« Salammbô. Fureur ! Passion ! Eléphants ».
Exposition au Musée des beaux-arts de Rouen, jusqu’au 19 septembre 2021
Commissaire général : Sylvain Amic, Conservateur en chef du patrimoine, directeur de la Réunion des Musées Métropolitains Rouen Normandie
Commissaire associée : Myriame Morel-Deledalle, Conservatrice en chef émérite du patrimoine, Mucem
Commissaire associé : Imed Ben Jerbania, Chargé de recherche, Institut national du Patrimoine, Tunisie
Catalogue : 352 pages, Gallimard, 39 euros
Nue avec son serpent ou vêtue en prêtresse de Tanit, méditant seule ou recevant l’étreinte fougueuse de Mathô, dessinée, peinte, sculptée, mise en musique, filmée… Des visions de Salammbô, depuis la parution du roman en 1862, la riche exposition que propose le Musée des beaux-arts de Rouen en présente des dizaines, et cette prolifération permet de mesurer combien Flaubert était en prise avec son temps, et l’est resté jusqu’à nos jours.
Flaubert est né le 12 décembre 1821. Dans un peu plus de six mois, l’auteur de Madame Bovary soufflera donc ses deux cents bougies, et l’on comprend que sa ville natale ait eu à cœur de fêter dignement cet anniversaire. Le Musée des Beaux-Arts de Rouen inclut actuellement dans l’une de ses salles une présentation des illustrations conçues dans les années 1880 par Albert Fourié pour le plus illustre et le plus sulfureux des romans du maître. Mais cela ne pouvait suffire, et le musée s’est associé à deux autres institutions – le MUCEM de Marseille, où l’exposition sera visible à partir d’octobre, et le Musée national du Bardo, à Tunis – pour se pencher sur un autre titre, presque aussi célèbre que Madame Bovary, et qui a certainement eu une bien plus importante postérité artistique : Salammbô, paru en 1862.
Evidemment, il y a le manuscrit du roman, il y a des lettres et des croquis de Flaubert, dans l’une des premières salles de l’exposition rouennaise, mais si le contenu se bornait à ce genre de pièces, l’exposition n’occuperait pas beaucoup de places. Non, si Salammbô peut aisément faire l’objet d’une exposition, c’est bien parce qu’elle a inspiré – et continue à inspirer, quelques œuvres contemporaines l’attestent – une foule d’images, peines ou dessinées, immobiles ou animées, sans parler de ses incarnations musicales. Dès que l’on commence à chercher, on s’aperçoit que la matière ne manque pas. Pourtant, on se heurte à la volonté du divin Gustave, qui écrivit en 1862 au notaire défendant ses intérêts auprès de son éditeur, Emile Lévy : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : ‘J’ai vu cela’ ou ‘Cela doit être’. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrit fait rêver à mille femmes. […] Je n’y avais pas pris garde lorsque j’ai vendu Madame Bovary. Lévy, heureusement, n’y a point songé non plus ». La mort de Flaubert en 1880 fit taire tout scrupule en la matière, et les éditions illustrées de ses œuvres commencèrent dès lors à se multiplier.
De tous les personnages imaginés par le romancier normand, Salammbô était sans doute la plus propice à susciter des représentations graphiques, tant elle avait d’emblée été imaginée par une créature fantasmatique, à la fois vestale d’une antiquité mal connue et amante passionnée perdue par son amour. Même si Flaubert prétendait s’être rabattu sur le genre historique par défaut, parce que dégoûté par les obstacles auxquels il s’était heurté avec son roman moderne, le cocktail d’érotisme et de violence auquel il aboutit au terme de plusieurs années de travail n’était pas le fruit du hasard. L’exposition laisse même entendre que la révolte des mercenaires pourrait refléter le choc de la révolution de 1848 et du coup d’Etat de 1851. Quoi qu’il en soit, l’imagination dut jouer un rôle considérable car, malgré la documentation abondante que Flaubert s’enorgueillissait d’avoir consultée, on savait au début du XIXe siècle fort peu de choses sur Carthage, en dehors de ce que les auteurs antiques avaient écrit : l’archéologie ne s’était pas encore intéressé au site de la ville que Rome s’était acharnée à détruire. En 1858, le romancier se rendit sur les lieux et décida de remettre son ouvrage sur le métier. Les fouilles ne démarrèrent que dans le dernier quart du siècle, et les vestiges n’arrivent que vers la fin du parcours de l’exposition.
Alors que voit-on avant d’en arriver là ? Eh bien, d’abord, une rapide évocation d’une autre Carthaginoise, tout aussi mythique, qui a aussi beaucoup stimulé les imaginations : la reine Didon, qu’on voit ici heureuse d’écouter les récits d’Enée, dépeinte par Pierre-Narcisse Guérin, ou superbement mourante sur la célèbre toile de Simon Vouet. Après quoi, Salammbô occupe toute la place, à travers les créations d’artistes qui se sont focalisés sur elle. Spécialiste des scènes babyloniennes, Rochegrosse la peignit plusieurs fois sur toile et élabora toute une série d’illustrations pour un volume paru en 1900. Il reconstitua même le zaïmph ! Son épouse Marie se chargea de broder le manteau de Tanit d’après un croquis de l’artiste, ledit zaïmph étant conservé au Musée Gustave-Flaubert de Croisset.
Peintre de moindre envergure, Gaston Bussière fut sollicité en 1921 par l’éditeur Ferroud, et il conçut aussi plusieurs huiles sur toile, notamment l’une des plus célèbres Salammbô au serpent. Car Salammbô et les peintres, c’est avant tout un certain nombre de sujets susceptibles de mille déclinaisons : la fameuse scène où l’héroïne du roman accueille l’étreinte de son python préféré (chapitre 10). L’occasion d’un nu à prétexte littéraire était trop belle pour que les peintres la laissent passer : si l’histoire de l’art n’a pas perdu grand-chose à ce que Max Ernst transforme la Salammbô au serpent de Michel Richard-Putz (1898) en une œuvre intitulée Le Jardin de la France (1962), on se réjouit de découvrir l’incroyable toile de l’Allemand Carl Strathmann (1895), où la princesse carthaginoise devient une sorte de Blanche-Neige recevant dans son cercueil le baiser du serpent. Il y a aussi la grande peinture (au moins par la taille) d’Antoine Druet, Salammbô au festin des mercenaires (1910), et les sculptures de Théodore Rivière, manifestement fasciné par le roman.
Avec la salle consacrée aux différents volumes illustrés, ce sont tous les styles esthétiques qui se succèdent : Art Nouveau, avec Alfons Mucha et Victor Prouvé ; Art Déco, avec François-Louis Schmied ; aux limites du surréalisme, avec le frontispice dessiné en 1939 par Alméry Lobel-Riche, où Salomé nue est couchée au sommet d’une tête colossale. Quelques images irrévérencieuses aussi, conçues pour les invitations du Bal des 4 Zarts, qui prit plusieurs fois Salammbô pour thème au cours de la première moitié du XXe siècle. Sans oublier les variations les plus personnelles : l’étonnante série de paysages conçus par Richard Burgsthal, pseudonyme de René Billa (1884–1944), ou la bande dessinée forcément futuriste de Philippe Druillet (1980) dont plusieurs planches originales sont exposées. Le cinéma a aussi puisé dans le roman, mais surtout à l’époque du muet, car avant le pitoyable péplum-spaghetti de Sergio Grieco (1960), il faut remonter à l’entre-deux-guerres pour trouver un film ambitieux : la Salammbô tournée en 1924 par Pierre Marodon, avec bande-son commandée à Florent Schmitt.
Car la musique aussi à sa place et se voit accorder toute une salle de l’exposition : un peu celle de Philippe Fénelon, qui fut en 1998 la première création lyrique présentée à l’Opéra Bastille, et beaucoup celle d’Ernest Reyer, dont la première mondiale eut lieu en 1890 à Bruxelles, et la première française deux plus tard à Rouen. La Bibliothèque de l’Opéra de Paris a prêté d’admirables portraits de Rose Caron, la titulaire du rôle, par Bonnat et par Clairin, ainsi que les bijoux qu’elle portait en scène, sans oublier dessins de costumes et maquette de décor. On entend même « Ah, cruel, tu m’as trop entendue », le superbe « faux air d’opéra » composé par Bernard Herrmann et horriblement piaillé par la maîtresse du protagoniste de Citizen Kane.
Et s’il vous en faut davantage, vous pourrez suivre le Webinaire « Salammbô. Antiquité et modernité » programmé du 28 au 30 juin, ou, sur un sujet tout à fait dans l’air du temps, le colloque « Genre et sexualité dans l’œuvre de Gustave Flaubert », organisé à l’Université de Rouen et au musée du 9 au 11 septembre prochain, sans oublier la projection de Cabiria, le chef‑d’œuvre de Giovanni Pastrone (1914) et de la Salammbô de Pierre Marodon.
Catalogue :
352 pages, ill., sous couverture illustrée, 240 x 320 mm, cartonné
Gallimard, 39 euros
© Dreux, musée d’art et d’histoire Marcel Dessal (Rochegrosse)
© Paris, CNC (Photo film)
© BVoisin (Fiche lieu)
Cet article a été écrit par Laurent Bury