Mirrors. Jeanine De Bique, soprano.
Concerto Köln.
Direction musicale : Luca Quintavalle.
1 CD Berlin Classics
Le premier récital au disque est toujours un moment important dans la carrière d’un artiste. Jusqu’ici, les mélomanes pouvaient retrouver Jeanine De Bique dans le DVD de Rodelinda filmé à Lille en 2018 ; c’est à nouveau Haendel qui la guide pour ce premier CD, mais pas seulement, puisque le programme associe le compositeur natif de Halle à plusieurs de ses contemporains, selon le principe des héroïnes « en miroir », laissant à l’auditeur le soin de décider à chaque fois qui est la plus belle. Miroir, mon beau miroir…
Douze plages pour ce disque, douze plages qui se répondent en miroir. Le principe n’est pas tout à fait nouveau, et l’on se rappelle un récital intitulé Miroir(s) enregistré en 2018 par la soprano franco-danoise Elsa Dreisig, qui confrontait en dix airs quelques héroïnes d’opéra à leur propre reflet, la Manon de Massenet à celle de Puccini, la Rosine du Barbier à la comtesse des Noces, ou simplement deux personnages contemplant leur propre image, comme Thaïs et la Marguerite de Faust. Pour Mirrors, le principe est à peu près le même, mais appliqué à un répertoire tout autre.
Soprano originaire de Trinité-et-Tobago, Jeanine De Bique accomplit en France un parcours avant tout haendélien : le public français l’a réellement découverte en 2018 à l’Opéra de Lille dans le rôle-titre de Rodelinda, et elle sera très bientôt Alcina au Palais Garnier, à l’occasion d’une reprise de la production de 1999. Elle fut aussi Donna Anna à Strasbourg en 2019, elle avait été en 2017 Annio de La Clémence de Titus dans une tournée dirigée par Teodor Currentzis qui avait fait escale à Paris ; outre Mozart, son parcours international lui a permis d’aborder un large spectre allant de Monteverdi à Gershwin et au-delà. Ses premiers pas à l’Opéra de Paris prévus à partir du 25 novembre ont néanmoins dû peser dans le choix du programme de ce premier disque : puisqu’on pourra l’applaudir dans Alcina, il aura paru logique d’opter pour Haendel.
Oui, mais à quoi bon proposer un énième récital Haendel ? Quels atouts mettre en avant, quels arguments faire valoir, pour une artiste qui fait ici ses débuts dans l’industrie discographique ? La solution est venue de la musicologie, et du désormais incontournable Yannis François. D’abord danseur, devenu ensuite baryton-basse, le Guadeloupéen s’est bientôt plongé dans les partitions anciennes conservées en bibliothèque, ce qui lui a permis de conseiller d’autres chanteurs pour l’élaboration de leur programme au disque : les trois CD enregistrés depuis 2018 par Jakub Józef Orliński, mais aussi le récent Amazone gravé par Lea Desandre ou, hors répertoire baroque, Mademoiselle avec Julie Fuchs. C’est donc lui qui a trouvé l’idée permettant d’éviter le possible écueil d’un programme tout Haendel.
On l’a dit, le principe est simple : confronter six héroïnes haendéliennes à leur double chez d’autres compositeurs. Encore fallait-il définir le mode exact de la confrontation. Il y avait l’embarras du choix, dans la mesure où, on le sait, certains livrets, notamment ceux de Métastase, ont été mis en musique par quelques dizaines de compositeurs, et l’on pourrait sans doute imaginer un disque permettant d’écouter un seul et même texte traité de diverses manières à différentes époques dans différents pays. Evidemment, ce serait courir le risque de l’ennui, et Yannis François a prudemment choisi de ne tenter ce jeu-là que pour un titre : le disque se conclut en juxtaposant deux versions de « Mi restano le lagrime », air célèbre d’Alcina, d’abord sous la plume de Haendel, puis sous celle de Riccardo Broschi, le grand frère de Farinelli, dont le tout premier opera seria fut précisément L’isola d’Alcina, créé à Rome en 1728, soit avant l’opéra londonien du Caro Sassone, qui en reprit en partie le livret en 1735 (attention, la liste des plages figurant dans la plaquette d’accompagnement du CD annonce le contraire, mais c’est bien Broschi qui vint en premier). Malgré tout, en écoutant ces deux magiciennes, on se dit que le danger n’était peut-être pas si grand, tant les deux airs adoptent des esthétiques distinctes, les modes mineur et majeur étant employés de manière diamétralement opposée par Haendel et Broschi.
Pour le reste, il faut signaler que l’une des six héroïnes n’a pas voix au chapitre, puisque la comparaison passe par deux ouvertures, deux respirations instrumentales au milieu de ce programme vocal : la sinfonia de Partenope écrite en 1725 par le Napolitain Leonardo Vinci, et celle de la Partenope haendélienne, là encore postérieure de quelques années. C’est l’occasion d’écouter « à découvert » le Concerto Köln, ici dirigé avec élégance et imagination par le claveciniste Luca Quintavalle. Pour Déidamie, qui inspira en 1741 l’ultime tentative de Haendel dans le genre opéra, la concurrente est l’héroïne de l’Achille in Scio avec lequel Gennaro Manna fit en 1745 ses débuts au San Carlo de Naples. Les trois autres reines – Cléopâtre, Agrippine et Rodélinde – permettent de rapprocher Haendel d’autres compositeurs aussi germaniques que lui : Telemann, son aîné de quatre ans, auteur d’un Germanicus écrit en 1704 pour Leipzig (sur un livret mélangeant l’allemand et l’italien), et Carl Heinrich Graun qui, appartenant à la génération suivante, composa une Rodelinda en 1741 et un Cesare e Cleopatra en 1742.
Naturellement, les airs ont été choisis de manière à permettre à l’artiste d’exprimer des affects variés : airs de tempête, éclats de colère, ou moments d’affliction ou d’introspection. Ces derniers sont ceux dans lesquels Jeanine De Bique s’avère sans doute la plus convaincante, car elle sait fort bien traduire le désarroi de ses personnages, et les tempos modérés sont plus flatteurs pour sa voix et. En effet, comme il fallait aussi mettre en valeur la virtuosité de la soprano, on trouve au programme des arias rapides et à vocalises, et là, le compte n’y est pas tout à fait : l’agilité n’est pas prise en défaut, loin de là, mais le timbre révèle des couleurs moins adéquates pour ces reines et magiciennes car trop « juvéniles », voire quelque peu nasales, la voix n’ayant peut-être pas encore toute l’ampleur nécessaire pour conserver aux héroïnes la majesté qu’on peut attendre d’elles même dans l’emportement. Les années pourront contribuer à donner plus de corps à ce chant, mais Jeanine De Bique maîtrise déjà les codes de ce répertoire, et l’on espère qu’elle saura s’approprier l’Alcina que Robert Carsen avait jadis conçue autour de la personnalité de Renée Fleming.
Cet article a été écrit par Laurent Bury
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