Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
Les Paladins (1757)
Argie : Sandrine Piau
Nérine : Anne-Catherine Gillet
Atis : Mathias Vidal
Orcan : Florian Sempey
Anselme : Nahuel di Pierro
Manto : Philippe Talbot
La Chapelle Harmonique
Direction musicale : Valentin Tournet
3 CD Château de Versailles Spectacles
TT 164'59"
Alors qu’il n’avait pas tout à fait su convaincre en enregistrant Les Indes galantes pour Château de Versailles Spectacles, Valentin Tournet se présente sous un bien meilleur jour dans cette nouvelle intégrale des Paladins de Rameau, aidé par une superbe distribution. De quoi faire revenir cette œuvre dans nos théâtres, il faut l’espérer.
Ultime œuvre scénique représentée du vivant de Rameau, Les Paladins ont longtemps traîné derrière eu une mauvaise réputation. Ni tragédie lyrique comme Castor ou Hippolyte, ni show de cabaret comme Les Indes galantes revu et corrigé par Maurice Lehmann dans les années 1950, ni franche bouffonnerie comme Platée ressuscité à Aix grâce à Michel Sénéchal, ni œuvre maçonnique comme celle que le compositeur écrivit sur les livrets de Cahusac, Les Paladins n’eut pas l’honneur d’être remonté avec faste. Au disque, Jean-Claude Malgoire essuya les plâtres et il fallut d’abord se contenter d’extraits enregistrés en 1972, puis d’une version pas très intégrale en 1990, avec des interprètes plus ou moins convaincants. Peut-être, à l’inverse, est-ce l’immense succès du spectacle présenté au Châtelet en 2004 qui aura ensuite paralysé les plus audacieux : fallait-il rivaliser avec ce qu’avaient si bien réussi William Christie dans la fosse et le tandem José Montalvo-Dominique Hervieu sur le plateau ? Même si Konrad Junghänel en dirigea une production à Düsseldorf, il n’est pas impossible que le DVD immortalisant le spectacle parisien ait eu ce que l’on peut appeler « l’effet Atys » : la résurrection de l’opéra de Lully en 1987 a tellement marqué les esprits que c’est seulement cette saison que Genève ose en proposer une autre vision, en confiant la mise en scène au chorégraphe Angelin Preljocaj.
Il y avait donc tout lieu de se réjouir à la perspective d’une nouvelle version discographique ; il y avait aussi tout lieu de craindre, car en gravant Les Indes galantes pour le même label Château de Versailles Spectacles, le jeune Valentin Tournet n’avait pas véritablement acquis ses galons de chef ramiste. Mais l’expérience vient avec les années, et le relatif manque de références pour ce titre ne peut que jouer en sa faveur, de sorte qu’on se laisse bientôt entraîner ces Paladins nouveaux. Pourtant, la première écoute laisse dubitatif, en partie sans doute à cause du souvenir trompeur de la production parisienne de 2004. Au Châtelet, dans une mise en scène assurée par José Montalvo, la comédie lyrique de Rameau était devenue un opéra-ballet à peu près intégralement dansé, l’œil étant constamment sollicité par une chorégraphie bondissante et inspirées des danses urbaines d’aujourd’hui, sans oublier des costumes bigarrés et des vidéos omniprésentes et particulièrement fantaisistes. Dépouillé de tous ces charmes, adventices bien que consubstantiels du genre lyrique, la partition de Rameau paraît d’abord très longue, mais c’est une illusion, car si l’on compare la durée des actes entre le DVD Christie Montalvo et le CD Tournet, on s’aperçoit que les différences sont tout à fait négligeables : 47 minutes contre 51 pour le premier acte, 50 minutes contre 52 pour le deuxième, 45 minutes contre 45 minutes pour le dernier. Et pourtant, le chef précise même que « certains récits non retenus pour les représentations de l’Académie royale de musique, mais présents dans le premier manuscrit de Rameau » ont été incorporés à ce nouvel enregistrement. Le troisième disque offre en bonus une série de danses « retirées de l’ouvrage au cours des répétitions » : au total, trois galettes bien remplies de musique.
Et de bien belle musique, car Rameau en 1760 était loin d’avoir perdu son génie, bien au contraire. Le foisonnement des danses, la diversité des airs, tout indique que le Dijonnais était encore, à 76 ans, le plus admirable des compositeurs français de son temps. Les Paladins mérite de figurer aux côtés de ses plus belles réussites scéniques, d’autant que le livret – anonyme, mais reprenant un conte coquin de La Fontaine – n’en est pas mal construit. Sans doute, comme l’explique Loïc Chahine dans le livret d’accompagnement, l’œuvre aura-t-elle pâti du simple fait qu’elle relevait du genre comique, caractéristique qui lui valut d’être dédaignée au même titre que Platée le fut longtemps. Comique, en effet, car on y retrouve précisément une figure d’amoureuse ridicule chantée par une voix masculine, non pas une nymphe batracienne, mais une « esclave maure », déguisement emprunté par la fée Manto pour mieux perdre Anselme, le méchant de l’histoire. Comique aussi, le personnage d’Orcan, gardien qui se voudrait redoutable mais qui se révèle n’être qu’un pleutre. Comique, la musique elle-même, lorsqu’elle dépeint « l’ardeur, le délire » tout physique qui s’empare du couple Nérine-Orcan, pendant du couple Argie-Atis (comme Lisette-Arlequin pour Silvia-Dorante dans Le Jeu de l’amour et du hasard ou comme Blonde-Pedrillo pour Konstanze-Belmonte dans L’Enlèvement au sérail).
Peut-être à cause de souvenirs trompeurs, peut-être à cause de choix assumés, la nouvelle intégrale semble d’abord proposer de pâles Paladins. Au premier abord, l’oreille trouve l’orchestre moins bondissant que sous la baguette de William Christie, mais cette impression se dissipe vite, et l’on en vient à savourer toute la diversité des atmosphères évoquées par La Chapelle Harmonique, là où Valentin Tournet paraissait un peu trop uniforme dans Les Indes galantes.
De la distribution, il y aussi beaucoup de bien à dire. Sandrine Piau, Nérine en 2004, devient ici Argie, et offre nécessairement de l’héroïne un portrait bien différent de ce que proposait la pulpeuse Stéphanie d’Oustrac au Châtelet ; mais son Argie a bien des atouts, à commencer par cette noblesse qui s’affirme également, en ce mois de janvier, dans le beau récital Haendel que la soprano a gravé pour le label Alpha. Pour incarner le risible Orcan, Florian Sempey n’a évidemment pas l’aide de la scène, mais il trouve bientôt les accents nécessaires à incarner un rôle qui convient beaucoup mieux à sa voix que celui, trop grave, de Bellone qui lui avait été attribué dans certaine production récente des Indes galantes. On ne présente plus Matias Vidal, sans doute le ténor qui a aujourd’hui chanté le plus de personnages de Rameau, et qui prêt à Atis toute la ferveur qu’on lui connaît. Même si on avait pu l’applaudir en Aricie au Capitole de Toulouse et au Palais Garnier, Anne-Catherine Gillet n’a jusqu’ici guère eu l’occasion de participer à des enregistrements d’œuvres baroques : sa Nérine débordant de vie prouve qu’il est temps de réparer cette injustice. Pourtant, c’est peut-être avec deux personnages ayant moins à chanter, puisqu’ils n’apparaissent pas avant le deuxième acte pour l’un, le troisième pour l’autre, que cette nouvelle version a plus à offrir encore : ici doté des graves et de l’autorité de Nahuel di Pierro, Anselme acquiert une force menaçante qu’on ne lui connaissait pas forcément, et Philippe Talbot montre que la fée Manto est une sœur de Platée, avec un ahurissant numéro de séduction du susnommé Anselme. Ce disque contribuera-t-il à un retour des Paladins sur scène ? On l’espère vivement.
Cet article a été écrit par Laurent Bury