Jules Massenet,
Songs with Orchestra.
Jodie Devos, Véronique Gens, Nicole Car, Chantal Santon Jeffery, sopranos ;
Cyrille Dubois, ténor ;
Etienne Dupuis, baryton.
Orchestre de chambre de Paris, direction musicale : Hervé Niquet
1 CD Palazzetto Bru Zane (TT: 66'40")
La pandémie aura eu pour effet, entre autres conséquences inattendues, de susciter certains enregistrements qui, en temps normal, auraient peut-être encore dû attendre un peu avant de voir le jour. C’est le cas de ce disque de mélodies avec orchestre de Massenet : disposant des partitions, des chanteurs et de l’orchestre, le Palazzetto Bru Zane a eu la bonne idée de réunir ces pages inédites dans leur version orchestrée, avec un résultat des plus séduisants.
On sait que Massenet a composé beaucoup de mélodies – environ trois cents – mais l’on sait aussi que le compositeur n’a pas su s’imposer durablement dans un univers où on lui préfère plusieurs de ses aînés, de ses contemporains ou de ses élèves. Gounod s’imposa avant tout grâce ses opéras, mais quelques-unes de ses mélodies ont su s’imposer au répertoire (chacun en aura au moins une ou deux en tête, « Medjé », « Venise », « Ô ma belle rebelle », « Le soir », etc.). Même Bizet, dans une catégorie semblable, a laissé « Les adieux de l’hôtesse arabe » ou « La coccinelle ». De Massenet, en dehors de l’ « Elégie », le mélomane moyen serait bien en peine de citer plusieurs mélodies. Certes, il mit souvent en musique des poètes de seconde catégorie, mais ce n’est pas là une raison suffisante. Pour justifier cette relative désaffection, on pourrait aussi invoquer le caractère assez impersonnel de l’accompagnement qu’il confie au piano. Si Massenet, à en croire Debussy, n’était que « poudre de riz », la poudre de ses mélodies pouvait jusqu’ici sembler bien sèche, et l’on pouvait en juger bien éventé le capiteux parfum.
C’est là que la nouvelle parution discographique du Palazzetto Bru Zane vient entièrement changer la donne. Massenet sut toujours parer ses partitions d’opéras de couleurs séduisantes et évocatrices et, sans avoir jamais eu quoi que ce soit de révolutionnaire, la qualité son écriture orchestrale n’est pas étrangère au succès persistant des quelques titres qui sont encore régulièrement à l’affiche des opéras du monde entier. De son vivant, il connut une certaine gloire comme auteur de pages purement symphoniques qui s’inscrivirent au programme des concerts : « Sommeil » extrait de l’oratorio La Vierge, sans oublier ses deux suites aujourd’hui un peu délaissées, Scènes pittoresques et Scènes alsaciennes. Autour de ses héroïnes surtout, le père de Manon avait l’art d’élaborer un tissu sonore toujours propre à mettre la voix en valeur mais également à enchanter l’oreille. D’où l’intérêt d’entendre ses mélodies non plus soutenues par le seul piano, mais serties dans un écrin instrumental plus riche et plus propre à créer les effets que Massenet semble obtenir si aisément dans ses ouvrages scéniques.
Le passage à l’orchestre permet aussi un déploiement vocal tout autre que l’univers confidentiel de la mélodie avec piano, et l’on est aussitôt transporté dans un monde tout proche de celui de ses plus belles réussites à l’opéra. La présence des cordes, des harpes ou des vents replace inévitablement l’auditeur dans Werther ou dans Thaïs, dont on croirait parfois entendre des airs méconnus.
Par ailleurs, et contrairement à sa pratique jusqu’ici pour ses disques de mélodies françaises avec piano, généralement confié à un seul interprète (le dernier exemple en date étant l’intégrale Fauré assurée par Cyrille Dubois), le Palazzetto Bru Zane a cette fois choisi de réunir six chanteurs aux tessitures variées, quatre voix de femme et deux voix d’homme. Rappelons au passage que ce « choix » n’en était pas tout à fait un, puisque ce disque fut enregistré en plein confinement, en novembre 2020, suite à l’annulation du projet d’enregistrement de l’opéra Psyché d’Ambroise Thomas : à l’heure de la distanciation sociale, plus question de rassembler un chœur, un grand orchestre et toute une brochette de solistes, il fallait trouver un projet où le moins de personnes possibles étaient amenées à se côtoyer.
Le partage a été fait assez équitablement. Avec seulement deux mélodies, le baryton Etienne Dupuis est le moins gâté, mais il revient pour un duo (sur un texte d’une redoutable mièvrerie, hélas) avec son épouse Nicole Car, présente pour sa part dans trois pages solistes. Quant aux autres – Jodie Devos, Chantal Santon Jeffery, Véronique Gens et Cyrille Dubois –, ils interprètent chacun quatre mélodies. La durée de ces compositions, généralement brève, va du très court – 1’27 pour le « Baiser-Impromptu » – à l’un peu plus développé – 4’25 pour « Pensée d’automne ». L’adéquation entre les partitions et les voix est optimale, notamment entre les dames : Véronique Gens, qui aurait sans doute pu être à la scène une belle Charlotte, exploite idéalement ses notes graves pour conférer le maximum d’efficacité à la mélodie dialogueé « Le Poète et le fantôme » ou magnifier « Souvenez-vous, Vierge Marie ». Jodie Devos, qui serait idéale en Sophie de Werther, sert fort bien la mélodie orchestrée pour Marie Van Sandt, créatrice de Lakmé, mais montre aussi que son art ne se limite pas à la colorature. Chantal Santon Jeffery parvient elle aussi à transcender les quelques poèmes assez anecdotiques qui lui sont confiés. Nicole Car se voit légitimement réserver les pages à l’ambitus large appelant un soprano habitué aux plus grands rôles du répertoire. Du côté des messieurs, Cyrille Dubois, qui se voit offrir le privilège d’ouvrir et de fermer le disque, met toute son âme dans les mélodies très diverses qui lui sont confiées, tandis qu’Etienne Dupuis prête un chic et une distinction irrésistibles à celles qui lui reviennent.
Ce sont presque quatre décennies de la carrière du compositeur qui sont ici couvertes, de 1864 (« L’improvisatore » de 1864, orchestré en 1871) à 1901 (« On dit »). Comme on pouvait s’y attendre, on retrouve ici plusieurs orientations et thèmes également présents dans les opéras de Massenet, à commencer par ce que Gérard Condé appelle « musique rétrospective », autrement dit le pastiche néo-XVIIIe siècle : c’est le cas d’ « A Colombine », fête galante où Louis Gallet révèle qu’il n’est décidément pas Verlaine, de « Musette » et de « Marquise », judicieusement rapprochés de la « Rêverie de Colombine » tirée du Roman d’Arlequin, et du menuet de l’opéra Thérèse. Car trois plages instrumentales s’insèrent au cours de ce programme : à la tête d’un Orchestre de chambre de Paris qui multiplient à l’envi les nuances les plus variées, Hervé Niquet prend cette page un peu rapidement (dans Thérèse, cette page est chargée de mélancolie, mais puisqu’elle est ici coupée de son contexte, pourquoi ne pas la diriger sur un vrai rythme de menuet?).
De ce bouquet de mélodies avec orchestre se dégage donc tout un éventail de parfums assez variés et grisants, dont l’ambition dépasse les dimensions du simple boudoir pour rejoindre celles du grand opéra.
Cet article a été écrit par Laurent Bury