions que ce festival porte sui generis à travers la notion de Gesamtkunstwerk (Œuvre d'art totale) et Werkstatt Bayreuth (l’atelier Bayreuth). Qu’en plus on qualifie le metteur en scène de gauchiste montre au contraire où se place le vrai débat : sur le plan politique et idéologique, et pas esthétique.
Qu’il se niche autour de Tannhäuser, œuvre d’un compositeur de mouvance gauchiste qui se battait avec Bakounine sur les barricades de Dresde, est encore plus amusant. Tobias Kratzer est sans doute plus proche du Wagner de 1845 que bien des thuriféraires fossilisant d’aujourd’hui. Revenons à la raison, et saluons tous ensemble le vainqueur, ce trublion gauchiste Richard Wagner, dont l’œuvre, 136 ans après sa mort, fait encore débat.
Cet article a été écrit par Guy Cherqui et David Verdier