Chaque année nous éloigne de la mort de Claudio Abbado, mais chaque année nous en fait ressentir très fortement à la fois l’absence et la présence. On dit que les absents sont plus présents et pour le mélomane ce doit être d’autant plus vrai que chaque concert aujourd’hui dont le programme a été un soir ou tant de soirs, dirigé par Claudio Abbado le fait surgir dans notre cœur et dans notre mémoire. Et il ne s’agit pas de souvenir, mais de "Temps retrouvé", mais d’une véritable incarnation, comme si en entendant ces musiques, un arrière-plan sonore en tension avec l’exécution du jour nous faisait surgir inévitablement la musique de Claudio. Et il ne s’agit pas non plus d’affirmer que tout est perdu fors Claudio, car il y aura toujours des grands chefs pour alimenter le répertoire et notre soif de musique, il y aura toujours des mythes en construction.
Mais le cas de Claudio Abbado est particulier.
Il s’agit d’affirmer fortement une singularité : quel chef contemporain a laissé tant de traces dans notre esprit et dans notre âme, et dans notre cœur ? Quel chef contemporain s’est vu constituer une armée de « fans » sans même l’avoir suscité, presque surpris et amusé de ces auditeurs systématiquement présents à ses concerts ? Mais quel chef contemporain a fait aussi de la musique son seul moyen de communication efficient ?
Une visite à Berlin s’impose, où est déposé désormais le fonds Claudio Abbado, ses livres, ses partitions annotées, ses disques aussi. On eût pu penser que l’Italie se serait efforcée de garder ce souvenir, mais c’est Berlin qu’il a tant marqué – et tant aimé – qui le tient désormais en dépôt, parce que Claudio appartient non pas à un pays, mais à un univers qui est celui de tous, indépendamment des frontières et des nations.
Milan, Vienne, Berlin, (mais aussi Londres…) un parcours qui trace l’Europe de la Culture, la seule qui vaille. Que Berlin recueille les traces du cabinet des merveilles de Claudio Abbado est aussi symbolique d’une ville qui est (et fut), malgré les cauchemars de l’histoire, une des plus ouvertes de notre monde contemporain, où encore bien vivant officie encore son ami Daniel Barenboim, un autre exemple d’humanité, mais dans un style plus flamboyant.
Une des définitions les plus justes fut donnée de lui par un de ses collaborateurs : Planet Claudio. Oui, Claudio est encore un univers, un espace infini dans lequel on n’a pas fini de se perdre.
La grande leçon de Claudio, c’est sa capacité à fédérer par sa seule présence, y compris au concert où il était fascinant et très différent toujours des répétitions. On sait qu’il parlait peu en répétition – et certains le lui ont reproché -, mais on sait qu’il écoutait, et qu’il adorait travailler au milieu des jeunes : les orchestres de jeunes, ECYO, GMJO, mais aussi l’orchestre Simon Bolivar du Venezuela avec qui il a dans les dernières années entretenu une fidèle relation étaient des satellites de cette planète. Au-delà de son bilan, énorme en matière d'orchestres fondés les uns après les autres, et d’enregistrements, Claudio Abbado a fait de la musique son exclusive compagne qu’il a partagée avec nous tous ; pour ma part, il reste comme un membre permanent de ma famille spirituelle. L’étoile n’est pas encore éteinte.
Cet article a été écrit par Guy Cherqui