Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
Dramma giocoso in due atti
Livret de Lorenzo da Ponte d'après Don Giovanni Tenorio di Giovanni Bertati
Création le 29 octobre 1787 au Théâtre National de Prague
Direction musicale: Daniel Barenboim
Mise en scène: Vincent Huguet
Décors: Aurélie Maestre
Costumes: Clémence Pernoud
Lumières: Irene Selka
Vidéo: Robert Pflanz
Chef des chœurs: Martin Wright
Dramaturgie: Louis Geisler
Don Giovanni: Michael Volle
Donna Anna: Slávka Zámečníková
Don Ottavio: Bogdan Volkov
Commendatore: Peter Rose
Donna Elvira: Elsa Dreisig
Leporello: Riccardo Fassi
Masetto: David Oštrek
Zerlina: Serena Sáenz
STAATSOPERNCHOR
STAATSKAPELLE BERLIN
Par un après-midi d'avril paradoxalement froid et ensoleillé, la salle n'était pas pleine, mais elle le semblait à l'intérieur du théâtre, pour ce jour de première de Don Giovanni à la Staatsoper, et avec lui, le point culminant du projet de la nouvelle trilogie Da Ponte dirigée scéniquement par Vincent Huguet et musicalement par le maître des lieux, Daniel Barenboim ; un projet qui a occupé, de pandémie en pandémie, la saison dernière et celle-ci, et qui sera achevé avec la représentation consécutive des trois opéras dans les Festtage.
Dans la vidéo de présentation publiée par la Staatsoper, Daniel Barenboim réfléchit intelligemment au fait que Le nozze di Figaro, Così fan tutte et Don Giovanni ne forment peut-être un cycle que dans notre imagination, et ce faisant, il remet en question non seulement l'idée communément admise aujourd'hui qu'il est possible de concevoir ces trois opere buffe ou, selon l'opinion de plus en plus répandue aujourd'hui, ces trois tragicomédies, au moins de manière unitaire, mais aussi la raison d'être même de ce projet, son projet. Parce que Barenboim, qui tout au long de sa carrière de chef d'orchestre lyrique s'est consacré sans relâche à ces trois œuvres de Da Ponte, a voulu les présenter à cette occasion comme un cycle, unifié par l'interprétation du même metteur en scène, Vincent Huguet, proche collaborateur de Patrice Chéreau, qui travailla étroitement comme on sait avec Barenboim, et unifié aussi par la participation des mêmes chanteurs, qui circulent entre les journées successives en incarnant les différents (ou les mêmes ? ) personnages, comme si l'on créait ou composait un Der Ring des Liebhabers (un Anneau de l’Amant) mozartien, avec l'Amant, antithèse ou figure miroir du Nibelung, comme pivot de cette nouvelle œuvre.
Le metteur en scène explique, dans un texte inclus dans le programme, qu'il conçoit les trois œuvres comme une histoire de la sexualité, en parallèle avec le titre des trois volumes de l'ouvrage éponyme de Michel Foucault 1, commencerait par les expériences de jeunesse et d'apprentissage dans Così fan tutte, se poursuivrait par l'étape de l'âge adulte et la crise de la quarantaine qui lui est associée dans Le nozze di Figaro, et culminerait dans le moment de maturité et de mort auquel nous conduisent les ruelles blèmes de Don Giovanni. Soit.
Mais à n’en pas douter, on peut aussi bien soutenir que chacune de ces trois œuvres est si protéiforme qu’elle admet parfaitement une lecture dans les termes proposés par Huguet, mais qu’elle admet, éventuellement, le contraire ; on pourrait même dire qu'il n'est pas du tout déraisonnable de voir dans les géométries cruelles de Così fan tutte la froideur émotionnelle, la désillusion et la solitude non choisie qui accompagnent la vieillesse, dans l'impulsivité torrentielle de Don Giovanni la plénitude de l'âge mûr, et dans la fraîcheur radieuse, la foi désarmante et la prodigieuse hyperactivité de personnages comme Cherubino, Figaro ou Susanna elle-même, les personnages de la jeunesse.
Mais ce n'est pas l'histoire que Huguet a voulu nous raconter, mais plutôt celle d'un personnage, Guglielmo, un jeune homme qui, dans les chaudes nuits napolitaines, et sous l'imposante silhouette du Vésuve présent sur scène comme un symbole assez voisin des tensions émotionnelles volcaniques des protagonistes, subit une expérience traumatique qui déterminera son caractère. Ce même personnage, explique Huguet, réapparaîtra dans les Nozze transformé en Comte, et quittera ensuite le domicile conjugal pour assumer une nouvelle identité en tant que Don Giovanni ; à ses côtés seront présents dans les étapes successives, la jeune Fiordiligi, la Comtesse et l'Elvira masquée, qui le suivra jusqu'à la fin. Figaro, à son tour, accompagnera son maître, en prenant le nom de Leporello (mais en conservant, sur scène, la veste verte phosphorescente qui le distingue immédiatement, comme un signal lumineux). Huguet va plus loin, et répète une localisation temporelle de l'action : Così est associé à l'époque de rupture, de liberté et d'exploration symbolisée par mai 1968 et les années qui ont suivi, avant la pandémie de VIH ; Le nozze se déroule dans les années 1980, selon le texte du programme, dans une grande maison qui pourrait être celle d'un film d'Almodóvar, même si la sophistication urbaine de la scénographie et surtout des personnages, obsédés par le maintien de l'apparence d'un mode de vie sain tout en se livrant à tous les excès imaginables et inconcevables. Personnellement, elle m'a évoqué un manoir californien baigné d'un soleil bien tempéré et surtout silencieux, peut-être celui de l'ineffable téléfilm Falcon Crest (Huguet nous confie que la trilogie pourrait être le récit d'une saga familiale), en tout cas un espace sous le signe de Warhol plutôt que celui de Basquiat ; et avec Don Giovanni nous sommes dans les années 2010, l'image des effusions entre Madame Merkel et Monsieur Sarkozy présidant, à l'hilarité générale du public, à la scène d'ouverture qui se déroule dans ce qui était autrefois la cuisine et la salle de fitness des Almaviva, remodelé comme le studio d'un photographe de mode tel que Peter Lindbergh, quelqu'un de mûr mais capable de fasciner toutes les femmes grâce au pouvoir transfigurateur de son regard et, non moins décisif, au potentiel d'ascension sociale que détient le « produit » de ce regard.
Ce studio est à sa manière un temple consacré à la garde d'un objet sacré ou de culte, tout comme Montsalvat est le temple qui contient le Graal (Dem Heiltum baute er das Heiligtum) ; un objet qui, comme l'Anneau de Nibelung, confère la domination du monde à celui qui, renonçant à l'amour, a prononcé les runes qui lui permettent d'en faire usage. Dans ce cas, il s'agit de l'appareil photo du photographe, un calice plus précieux ou du moins plus vénéré par toutes les femmes que le photographe lui-même, dans la mesure où c'est l'appareil photo qui peut transformer (magiquement) la vie des femmes qui passent à travers son objectif, transformant une simple fille anonyme parmi les nombreuses dont les images sont stockées dans le catalogue de Leporello en une célébrité planétaire.
Car dans notre jungle urbaine contemporaine, les relations entre les êtres dits humains sont présidées par l'utilitarisme et régies par le calcul, ce qui conduit à la réification de l'autre.
Bien sûr, Don Giovanni objective les femmes qui se trouvent sur son chemin ; mais aussi le cadavre du Commendatore, qui, dans la scène finale, est la proie impuissante de sa caméra, dans un moment de comédie grotesque, avant la réprobation (ou l'envie ?). ) de la personne en charge de la veillée funèbre ; Ottavio, avec lequel il se comporte en termes de camaraderie masculine superficielle, écoutant avec une apparente empathie, sans broncher ni donner d'indices inutiles, ses confidences (Dalla sua pace) sur les problèmes de sa relation avec son Anna adorée (mais cet Ottavio, si respectueux des apparences et si incapable de briser la glace avec sa fiancée – Masetto lui-même doit l'encourager sous les yeux de tous à l'approcher – si désireux de rechercher la proximité de son ami photographe, ne serait-il pas en fait un de ces homosexuels qui finissent par sortir dramatiquement de l'armoire de son cercle social ? ) ; ou Masetto, qu'il traite brutalement, comme le vil bifolcaccio dont parle Da Ponte, ici sous les traits d'un hipster qui, en un certain sens, semble aussi fasciné par l'aura du grand photographe ; et Leporello lui-même, qu'il introduit sans lui donner le choix dans les étapes successives du maelström de son existence, comme s'il était son esclave, et qui à son tour suit le sillage du maître comme un bon apprenti.
Mais pour les femmes aussi, Don Giovanni est un instrument qui leur permet d'atteindre leurs objectifs : soit celle de la satisfaction sexuelle, comme dans le cas de Donna Anna (l'interaction entre elle et le chevalier dans la scène d'ouverture ne laisse aucun doute sur le fait que c'est elle qui insiste pour avoir une rencontre intime avec lui, ce qui révèle, dans la narration ultérieure des événements à Don Ottavio, la nature manipulatrice et l'hypocrisie d'un personnage préoccupé avant tout par sa position et son apparence) ; ou celle du gain personnel, de l'ascension sociale, d'un tremplin pour se propulser sur la roue de la fortune, comme dans le cas de Zerlina, dont la scène de séduction est ici une séance de pose photographique, au cours de laquelle la vulgaire jeune fille est littéralement transformée en quelques secondes sous nos yeux, telle une Cendrillon,
elle devient une véritable princesse, et le spectateur est alors à même de comprendre que les raisons pour lesquelles toutes les beautés succombent au vieux photographe sont un peu plus complexes et moins altruistes que la pure et simple attraction sexuelle. Il est symptomatique, en ce sens, que la réponse de la servante anonyme et invisible d'Elvira à la sérénade de l'acte II (Deh vieni alla finestra), que Giovanni entreprend sans utiliser son outil magique, et donc en un certain sens nu, en essayant d'utiliser seulement sa propre personne dans le jeu érotique, soit le claquement de la fenêtre qui se ferme brusquement, sans cérémonie, humiliant le libertin, réduisant l'homme puissant à ce qu'il est sans son appareil, un vieil homme fini.
Quant à Donna Elvira, probablement un ancien mannequin découvert par Giovanni, qui maintenant dans sa jeune maturité poursuit sa carrière de cadre ou de manager dynamique lié au monde de la mode (et qui, lors de la fête qui clôt le premier acte, assume la coiffure et l'apparence d'Angela Merkel), son rapport avec le photographe-libertin est très différent : sa relation ne semble pas fondée sur l’intérêt matériel, mais plutôt sur une sorte de dépendance affective ou l’incapacité à accepter son propre vieillissement et sa décadence ; en somme une relation sincère mais aux caractères quelque peu obsessionnels ou addictifs (Elvira consomme-t-elle des substances toxiques ? Les regards et les gestes de la figure féminine qui travaille comme collaboratrice du photographe montrent que ce n'est pas la première fois qu'Elvira s'introduit dans le studio de manière scandaleuse), et pour cette raison même, considérés dans ce contexte social comme relativement inacceptables.Elvira semble s'accrocher à Don Giovanni comme à une image du dernier vestige de ce que furent ses années d'épanouissement personnel et professionnel, et donc son explication à Anna et Ottavio (apparemment) stupéfaits, la povera infelice è di me innamorata, e per pietà deggio fingere amore, est parfaitement logique.
La mise en scène est ainsi construite sur le socle de l'œuvre autour des personnages, parfaitement différenciés les uns des autres d'un point de vue psychologique, et des relations entre eux, qui ne sont pas dominées par l'érotisme physique ou l'attraction sexuelle, mais plutôt par l'érotisme du pouvoir et de la lutte sociale. Les espaces dans lesquels se déroule l'action assument une fonction plutôt symbolique : le temple-atelier du photographe dans lequel se déroule l'essentiel du premier acte, qui, comme on l'a dit plus haut, fait référence à Le nozze di Figaro, et tous les autres décors, qui s'y opposent dans la mesure où ils sont l'espace extérieur au temple, dans lequel le pouvoir du sorcier est quelque peu suspendu, et dans lequel se déroule le deuxième acte, jusqu'à ce qu'il conduise à son anéantissement. En commençant par les rues nocturnes de la ville où, près des jetées du port, Elvira et Leporello donnent libre cours à leurs pulsions physiques (et Elvira ne semble pas se tromper sur l'identité du corps auquel elle est unie), un espace qui rappelle celui présenté dans Così fan tutte ; et en terminant comme dans Così fan tutte avec l'apparition du volcan.
Mais dans ce monde profane, incroyant, séculier (qui est le nôtre), ni la puissance de la nature, ni l'invocation des dieux, ni l'exhortation des morts ne peuvent arrêter quelqu'un déterminé à réaliser ses désirs, comme l'est Don Giovanni. Seules deux instances sacrées sont aujourd'hui en mesure d'arrêter efficacement la carrière du libertin, « the Rake’s progress » : les tribunaux, qui prononcent sa sentence avec « voce di tuono », mettant fin à toute carrière publique brillante depuis des années, raison pour laquelle l'apparence du Commendatore est celle du juge qui prononce imperturbablement sa sentence depuis la hauteur divine de l'estrade ; et les soignants, qui, tout aussi distants et inaccessibles, portant leurs blouses et leurs masques comme des vêtements rituels, administrent l'injection létale qui mettra fin à la vitalité du protagoniste.
Ce qui ne l'empêche pas d'apparaître, à la manière d'un fantôme, pour contempler avec condescendance dans le sextuor final comment les autres personnages, privés de la boussole qui avait donné sens à leur vie, se réunissent pour boire l'élixir bleu créé par Giovanni lui-même au premier acte, comme une célébration de leur maître, mais aussi comme une illustration de leur manque de capacité créatrice et d’autonomie.
L'ensemble, animé par une direction d'acteurs détaillée, se déroule sans heurts (plus encore au premier acte), en des termes qui ne négligent ni le côté comique ni le côté dramatique de l'œuvre, donnant même une certaine prépondérance au premier, et peut donc être considéré comme plus équilibré que d'autres propositions importantes apparues ces dernières années, généralement plus orientées vers le côté sérieux de l'œuvre, et donc ses traits tragiques (comme ceux de Haneke à Paris, de Warlikowski à Bruxelles ou de Tcherniakov à Aix-en-Provence puis à Madrid), ou sa dimension mythique (comme celle de Guth à Salzbourg puis à la Staatsoper de Berlin-même ou à Madrid, enfin à Vienne avec Kosky), ou son incarnation almodovarienne à la manière de La loi du désir (comme celle de Bieito à Londres et à Barcelone), ou sa composante abstraite, presque religieuse (comme celle de Castellucci à Salzbourg) ; plus dépendante que la précédente du contexte de sa réalisation dans le cadre d'un projet plus vaste, seul le temps nous dira dans quelle mesure, dans un théâtre de répertoire tel que la Staatsoper de Berlin, elle a le potentiel de survivre au-delà de la série initiale de représentations et du travail avec les interprètes qui ont initialement donné vie aux personnages.
Car il s'agit, avant tout, de l’Anneau, du Ring de Barenboim, et c'est ainsi qu'il semble devoir être retenu. Accablé ces derniers temps par des problèmes de santé qui, pendant des décennies, l'ont contourné et permis de donner des concerts d'une intensité comparable à celle du protagoniste de cet opéra, Barenboim est aujourd'hui ferme, alerte et en feu, dans l'un de ses immenses moments. Il construit un Mozart au profil très personnel, qui, d'un geste olympien, se passe des apports désormais presque de rigueur de l'école d'interprétation « historiquement informée », et plonge plutôt ses racines dans la grande tradition interprétative d'Europe centrale, et pas seulement avec la référence à Furtwängler, avec lequel il est aussi inévitablement que superficiellement comparé en tant d'occasions, mais au-delà de lui, avec la tradition incarnée par son prédécesseur dans cette même fosse comme Erich Kleiber, ou dans une fosse voisine comme Otto Klemperer, l'homme responsable dans les années vingt et au début des années trente du mythique Krolloper.
Sans atteindre l'extrême lenteur qui est devenue la qualité proverbiale du Mozart de Klemperer dans les célèbres enregistrements de studio qui subsistent de la dernière phase de sa carrière, celui de Barenboim lui est apparenté par sa gravité, son intensité dramatique, son empreinte tragique. Dès le formidable accord initial de l'ouverture, d'une densité et d'une vigueur aussi extraordinaires que la clarté diabolique de l'articulation des cordes dans la section rapide qui suit, nous sommes placés dans un univers sonore florissant, riche et généreusement nuancé et coloré ; d'une noirceur et d'une substance caractéristiques de l'école allemande (et parmi les nombreux mérites de Barenboim au cours de ses décennies berlinoises figure celui d'avoir cultivé le son caractéristique de la Staatskaspelle, plus riche et plus consistant que celui des autres ensembles de la capitale elle-même), très différent donc de l'approche plus légère, plus brillante et plus aérienne des Viennois ; et dans lequel, opportunément, l'orchestre mozartien est élevé au rang de protagoniste principal, de narrateur ou de médiateur, qui dit sans complexe et avec volubilité tout ce que les personnages taisent, et qui, au fil des scènes successives, s'appliquera à distiller le portrait des passions humaines. D'une manière quelque peu trompeuse, on pourrait même affirmer que Barenboim est un « Mozart-Kapellmeister », et donc sans âge, et donc idéal pour nous restituer le compositeur de la beauté olympienne, de la perfection énigmatique, de la comédie touchante.
Mais tout comme la scène traite des aspects comiques de l'œuvre, l'orchestre développe un discours qui reste plus intéressé par son aspect sérieux ou philosophique. On peut imaginer que la production très dynamique de Huguet se marierait bien avec la direction musicale théâtrale et éblouissante d'un Jacobs, tandis que peut-être l'analyse profonde, atypique et lacérante que Barenboim entreprend trouverait un corrélat idéal dans l'imagination visuelle d'un Tcherniakov. Et pourtant, on peut dire que, comme un bon Don Giovanni du nord, celui de Barenboim cherche le sud, la chaleur et la luminosité d'une côte méditerranéenne plus imaginaire que réelle, avec la dimension charnelle et immédiate qui lui est associée, et qui trouve aussi son incarnation appropriée dans une version de pulsation bien soutenue, de recoins voluptueux, de logique et de fluidité irrépressibles.
La distribution est composée d'une constellation de chanteurs, certains étant des complices réguliers du maestro, d'autres déjà cimentés dans les étapes précédentes de la trilogie, et d'autres encore des nouveaux venus dans l'un ou l'autre monde. Deux d'entre eux sont déjà matures, et les six autres, ceux qui incarnent les survivants dans le sextuor final, sont au début de leur carrière. Ce que l'on ne peut contester, au-delà des nuances individuelles en termes de performance offerte par chacun d'eux, c'est que dans leur ensemble ils se donnent avec un enthousiasme, une concentration et une crédibilité exemplaires à la recréation théâtrale de leurs rôles respectifs, et qu'ils présentent une vocalité aussi spécifique et donc difficilement interchangeable dans le personnage que chacun d'eux incarne sur scène.
Peter Rose, l'un des principaux Ochs de ces dernières années, est aujourd'hui un Commendatore au timbre plutôt clair et à la sonorité un peu maigre dans le grave très exposé, qui parvient néanmoins à imposer une présence importante grâce à son talent théâtral, un débit généreux et l'énonciation magnifiquement expressive du texte.
David Oštrek trouve en Masetto un personnage dans lequel il peut déployer à la fois ses capacités d'acteur débordantes et un instrument ayant la consistance et la rotondité nécessaires pour passer à tout moment dans la partie de Leporello.
Serena Sáenz possède tous les attributs de Zerlina : ligne de chant nette, pureté du registre aigu, luminosité du timbre. En tant qu'actrice, elle sait faire ressortir la personnalité moins innocente et plus timide de son personnage qu'il n'y paraît à première vue.
Le ténor Bogdan Volkov, dans une carrière qui n'en est qu'à ses débuts, donne une fois de plus une performance absolument exemplaire. Si, d'un point de vue théâtral, il est moins exigeant en cette occasion que dans d'autres aussi mémorables que son Gvidon dans Le Conte du Tsar Saltan à Bruxelles, son Antonio dans Les fiançailles au couvent de cette même Staatsoper Unter den Linden ou son Lensky à Vienne, le contrôle de l'émission, généreux dans la régulation de l'intensité, l'amplitude de la respiration, l'aisance exaltante et l'égalité dans toute la tessiture, placent ce chanteur dans la catégorie des plus grands, et pas seulement du présent. Il partage l'ovation de la soirée avec sa Donna Anna, la soprano Slávka Zámečníková, une voix importante, avec du volume, de la présence et une certaine dose d'acier dans l'alliage, avec l'étoffe d'un lyrique complet, qui s'impose avec une aisance arrogante dans des aigus largement soutenus, une chanteuse au potentiel incontestable ; et une artiste qui se montre capable, en ce jour de première, de dépeindre (avec une diction splendide) l'ambiguïté d'un personnage dans lequel ce qu'elle tait est plus important que ce qu'elle dit.
Le baryton-basse Riccardo Fassi est également une voix d'avenir, un instrument pas particulièrement volumineux ou imposant, mais avec un velours qui pourrait faciliter sa future transition vers le rôle du protagoniste, et manié avec une énorme intelligence, ce n'est peut-être pas pour rien qu'il est le seul chanteur italien de la distribution, qui fait également preuve d'une énergie et d'une aisance extraordinaires en tant qu'acteur.
Elsa Dreisig, dont la carrière avance à une vitesse folle, le menant à des destinations aussi inattendues que sa prochaine Salomé à Aix-en-Provence, donne un portrait de Donna Elvira d'une fluidité vocale irréprochable, timbre rayonnant, ligne lisse, agilités parfaitement maîtrisées, au point de rendre des page comme In quali eccesi, ou Numi.…. Mi tradì quell'alma ingrata comme des modèles de facilité. Peut-être est-ce la pureté même de l'émission, peut-être la couleur particulièrement fraîche de l'instrument, peut-être la personnalité de la chanteuse, qui donne l'impression que son personnage se distingue des deux autres personnages féminins par une fragilité ou une vulnérabilité intérieure, peu évidente au premier abord, car cette Elvira assume le rôle d'une femme forte dans la société, mais très évidente dans la dernière partie de l'acte II, lorsque la fête est terminée et que le moment est venu de se débarrasser des masques.
Enfin, dans le rôle-titre, Michael Volle montre combien il est décisif d'avoir un interprète expérimenté, l'un des grands Hans Sachs et Wotan de notre temps, capable de dépeindre le personnage du libertin avec le relief différencié qu'il donne à ces personnages wagnériens, et ce, malgré une certaine difficulté dans l'articulation rapide qu'exige Fin ch'han dal vino, et aussi malgré, ou plutôt en utilisant, une prononciation du texte italien qui révèle clairement son statut germanique, mais avec une telle variété, une telle fantaisie et une telle richesse dans l'accentuation et la prosodie qu'il parvient à faire passer le texte de Da Ponte, si connu, rien moins que nouveau. En fait, c'est sa présence débordante qui conditionne, marque et détermine l'ensemble du spectacle, tant la lecture théâtrale de Huguet semble avoir été conçue presque sur mesure pour un Giovanni plus grand que nature comme le sien, avec un magnétisme et une capacité de fascination qui émanent, au-delà de l'âge et du physique, de sa propre personnalité. S'il fallait remonter aux années 80 pour trouver une comparaison interprétative, le Don Giovanni de Volle serait un Don Giovanni beaucoup moins dans le sillage de la pureté bel canto de Samuel Ramey que dans la théâtralité et l'expressivité de Ruggero Raimondi.
En conclusion, il s'agit d'un spectacle important, accueilli triomphalement par le public, et dans lequel, face à ceux qui, par intérêt, par légèreté ou par simple méchanceté, remettent en question la longévité de son règne, Daniel Barenboim souligne une fois de plus l'importance centrale de sa figure, en tant que leader et artisan d'un projet qui, sans lui, serait inconcevable.
References
1. | ↑ | Michel Foucault, Histoire de la sexualité, 1. La volonté de savoir, 2. L’usage des plaisirs, 3. Le souci de soi), Gallimard, Paris |
Cet article a été écrit par Antoine Lernez