Philippe Boesmans (né en 1936)
Julie (2005)
Opéra en un acte
Créé à La Monnaie de Bruxelles le 8 mars 2005
Livret Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger d’après Mademoiselle Julie d’August Strindberg
Direction musicale : Emilio Pomarico
Mise en scène et décors Silvia Costa
Collaboration aux décors Michele Taborelli Costumes Laura Dondoli
Lumières Marco Giusti
Dramaturgie Simon Hatab
Assistanat à la mise en scène Rosabel Huguet
Irene Roberts : Julie
Dean Murphy : Jean
Lisa Mostin : Kristin
Marie Tassin : Julie qui danse
Gianni Illiaquer : acrobate
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Nouvelle production Opéra national de Lorraine
Coproduction Opéra de Dijon
Pour son quatrième opéra d'après August Strindberg, le compositeur belge Philippe Boesmans revient avec Julie au principe de l'opéra de chambre, initié dix ans plus tôt avec Reigen. Ce drame intimiste se concentre sur trois personnages réunis par la scénographe Silvia costa dans un étouffant huis-clos où se noue, l'espace d'une nuit de la Saint-Jean, le destin fatal de Julie. Trompée par un domestique qui abuse d'elle, le personnage met fin à ses jours dans un mélange de scandale et de tragédie antique. Irene Roberts (Julie), Dean Murphy (Jean) et Lisa Mostin (Kristin) composent un plateau remarquable, admirablement soutenu par la direction classieuse et véhémente d'Emilio Pomarico à la tête de l'Orchestre et du Chœur de l’Opéra national de Lorraine. Une très belle réussite sur tous les plans.
La rigoureuse règle des trois unités souligne à quel point Strindberg a souhaité donner à chaque élément de Mademoiselle Julie une importance capitale. Une règle qui comprime et enserre ce drame violent dans la triple enveloppe d'unité de temps, de lieu et d'action – faisant de cette nuit de la Saint-Jean un brasier maléfique où brûlent les passions profanes de ces trois âmes damnées. Avec un rare brio et une grande efficacité, la mise en scène de Silvia Costa parvient à restituer cette concentration dramaturgique avec une rigueur et une précision stupéfiantes, multipliant les géométries en blanc et noir au fil d'un troublant et oppressant album d'images.
L'histoire de Julie (inspirée de la pièce "Mademoiselle Julie" d'August Strindberg) conjugue l'extrême brièveté du déroulement temporel avec l'extrême brutalité du propos. Trois personnages se partagent le plateau, dont Julie, la fille du comte qui séduit Jean, le valet de son père et fiancé à Kristin l'autre domestique. Sous l'effet de l'alcool et de la fête de la Saint-Jean, les deux personnages deviennent amants en noyant pour l'un, ses rêves d'ascension sociale et pour l'autre, sa frustration de jeune fille aristocrate. Ils rêvent de s'enfuir et ouvrir un hôtel en Suisse mais Julie est rongée par la culpabilité tandis que Jean la maltraite, comprenant qu'elle ne dispose pas de la fortune dont il pensait profiter pour réaliser son projet. Quand le jour se lève, Kristin découvre ce qui s'est passé et humilie Julie tandis que le comte annonce son retour et que le rêve de Julie s'écroule. Jean lui tend le rasoir avec lequel elle se tranche la gorge.
Silvia Costa transpose le drame de Strindberg dans un théâtre visuel et poétique, nourri d’un travail sur l’image comme moteur de réflexion chez le spectateur ; un travail qu'elle a développé très largement auprès de la Socìetas Raffaello Sanzio et Romeo Castellucci. C'est à nos yeux cette influence qui semblait baigner largement ses précédents spectacles, au point de les paralyser par une ampleur devenue emprise dans Intérieur de Maeterlinck au Châtelet, Like Flesh à l'Opéra de Lille ou La Femme au marteau à la MC93 de Bobigny…). Tour à tour auteur, metteur en scène, plasticienne, scénographe, Silvia Costa a développé progressivement un langage théâtral qui puise au plus près d'un univers où se confondent onirisme et références, avec une extrême concision et une extrême précision dans la façon de régler au millimètre le mécanisme scénographique.
Impressionnant de mise en place et de force visuelle, cette Julie de Philippe Boesmans atteint tous ses objectifs en empruntant des trajectoires très différentes de la vision de Luc Bondy qui avait servi la création de l'ouvrage à la Monnaie de Bruxelles en 2005 et à la reprise au festival d'Aix en juillet de la même année. Rétrospectivement, le spectacle de Bondy sembler jouer sur un naturalisme assez conventionnel, avec des aspects quasi sociologiques que le texte de Strindberg abordait mais sans s'y confiner. Cette lecture sociale et réaliste demeure largement absente des intentions de Silvia Costa qui lui substitue au contraire, une forme de psychologie noire qui transpose la permutation des rapports de domination sociale, mais également les questions de la perte de la virginité et, au sens large, de l'innocence et du suicide d'honneur dans un espace mental où les corps deviennent des objets scéniques entre idéogrammes articulés et profils graphiques.
On est ici au plus près de ce que Strindberg détaille dans sa célèbre préface 1 en comparant le théâtre à une "Bible en images" où la modernité consiste à vider les personnages de toute logique psychologique en considérant combien la complexité des sources et des éléments de contexte permet d'apporter une explication et une motivation à des agissements et à une situation théâtrale. On retrouve dans la mise en scène de Silvia Costa cette incision du théâtre par l'opacité et la prolixité du réel. L'œil et l'esprit repèrent ici des géométries dans lesquelles le langage et la grammaire du corps ont davantage d'importance que les situations purement théâtrales dans lesquelles ils sont impliqués. On lâche prise avec la quête de sens pour pénétrer dans question du flux d'images qui accompagne le personnage sur cette via dolorosa profane et profanée. On est sensible ici à cette extrême densité des accessoires et des poses qui concentre l'attention et tient nos sens en éveil d'un bout à l'autre de cette heure et demie que dure le spectacle.
Dans l'obscurité totale, les coups sourds de la grosse caisse qui vont en s'intensifiant reprennent la thématique du battement de cœur de Kristin. Ce personnage faussement "secondaire" est mis en valeur par une très symbolique abeille géante descendant lentement des cintres, les élytres et le corps découpés dans une structure métallique évidée à travers laquelle Kristin passe la tête – effeuillant son visage recouvert de plusieurs masques mystérieux qu'elle enlève les uns après les autres. Cette surprenant apparition, à la fois très symbolique et très métaphorique, puise sa source dans cette citation de la préface de "Mademoiselle Julie" :
"(…) il n'y a pas de mal absolu. La ruine d'une race fera le bonheur d'une autre qui s'élèvera, et les alternances d'ascension et de chutes sont un des principaux agréments de la vie, puisque le bonheur ne tient qu'à une comparaison. Quant à l'homme féru de programmes et de réformes, l'homme qui voudrait éviter que le rapace mange la colombe et le pou le rapace, je lui poserai cette question : pourquoi remédier à cela ? La vie n'est pas si mathématiquement folle que seuls les grands mangent les petits ; il arrive tout aussi souvent que l'abeille mange le lion, ou du moins le rende fou."
Le personnage de Kristin est associé à l'insecte dont Strindberg souligne la taille inversement proportionnelle à son importance réelle. Dramaturgiquement parlant, lorsque Kristin réapparait à la scène 9 habillée pour l'église, avec un psautier à la main, elle porte sur son châle le motif de l'abeille maléfique, le visage dissimulé par le voile que rabat Jean sur son visage – allusion à la pièce que Roméo Castellucci avait montée en 2001 d'après Le voile noir du pasteur de Nathaniel Hawthorne ?
Cette scène initiale est enserrée entre de hauts murs, avec projecteur qui divise l'obscurité d'une rayon oblique qui tombe en une impeccable diagonale sur Julie aguichant en demi-mondaine le serviteur de son père. La scène bascule progressivement, avec un parfum d'étrangeté où les tours de magie alternent avec les apparitions oniriques dans des espaces latéraux, percés d'ouvertures oblongues, encadrant un espace central (sur le modèle de la scénographie de Like flesh à Lille). On renverse sans les boire des bouteilles de Bourgogne et de bière (inversion des usages sociaux, le domestique buvant le vin de son employeur et la comtesse la bière des gens du peuple). Jean est affublé d'une queue de cheval – animal à la fois aristocrate et étalon sexuel – multipliant les tours en faisant apparaître et disparaître des objets, tandis que Kristin sombre dans le sommeil côté jardin, laissant se dérouler au centre la scène avec les deux amants. Elle parle dans ses rêves et, tel un numéro d'illusionniste, son corps est allongé dans le vide, planant à l'horizontale, la tête appuyée contre le dossier de la chaise. Une doublure de Jean apparaît sous les traits d'un acrobate, suspendu la tête en bas, côté cour.
La "faute" commise, on sort de l'obscurité et dès la scène 7, la scène s'élargit en un large salon découpé en ombres chinoises, sur le principe d'espaces gigognes qui font se correspondre un ensemble de lignes et de motifs géométriques. Ces pans transparents en blanc et noir se réduisent au fur et à mesure que l'action gagne en tension, se superposant en créant un jeu de zébrures mobiles au moment de peindre le trouble psychologique qui envahit Julie au moment où Jean s'éloigne d'elle. Silvia Costa utilise le principe d'un personnage double pour illustrer la dissociation mentale qui opère insidieusement. D'autres symboles fugaces apparaissent : le haut de forme et la lumière rouge sous le talon de la chaussure de Jean, qui répond à la flamme de la bougie que transporte Kristin, les mains insaisissables de l'amant avec ces manches qui s'allongent sans fin ou bien encore cette forme de crucifix entre les épaules de Jean et de Julie, qui annonce le poignard de Lucrèce dans le détail de la peinture de Guido Reni, découpé dans un cercle qui s'inscrit dans l'alignement superposé à l'arrière-scène.
Rien de naturaliste dans cette scène où Julie met fin à ses jours, son suicide renvoyant à celui de Lucrèce, violée et déshonorée par Tarquin, ou bien encore la Butterfly de Puccini, assise en tailleur et se couvrant le visage de cendres. Un nuage de poussière dorée tombe des cintres, tandis qu'apparaît l'image furtive de Julie changée en cendrillon, maniant son balai. Un simple fondu au noir fait disparaître cette dernière image, tout juste esquissée et pleine de mystère.
"Un livret d’opéra doit être froid comme un synopsis de film afin que la musique puisse le fleurir" déclarait Philippe Boesmans dans le texte de présentation de la création à Bruxelles. Adapté d'après Strindberg par Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger, le texte trouve dans cette musique un équivalent rigoureux à cette convergence des trajectoires. On suit pas à pas durant ces douze scènes enchaînées les grands axes d'une pièce traduite en allemand, langue familière à Luc Bondy ainsi qu’à Philippe Boesmans. Acérée et tranchante, la partition fonctionne en une sorte de commentaire, ajoutant çà et là des éclairages et une intertextualité musique-livret qui projette sur les répliques une ombre portée particulièrement inquiétante, comme ses ornements-glissandi du violon solo qui ajoutent à la tension psychologique du personnage central. L'orchestre est réduit à 19 instruments dont les interventions, la plupart du temps solistique, forment une texture transparente et nerveuse autour des voix. L'élégance et la précision de la battue d'Emilio Pomarico détachent dans l'espace sonore différents plans où interviennent des lignes mélodiques parfois orientalisantes, comme dans la narration des rêves de Julie à la scène 5. Cette musique richement référencée fait entendre le fantôme de Salomé (thème de l'attente sur une tenue en tremolo au violon) qui croise celui de Pelléas et de Tristan, quand il ne s'agit pas tout simplement du Se vuol ballare des Noces de Figaro (cité littéralement par Strindberg dans sa pièce).
Les modes de jeu soulignent un phrasé d'une apparente simplicité et netteté, avec une part importante des répliques où le chant affleure la pure diction. Les courbes et les motifs distinguent en les opposant les deux caractères de Jean et Julie, deux voix à la tessiture relativement sombre confiées à un baryton et une mezzo, qui tranchent avec la voix de soprano de Kristin. La finesse de la direction met en valeur le chatoiement des textures et l'irisation des timbres, avec des interprètes qui rendent au plus près cette lutte et cette tension intérieure à commencer par Irene Roberts, qui dessine avec une matité de timbre et une belle maîtrise de phrasé, la fissure psychologique d'un personnage en perdition. Par le seul poids et la seule force des mots, elle sait rendre à l'affrontement qui l'oppose à l'amant devenu adversaire et bourreau, toute sa dimension métaphysique et inéluctable. Dean Murphy possède l'aplomb et la netteté qui fait de Jean un personnage aux confins de la brutalité et du sadisme désabusé. Sa présence en scène rappelle le jeu de Dirk Bogarde dans The Servant de Joseph Losey, dont on retrouve dans le travail de Silvia Costa l'atmosphère malsaine et viciée. L'interprétation de Lisa Mostin donne au personnage de Kristin un équilibre et une densité qui relaie parfaitement la tension générale et complète de la plus belle des façons ce spectacle de haute tenue.
References
Cet article a été écrit par David Verdier