Giacomo Puccini (1858-1924)
Turandot (1926)
Dramma lirico in tre atti
Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni d'après Carlo Gozzi
Créé à la Scala de Milan le 25 avril 1926
Final complété par Franco Alfano (1875-1954) (première version)
Turandot : Sondra Radvanovsky
Liù : Ermonela Jaho
Calaf : Jonas Kaufmann
Altoum : Leonardo Cortellazzi
Pang : Gregory Bonfatti
Pong : Siyabonga Maqungo
Ping : Mattia Olivieri
Timur : Michele Pertusi
Mandarino : Michael Mofidian
Principe di Persia : Francesco Toma
Ancella I : Valentina Iannotta
Ancella II : Rakhsa Ramezani Melami
Orchestra, coro e voci bianche dell’Accademia nazionale di Santa Cecilia
Direction musicale : Antonio Pappano
Grande attente et présence jubilatoire d'un public multinational pour ce concert unique de Turandot, que l'Orchestre de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia inscrit comme soirée extraordinaire de sa saison 2021/22, après l'enregistrement en studio de l'œuvre que ces derniers jours les mêmes interprètes ont achevé (avec la présence très distinguée dans l’enregistrement du ténor Michael Spyres, dans le bref rôle d'Altoum, annoncé pour le concert, puis remplacé par l'excellent Leonardo Cortellazzi)
Inutile de souligner que Turandot a atteint des sommets de popularité dans les théâtres du monde entier : c’est le dernier des opéras écrits par Puccini. C’est aussi, de l'avis de certains éminents spécialistes de son œuvre, le plus moderne de tous, celui qui réussit à incorporer les innovations de son temps en matière de technique de composition sans sacrifier son accessibilité à tous les publics, qui l'ont favorisé dès sa création en 1926, grâce à son lyrisme ardent et à la rigoureuse concision de sa construction dramatique.
Il s'agit d'un opéra pour voix, qui fait appel à trois typologies vocales contrastées dans ses rôles principaux : un ténor aux accents héroïques, Calaf, qui doit être capable d'exprimer aussi le sentiment amoureux, en quelque sorte un condensé des vertus et des attributs du ténor italien, que l'on entend habituellement comme étant destiné aux voix de la catégorie « spinto », comme celle du premier protagoniste, l'Espagnol Miguel Fleta ; un soprano dramatique, Turandot (la polonaise Rosa Raisa lors de la première), dont le rôle est aussi bref qu'exigeant, qui doit posséder un registre aigu étincelant, capable de percer le mur de la masse instrumentale (c’est pourquoi dans les habitudes d'exécution de l'œuvre, les chanteuses wagnériennes ont approché le personnage, à un moment ou à un autre de leur carrière) Du point de vue interprétatif, on exige d'elle une variété de registres, du dédain et même de la cruauté avec lesquels elle est présentée au début jusqu'à la fusion ou à l'humanisation par le pouvoir transfigurateur de l'amour que, comme une sorte d’Ariane chinoise, elle doit transmettre dans le duo final ; et un soprano lyrique, Liù (l'italienne Maria Zamboni lors de la première), dernier avatar de la galerie de personnages féminins amoureux, sensibles et souffrants, dépeints par le compositeur, qui, peut-être paradoxalement, est celle qui parvient le plus souvent à obtenir les applaudissements les plus nourris du public, face au caractère intense et si lyrique, et en tout cas profondément émouvant, des deux grands moments solos qui lui sont destinés, la brève exhortation Signore ascolta à l'acte I, et plus encore, la scène qui culmine au moment de son suicide à l'acte III, Tu che di gel sei cinta.
Un opéra également, et peut-être encore plus, pour un grand ensemble choral et orchestral efficace, le plus grand que Puccini ait utilisé tout au long de sa carrière, comprenant aussi des voix d’enfants et une importante section de percussions, car le quatrième personnage le plus important de l'œuvre est certainement le peuple de Pékin qui est sollicité dès le discours initial du mandarin, qui est le protagoniste de toute la première partie du premier acte. Des personnes, aussi anonymes que réelles, qui, comme à d'autres moments de l'histoire lointaine et récente de l'humanité auxquels il n'est pas nécessaire de se référer plus en détail, assistent, au milieu de pulsions contradictoires de silence, d'horreur, de malaise, d'ambivalence et de lâcheté, aux actions apparemment destinées à d'autres, de ceux qui en réalité déterminent leur destin collectif. Et l'opéra, bien sûr, pour un metteur en scène qui sait organiser les éléments somptueux dont il dispose, qui est en phase avec l'héritage disparate et éblouissant du (des) modernisme(s) esthétique(s) et musical(aux) du premier tiers du XXe siècle. L’œuvre préserve à la fois l'incandescence tragique des vicissitudes des principaux protagonistes et en contrepoint fait entrer l'ironie et le grotesque qui, relativisant (dévalorisant ? ) les interventions exaltées du prince inconnu, de la princesse glacée et de l'esclave amoureuse, introduisent comme une antithèse ou un outil de distanciation : c’est le trio de ministres de la Commedia dell'arte, encore la juxtaposition entre le sublime et le ridicule, entre l'opera seria et l'opera buffa, comme dans l'Ariadne auf Naxos dont la deuxième (et définitive) version fut créée en 1916, un peu moins de dix ans avant Turandot, mais aussi comme dans Shakespeare, et comme dans Cervantès ; et ce metteur en scène spécifiquement opératique, sera capable de transmettre la position exceptionnelle de l'œuvre non seulement comme point final et culminant de la production de Puccini, mais aussi, à plus d'un titre, de trois longs siècles d'histoire de l'opéra italien, pour l'utilisation de la voix avec une puissance mélodique et une expression des émotions humaines dont les racines remontent, au-delà de Verdi, au bel canto romantique voire à Monteverdi lui-même.
En plus de tous ces problèmes, l'interprétation de Turandot se pose comme d'œuvre inachevée : au-delà de la scène de la mort de Liù, le compositeur n'a réussi à laisser que quelques esquisses ou notes de ce qui devait être le duo final de rédemption pour l'amour de la princesse. Là aussi, les différentes solutions, généralement insatisfaisantes, à cette question non négligeable sont bien connues. La première, clairement dominante dans la pratique interprétative, surtout jusqu'à une époque récente, consistait à présenter un finale composé à la demande du directeur musical de la première de l'œuvre, Arturo Toscanini, par son contemporain Franco Alfano, en une version abrégée de celle initialement composée par Alfano lui-même, dans la mesure où la première n'avait pas plu à Toscanini. Une solution dont le principal inconvénient réside dans la différence très évidente entre ce final et la qualité de ce que Puccini a réussi à écrire. La seconde, choisie par exemple pour la présentation de l'œuvre au Festival de Salzbourg en 2002, sous la direction de Valery Gergiev, ou pour sa plus récente production à la Scala en 2015, sous la direction de Riccardo Chailly, consiste à présenter le final écrit par Luciano Berio ; mais dans ce cas, l'écart entre le style d'écriture de Berio et celui de Puccini est si profond que, indépendamment de l'adhésion plus ou moins grande à l'œuvre de ce dernier, il est impossible de percevoir le finale comme faisant partie de la même œuvre. La troisième, qui fait suite à la production actuelle créée en 2011 par Zubin Mehta à la Bayerische Staatsoper, consiste à proposer exclusivement la musique composée par Puccini, sans ajouter de duo final entre le prince et la princesse, de sorte que l'œuvre se termine par la scène de la mort de Liù, suffisamment cathartique en soi, et le cortège funèbre qui s'ensuit, avec l'émouvante complainte de Timur pleurant la jeune esclave, dont l'exemple devient une métaphore déchirante d'une humanité sacrifiée peut-être inutilement, comme le fait Arkel avec Mélisande.
Ce n'est pas la moins convaincante des solutions, ni la moins respectueuse de Puccini en tant que compositeur : si l'Inachevée de Schubert ou la Neuvième de Bruckner se sont imposées (malgré des tentatives plus ou moins réussies d'articuler des versions achevées) comme des œuvres parfaitement achevées, complètes comme des éléments monumentaux dont l'absence d'achèvement n'entrave pas leur autonomie, leur viabilité et leur plénitude en tant qu'œuvres d'art, on ne peut que se demander pourquoi cette même considération et cette même déférence ne devraient pas être observées à l'égard de celui que l'on s'accorde généralement à considérer comme l'un des plus grands compositeurs du genre lyrique de tous les temps. Et la quatrième solution, la plus rare de toutes, est celle qui a été choisie dans ce concert, et celle dont on peut donc espérer qu'elle sera incluse dans l'enregistrement officiel tant attendu ; c'est-à-dire ni plus ni moins qu'un retour au finale original composé par Franco Alfano, un duo entre le prince et la princesse et l'apothéose finale de l'orchestre et du chœur sur le thème célèbre de Nessun dorma, mais un duo considérablement plus long que dans la version habituelle, avec des exigences importantes pour le soprano et le ténor, et une section centrale introspective à la manière du duo conclusif du troisième acte de Siegfried ; cette version, entendue à cette occasion, est nettement plus satisfaisante que la version abrégée habituelle, notamment dans la mesure où elle parvient à dépeindre la transformation de la protagoniste de manière plus progressive, convaincante et crédible. La question, en tout cas, reste ouverte, et il semble évident qu'il est impossible, voire inutile, de parvenir à une conclusion univoque, définitive et permanente.
En ce qui concerne le déroulement de la soirée, il conviendra de commencer par aborder, comme nous le faisons habituellement, les aspects liés à la mise en scène. Même si aujourd'hui il n'y a pas, du moins en principe, de mise en scène (comme disent les ministres, Turandot non esiste), puisque l'œuvre est présentée sous cette étrange forme hybride qu'est la version de concert. Mais tout concert, y compris ceux où le programme proposé appartient au genre théâtral, comporte une certaine composante dramatique, depuis l'apparition solennelle (ou non) sur scène des musiciens de l'orchestre et, le cas échéant, des membres du chœur, suivie de l'apparition du premier violon, et culminant enfin dans celle du directeur musical, tel un figlio dal cielo qui apparaît pour exercer son office sacré devant le peuple. Lorsque l'opéra est proposé en version de concert, le principal protagoniste est l'orchestre, qui occupe la partie centrale et la plus importante de la scène, libre de déverser la plénitude de sa sonorité sur l'auditorium sans les contraintes de la fosse de l'opéra ; et même au-dessus de l'orchestre, son chef, qui est également le chef du chœur et des solistes, et autour duquel gravite la galaxie formée par les interprètes.
C'était le cas aujourd'hui, et le rituel attendu s'est déroulé, presque immémorial. L'orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia a rempli ou presque l'immense espace central avec ses plus de cent instrumentistes, tandis que les membres des chœurs, observant de manière inattendue de rigoureuses mesures de distanciation sociale (ou était-ce aussi un effet dramatique ?), étaient harmonieusement répartis dans les spacieuses travées devant et sur les côtés du chef. En outre, à sa droite, partageant l'espace avec les choristes, se trouvaient certains des cuivres et des percussions. L'apparition du chœur d'enfants a eu lieu au début du premier acte, occupant la partie la plus haute de la salle, comme il se doit pour sa nature angélique.
Celle de Turandot, comme l'exige le livret, a lieu au premier acte, l'interprète au gradin supérieur devant le chef d'orchestre, splendide dans son silence impérial, également dans sa longue robe qu'elle abandonnera pour une version plus simple et plus humaine au troisième acte. Bien que les chanteurs soient généralement restés à proximité immédiate de leurs pupitres respectifs, le ténor s'est permis de s'approcher de la soprano lors du duo final, pour l'embrasser, tandis que l'orchestre expliquait avec éloquence le réveil de l'amour entre eux. Et tout au long du concert, des jeux avec l'éclairage de la salle ont eu lieu, visant à focaliser l'attention sur certains points de la salle (ainsi, l'apparition précitée de la princesse au premier acte), et/ou à renforcer les sensations suscitées par la musique (ainsi, dans les dernières mesures, lorsque toutes les lumières de la salle se sont allumées au rythme de la plénitude musicale du moment).
Nous avions donc, sinon une mise en scène, ou une mise en éspace, du moins une mise en lumière. Turandot, quoi qu'il en soit, n'est pas l'opéra qui se prête le moins à une version de concert, en raison de l'importance déjà évoquée de l'orchestre et du chœur dans son développement, et aussi en raison de la nature hiératique de certaines de ses scènes et de l'abstraction formelle recherchée dans d'autres (par exemple les interventions des ministres), ce qui a permis par exemple à l'œuvre de résister parfaitement à un exercice de ritualisation aussi rigoureux (et stérile) que celui auquel elle a été soumise par Wilson à Bastille il y a quelques mois. De ce point de vue, une version de concert telle que celle proposée aujourd'hui remplit en quelque sorte la fonction d'une page ou d'une toile blanche, sur laquelle le spectateur peut déverser les fantasmes visuels et dramatiques que la musique, plus ou moins nue, suscite en lui.
Un imaginaire qui, en outre, est excité par la contemplation dans le vaste foyer de la salle des images conservées de la scénographie originale de la première de l'œuvre, due à Galileo Chini, et des costumes créés par Luigi Sapelli, qui placent le spectateur devant ce que l'exposition proposée à l'Auditorium jusqu'à la fin de ce mois qualifie à juste titre d'Orient fantastique de Puccini.
Au cours de son mandat, qui n'a pas été bref, à la tête de l'orchestre romain, Pappano a proposé, avec des résultats généralement heureux, des versions de concert des opéras les plus divers, de Don Giovanni à Peter Grimes, en passant par Guillaume Tell, Un ballo in maschera ou Aida, qui a fait simultanément l'objet d'un enregistrement en studio, une procédure qui se répète aujourd'hui pour Turandot. Pappano est sans aucun doute l'un des plus éminents chefs d'orchestre pucciniens de ces dernières décennies, et cela, ajouté à son statut de chef titulaire de l'un des grands théâtres d'opéra comme la Royal Opera House, rend certainement singulier, voire carrément anormal, le fait qu'il n'ait pas encore abordé une œuvre majeure comme Turandot. Aujourd'hui, c'est lui qui a suscité les ovations les plus chaleureuses du public, et même une standing ovation à la fin de la représentation. Sa direction d'orchestre est fondée sur le désir de respecter ce qui est écrit dans la partition, selon l'attitude qui a caractérisé sa carrière, loin du divinisme, aux approches narcissiques qui soulignent sa propre présence plutôt que l'œuvre interprétée. Comme Turandot, Pappano n'existe pas ; et pourtant, sans lui, rien n'est possible. Son interprétation s'en tient à un juste milieu sur le plan expressif, et c'est peut-être grâce à cela que, à partir d'une apparente absence d'emphase, il parvient à équilibrer les mille et un courants esthétiques qui convergent dans la partition. Moins sensuel et spectaculaire que Mehta, moins dissonant et moderne que Chailly, moins symphonique et narratif que Dudamel, Pappano n'oublie pas d'inclure dans sa recette les doses appropriées de chacun de ces ingrédients, et comme il est aussi ou surtout un splendide chef d'opéra, il réussit un Turandot symphonique qui est aussi un exercice exemplaire pour les voix, qui trouvent toujours l'espace nécessaire pour respirer. Méticuleux, il met en lumière une pléthore de détails dans l'écriture instrumentale qui passent habituellement inaperçus ou sont simplement négligés. Turandot s'apparente donc aux autres Orientales fantastiques conçues ou rêvées par les musiciens occidentaux au début du XXe siècle, avec un sens de la coloration orchestrale qui a quelque chose à voir avec les Ravel, Szymanovsky ou Scriabine que Pappano aime inclure dans ses programmes symphoniques, et qui est présenté non pas comme une ornementation mais comme une partie essentielle du discours musical. Ainsi dirigé, l'orchestre de Santa Cecilia démontre une fois de plus que dans ce répertoire, il n'a rien à envier à aucun autre, et le chœur dirigé par Piero Monti se montre également à la hauteur, avec une extraordinaire variété de dynamiques et une présence très puissante dans les mesures finales.
C’est également tout à l'honneur de Pappano d'avoir réuni autour de lui une équipe de voix solistes vraiment splendides, réunie avec un luxe invraisemblable dans les rôles les plus mineurs.
En effet, ce n'est pas un mince exploit que d'entendre les phrases d'Altoum sculptées avec la clarté, l'élégance et l'incisivité du ténor Leonardo Cortellazzi, dont la voix claire et pénétrante se propage sans discontinuité jusqu'à la dernière galerie de l'auditorium ; on ne manquera pas non plus de remarquer les exhortations du Mandarin, lorsqu'elles sont prononcées avec autant d'autorité et de netteté que le baryton-basse Michael Mofidian que Wanderer a remarqué à plusieurs reprises à Genève.
Dans le trio des ministres, la vocalité généreuse du ténor Siyabonga Maqungo, que l'on se souvient avec joie avoir rencontré dans un David des Meistersinger aux Festtage de Berlin 2019, brille de mille feux, tout comme le velours du baryton Mattia Olivieri et l'expressivité du ténor Gregory Bonfatti.
Dans la généalogie puccinienne, Timur est fils de Colline, bien que la complainte avec laquelle se termine son rôle semble transcender les circonstances individuelles qui lui donnent naissance. La présence de Michele Pertusi dans cette distribution, réunie pour être conservée sur disque, allait de soi, étant donné le rang éminent de l'artiste parmi les voix de basse de sa génération ; et si l'acoustique de la vaste nef de Santa Cecilia est extrêmement défavorable aux chanteurs, ce qui fait que son instrument ne s'impose pas toujours au tissu orchestral et choral avec la rondeur idéalement souhaitable, on a rarement entendu Timur si éloquent, si humain et si émouvant.
Ermonela Jaho est une autre chanteuse qui n'a pas besoin d'être présentée ; dans la vaste panoplie de personnages qu'elle a abordés, ce sont sûrement les héroïnes pucciniennes malheureuses qui répondent le mieux à son tempérament et à ses moyens, comme son inoubliable Suor Angelica à Munich. Le rôle de Liù, sans doute a priori le plus touchant et populaire des trois rôles principaux, convient à la perfection à Jaho, qui peut déployer à volonté la pureté de sa ligne de chant, la luminosité rayonnante de son registre aigu, les moirures exquises de ses variations d'intensité, dans des phrases larges, extatiques, irisées, iridescentes, qui, conformément à leur fonction propre au sein de la partition, arrêtent au moins pour un moment la machine infernale des masses, et nous placent pour quelques instants en présence de l'ineffable, comme si la voix d'un ange profane était descendue parmi nous. Et il y a quelque chose de l'émotion religieuse dans le chant intense, cristallin, parfaitement mesuré et ciselé de Ermonela Jaho.
Le rôle de Calaf est une nouvelle prise de rôle de Jonas Kaufmann, qui vient de faire ses débuts dans celui de Peter Grimes à Vienne il y a quelques semaines, et qui a lui-même abordé le rôle de Tristan à Munich pour la première fois en juillet dernier, ce qui témoigne de l'extrême polyvalence de cet artiste. La voix de Kaufmann, comme on le sait, ne correspond pas en principe à ce que l'on associe communément à la voix du ténor italien. C'est en vain que l'on chercherait dans son Calaf l'arrogance exaltante d'un Corelli (et de ses successeurs), ou la couleur méditerranéenne du timbre qui est la quintessence d'autres collègues du passé comme Di Stefano ou Pavarotti, ou la fougue et la communicativité directe du tempérament d'un Carreras ou d'un Domingo. Et pourtant… Et pourtant, comme il l'a fait avec d'autres rôles italiens tout aussi étrangers en théorie à sa personnalité, de Manrico à Radamès en passant par Chénier, Kaufmann sait amener le rôle sur son propre terrain, grâce à l'intelligence inégalée qu'il possède en tant qu'interprète, en tant que musicien d'une stature extraordinaire. Après avoir surmonté un début de premier acte qui le trouvait froid et plutôt opaque, sans la présence nécessaire (mais à vrai dire, les premiers accords de l'orchestre n'étaient pas les plus amples et les plus unanimes que l'on ait entendus au cours de la soirée), dans Non piangere Liù il chante avec une délicatesse et une émotion extraordinaires, et si la scène des énigmes ou le vaste duo final semblent effleurer les limites de ses possibilités vocales, surtout en ce qui concerne le débit, qui n'est pas imposant, le chant est d'une assurance indiscutable, le registre aigu répond de manière assurée et l'expression est à tout moment juste et adéquate, obtenant un rendement efficace du (très beau) timbre baritonal afin de dépeindre le côté héroïque du personnage, bien que la clé de son triomphe réside, comme toujours, dans la recréation soignée, poétique et intériorisée du texte. On ne s'attendrait pas à ce que Kaufmann, comme il l'a fait avec Siegmund, donne aux notes de Calaf l'intensité transcendante et la variété colorée du Lied, mais il l'a fait. Enfin, Nessun dorma est chanté avec autant d'assurance que d'abandon, avec autant de prestance que d'élégance, et culmine dans une note aiguë largement soutenue.
Pour Sondra Radvanovsky aussi, le rôle de Turandot est une prise de rôle dans une carrière déjà très importante. Et il est difficile d'émettre des réserves sur une récréation qui, d'une certaine manière, représente la quadrature du cercle. Radvanovsky a réussi à situer le rôle dans les coordonnées d'un chant authentiquement italien, non pas comme l'Elektra pékinoise que l'on entend si souvent (avec résignation), mais comme une évolution ou une transformation des héroïnes verdiennes qu'elle a si bien intégrées (Elena de I vespri siciliani, qui a été sa carte de visite pendant tant d'années, mais aussi Leonora de Il trovatore ou Aida), et plus en arrière, des reines donizettiennes qu'elle a plus récemment approchées. Comme tous ces personnages, sa Turandot est – et la chanteuse parvient à le faire comprendre dès ses premières interventions- pleine de doutes et de sentiments contradictoires. Rarement, dans In questa reggia, on a perçu comment le personnage éprouve un désir ardent pour la possibilité de se donner à un autre, et en même temps une peur paralysante de cette même éventualité. Cette Turandot est donc profondément humaine, sa distance initiale étant un mécanisme de défense plutôt qu'une composante de sa nature ; et pour cette même raison, la transformation finale est plus crédible et plus complète, ce qui favorise également l'utilisation de la version originale d'Alfano. Il y a dans cette situation dramatique, et il y a peut-être dans cette musique et dans cette interprétation, cela a déjà été évoqué, quelque chose de l'intermittence complexe des sentiments éprouvés par une autre princesse des glaces comme Brünnhilde dans l’angoisse de se donner à un simple mortel, au cours du duo également conclusif du troisième acte de Siegfried. Dans l'histoire de l'interprétation de l'œuvre, d'autres collègues comme Joan Sutherland ou Katia Ricciarelli avaient déjà abordé le personnage de Turandot à partir d'une lecture à clé italianisante et à couleur XIXe, mais il s'agissait d'approximations (ou d'expériences, comme on les appelait autrefois) pour le disque, qui n'ont prudemment pas été accompagnées du spectacle vivant ; et de toute façon, les caractéristiques vocales des artistes mentionnées permettent de douter de la viabilité sur scène de leur hypothétique incarnation du rôle. Dans le cas de Radvanovsky, l'instrument se déploie dans tous les registres avec une puissance pure et simple, capable de surmonter avec facilité et sans effort apparent la présence théoriquement écrasante des masses chorales et orchestrales, et le gigantisme de la salle devient un autre outil de son interprétation, dans la mesure où la chanteuse sait (parce qu'elle en est capable) tirer parti de la monumentalité d'un espace dans lequel son instrument peut se déployer avec une richesse et une exubérance qui la distinguent de tous ses autres collègues. Elle se permet même, dans le segment conclusif du duo du troisième acte, d'introduire une fascinante modulation mot Amour, parfaitement calibrée, réduisant d'abord puis augmentant l'intensité de l'énoncé, un moment qui suffirait à lui seul à expliquer la psychologie torturée et le sentiment de libération intime éprouvé par le personnage.
Il ne nous reste plus qu'à attendre, insatiables, le moment où l'un et l'autre protagoniste décideront d'incorporer leurs rôles respectifs sur uns scène de théâtre. Pour l'instant, cette Turandot nous a transportés pendant quelques heures, au-delà des préoccupations du sombre présent dans lequel nous vivons, dans un havre d’imagination et de beauté, dont nous ne voudrions pas nous extraire.
Cet article a été écrit par Antoine Lernez
5 commentaires
Magnifique critique !!!. Je n’ai pas vu le concert, mais j’ai connais bien les interprètes et je comprends leur grande succès !! Bravo à TOUS
Je remercie du fond de mon coeur l'auteur de ce compte-rendu qui m'a beaucoup appris !
Merci de tout coeur pour cette analyse et ce compte-rendu passionnant et si riche. Une merveille de papier comme on aimerait en lire pour chaque opéra auquel nous assistons ! J'ai appris beaucoup et suis encore plus triste de ne pas avoir pu me rendre à Rome… Quelle distribution de rêve ! Quelle bonne idée d' avoir repris la version Alfano ! Merci encore de m'avoir fait si finement goûter les extraits disponibles en attendant le CD
Merci!!! Merci !! Une description extraordinaire…! En attendant le CD ( un DVD aurait ete un reve!)
Nous attendons avec impatience l’enregistrement,n’ayant pas eu la chance d’assister à cette représentation.