Verklärte Nacht, German orchestral songs.
Schoenberg – Fried – Lehár – Korngold.
Christine Rice, mezzo-soprano ; Stuart Skelton, ténor.
BBC Symphony Orchestra,
Direction musicale : Edward Gardner.
1 CD Chandos CHSA 5243, TT 63'36"
Sortie le 8 janvier 2021
La Nuit transfigurée : Schoenberg, bien sûr, mais pas que. Le poème de Richard Dehmel inspira aussi, à la même époque, le nettement plus obscur Oskar Fried. Sur ce disque Chandos où le BBC Symphony Orchestra est dirigé par Edward Gardner, le heldentenor Stuart Skelton se fait également entendre dans des lieder de Korngold et surtout dans un très expressionniste Tondichtung inspiré par le traumatisme de la Première Guerre mondiale et signé, contre toute attente, par Franz Lehár.
Quatre compositeurs germaniques, pour quatre œuvres composées dans les deux premières décennies du XXe siècle : tel est le programme du disque Verklärte Nacht que propose le label Chandos. Avec un titre pareil, il ne faut pas être bien futé pour deviner que Schoenberg sera au programme. Le reste du disque pourrait bien en revanche offrir à plus d’un mélomane son lot de découvertes et de révélations.
Commençons par le plus connu, qui n’arrive qu’en troisième position sur le disque : La Nuit transfigurée de Schoenberg. Régulièrement à l’affiche des concerts, cette œuvre de jeunesse jouit d’un succès qui ne se dément pas. En 1899, à peine âgé de 25 ans, alors qu’il orchestre encore des opérettes pour gagner sa vie, le jeune Arnold conçoit en trois semaines une œuvre pour sextuor à cordes, inspirée par son amour pour la sœur de celui qui est alors son professeur de contrepoint, Alexander von Zemlinsky. Verklärte Nacht dut attendre 1902 pour être créé, et suscita la controverse autant pour son langage harmonique avancé que pour le texte auquel elle devait son titre, un poème de Richard Dehmel, tiré du recueil Weib und Welt paru en 1896. Condamné pour obscénité et blasphème, Dehmel y présente la sexualité hors mariage comme une réalité acceptable et pardonnable. Le poème, découpé en cinq strophes, enserre dans un cadre narratif le discours de la Femme, puis de l’Homme ; Schoenberg divisa sa Nuit transfigurée en cinq mouvements qu’il est permis de rapprocher du texte. Transfiguration du concept même de musique à programme, pourrait-on dire, si l’on pouvait vraiment rapprocher la musique des mots, démarche aussi vaine qu’inutile quand la partition se suffit amplement à elle-même. Pour le disque, c’est comme souvent l’arrangement pour orchestre de chambre que dirige Edward Gardner, arrangement réalisé en 1917 et révisé en 1943. Avec les musiciens du BBC Symphony Orchestra, l’œuvre conserve la transparence de sa matière sonore, sans que l’ardeur des sentiments exprimés ne perturbe le savant entrelacement de ses lignes incisives.
Curieusement, le même poème fut adapté bien plus littéralement par un compositeur aussi berlinois que Schoenberg était viennois : Oskar Fried (1871–1941), qui fit surtout carrière en tant que chef d’orchestre. En 1901, il compose non pas une pièce instrumentale, mais un lied à deux voix et avec orchestre. La Femme est une mezzo, l’Homme un ténor, et le résultat (inférieur à dix minutes) relève d’un wagnérisme bien moins avancé que l’esthétique de la Nuit schoenbergienne (qui dure près d’une demi-heure). On note malgré tout l’idée intéressante de faire chanter simultanément les deux voix pour les passages confiés à la voix narrative, et l’écoute de la Nuit friedienne est sans doute le meilleur moyen de se familiariser avec le texte de Dehmel. Christine Rice, que le public parisien se rappellera peut-être avoir entendue dans Béatrice et Bénédict à l’Opéra Comique en 2010, ou en Bradamante aux côtés de Joyce DiDonato dans une Alcina de concert au TCE en 2014, montre que l’évolution de sa voix lui permet d’aborder un répertoire plus lourd. L’autre protagoniste est Stuart Skelton, heldentenor asutralien qui chante un peu partout Siegmund, Tristan ou Otello, et dont Chandos publiait il y a quelques mois la mémorable interprétation de Peter Grimes.
C’est surtout avec la pièce sur laquelle s’ouvre le disque que Stuart Skelton trouve à donner de la voix et à pleinement incarner un personnage, sinon plusieurs. C’est aussi par cette première œuvre que l’auditeur pourrait bien être le plus surpris. Le lien avec La Nuit transfigurée y est ténu, peut-être, mais clair, puisque le protagoniste déclare au bout de quelques mesures : Wir fliegen leicht und wie verklärt dahin, « Nous volons, légers et comme transfigurés ». Fieber est une composition assez stupéfiante, surtout si l’on songe qu’elle date de 1916 : pris de délire, un soldat blessé au combat appelle une infirmière, puis mélange ses souvenirs d’un bal avec sa fiancée et ceux de sa vie sur le front. Alors qu’il semble enfin trouver l’apaisement, une voix parlée nous apprend que « le cadet occupant le lit n° 8 est mort ». Le plus étonnant, c’est que cette œuvre est signée… Franz Lehár ! Entre La Veuve joyeuse (1905) et Le Pays du sourire (1929), le maître de l’opérette aurait-il rêvé de se transfigurer à travers une tout autre carrière ? On s’attend à une révélation lorsque l’on découvre que « Fieber » est en fait le cinquième et dernier numéro d’un recueil intitulé Aus eiserner Zeit (« Du temps du fer ») : existerait-il quatre autres lieder du même tonneau ? Pas du tout, hélas, et les quatre premiers numéros sont presque des chansonnettes, tant elles paraissent convenues, par leur texte comme par leur musique. Simplement, en avril 1915, ému de savoir son jeune frère Anton en convalescence après avoir été blessé à la guerre, Lehár pourrait bien avoir demandé à un certain Erwin Weill de lui écrire un texte décrivant les souffrances des combattants. De ce Lied avec piano il tira très vite un Tondichtung für Tenor und großes Orchester assez sidérant par les audaces qu’on chercherait en vain dans Frasquita ou dans Le Comte de Luxembourg, même si le tourbillon de la valse s’y télescope avec les marches militaires, dont celle de Radetzsky, chère aux fidèles du Concert du Nouvel An. Edward Gardner souligne à juste titre les stridences des vents et les tonitruantes fanfares, dans ce qui ressemble avant l’heure à un collage sonore à la Luciano Berio.
Arrivant au bout d’un programme pour le moins dense, les Lieder des Abschieds d’Erich Wolfgang Korngold (1920–21) risquent de paraître un peu fades ; mieux vaudra les écouter séparément pour goûter leur écriture raffinée, certes infiniment moins paroxystiques que les trois autres pièces réunies sur le disque. Un poème de Christina Rossetti datant de 1848 (traduit en allemand, mais le livret d’accompagnement offre, luxe suprême, l’original en plus de la retraduction en anglais de la version mise en musique par Korngold), un autre de la Viennoise Edith Ronsperger, les deux derniers ayant été commandés par le compositeur à Ernst Lothar. Le quatrième rappelle étonnamment la phrase mélodique sur laquelle s’ouvre l’intervention de la soprano dans la Quatrième symphonie de Mahler. Confronté à une tessiture moins tendue, Stuart Skelton peut y déployer un charme plus immédiat.
Cet article a été écrit par Laurent Bury