Victor Brauner, « Je suis le rêve. Je suis l’inspiration ».
Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021, tous les jours sauf le lundi, de 10h à 18h.
Musée d’Art Moderne de Paris, 11, avenue du président Wilson, 75016.
Commissariat : Sophie Krebs, assistée de Nadia Chalbi.
Commissaires invitées : Jeanne Brun et Camille Morando.
Catalogue sous la direction de Sophie Krebs, avec des textes de Jeanne Brun, Nadia Chalbi, Noémie Fillon, Fabrice Flahutez, Camille Morando, Gaëlle Rageot-Deshayes, Radu Stern et Georges Sebbag. Paris Musées, 44,90 euros.
Malgré son excommunication par André Breton en 1948, Victor Brauner (1903-1968) s’inscrit pourtant dans le droit fil du mouvement surréaliste. La rétrospective du Musée d’Art Moderne de Paris vient opportunément rappeler que son art a su peu à peu se dégager des influences les plus évidentes pour trouver une voie personnelle à travers l’exploration d’un monde fantasmatique bigarré.
Cet été, la Fondation Bemberg accueillait à Toulouse une exposition d’œuvres issues de la collection Anne Gruner Schlumberger, exposition qui réservait une place de choix à deux artistes surréalistes très inégalement médiatisés : si Max Ernst reste une référence très présente dans les esprits, on ne saurait en dire autant de Victor Brauner. Il y a donc tout lieu de saluer l’initiative du Musée d’Art Moderne de Paris, qui n’a pas attendu le prétexte d’un anniversaire pour consacrer à Brauner une rétrospective, « la première depuis celle du Musée national d’Art moderne en 1972 », nous précise-t-on. Né en Roumanie en 1903 mais ayant passé en France la majeure partie de sa vie adulte, Brauner s’est montré particulièrement généreux envers son pays d’adoption, puisque sa veuve Jacqueline a offert ses œuvres à différents musées, dont le MAM de Paris, ce qui a pu inspirer l’exposition ouverte depuis le 18 septembre, à laquelle ont toutefois contribué bien d’autres prêteurs, institutions publiques et collections particulières.
A Toulouse, les dix-sept Brauner exposés avaient été peints entre 1945 et 1963 ; près de deux décennies de création, ce n’est évidemment pas rien, mais cela ne nous disait pas grand-chose sur ce que l’artiste avait pu produire pendant les quarante premières années de sa vie. L’un des intérêts de la manifestation présentée par le MAM est de retracer la carrière de Brauner tout au long de ses différentes étapes, sans en occulter aucune. Il est fascinant de voir se dégager peu à peu une personnalité, après les tâtonnements de débuts longtemps influencés par bien d’autres figures majeures de l’avant-garde. Il faut attendre les années 1930 pour que Victor Brauner trouve véritablement sa voie, ou peut-être même ses voies, car le Roumain eut toujours soin de ne pas se laisser enfermer dans un style, et de continuer à explorer de nouvelles possibilités.
Dans la première salle de l’exposition, le visiteur est accueilli par un très grand format datant de la maturité, Cérémonie (1947), peint sur un drap, où se rencontrent des divinités quasi précolombiennes, et quelques témoignages des tâtonnements d’un artiste encore tout jeune. Renvoyé de l’Académie des beaux-arts Bucarest au début des années 1920, Brauner subit clairement l’influence de Cézanne, puis semble très vite maîtriser certaines tendances d’une modernité plus récente. Ses toiles cubisantes et très colorées sont proches du travail de futuristes italiens comme Severini ou Fortunato Depero.
En 1925 que Victor Brauner fait un premier séjour à Paris, où il reviendra cinq années plus tard. En France de 1930 à 1935, il repart ensuite pour la Roumanie, faute d’argent, avant de quitter définitivement son pays natal en 1938. C’est l’époque où le surréalisme commence à s’imposer sur la scène artistique, et la conversion de Brauner est immédiate, comme le montrent les toiles présentées dans la deuxième salle du parcours, où affleurent, à peine digérées, l’influences de plusieurs créateurs déjà en pleine possession de leurs moyens : les paysages extra-terrestres rappellent clairement ceux d’Yves Tanguy, la simplification des formes évoque celle pratiquée par Joan Miró, et la façon dont certains éléments graphique se superposent à la surface de l’œuvre semble empruntée à Francis Picabia. On perçoit aussi déjà une certaine admiration pour Chirico, qui se manifestera de manière encore plus nette avec des décors de place publique tout droit venus des créations du surréaliste italien. Dans ses dessins, Brauner affirme une inspiration plus personnelle, où éclatent des thématiques comme l’hybridation entre l’humain, l’animal et le végétal (bestiaire varié où les serpents ont une place privilégiée, personnages-arbres), les corps traversés ou transpercés, parfois par leurs propres organes, et une omniprésence des yeux, eux aussi embrochés, transformés en cornes, etc. Il y a là comme une prémonition troublante, tout comme dans l’autoportrait de 1931 où Brauner se représente avec un œil coulant de son orbite, comme s’il était passé entre les mains du terrifiant barbier imaginé par Buñuel et Dali dans Un chien andalou (1929). Prémonition car, en 1938, voulant s’interposer lors d’une altercation entre deux amis artistes, Brauner perdra bel et bien l’un de ses yeux (les films d’archives diffusés dans l’exposition montrent qu’il porta par la suite un œil de verre).
A partir du milieu des années 1930, en parallèle avec la montée du nazisme et du fascisme, Brauner produit une série d’œuvres où figure un personnage baptisé « Monsieur K. » (alias Ubu), gros bonhomme généralement nu, père-ogre-dictateur dont on peut trouver l’origine dans une effigie de Hindenburg juché sur une croix gammée écrasant ses victimes, ou du terrifiant Hitler de 1934 ayant appartenu à André Breton. Monsieur K. prolifère sur des toiles subdivisées en petites cases, où il se métamorphose selon différents styles picturaux. A l’opposé de ces œuvres à tendance politique, Brauner propose aussi des images d’un onirisme moins violent, aux couleurs pastel et aux formes arrondies, mais au contenu tout aussi dérangeant, parfois, comme Fascination (1939) où apparaît le « loup-table », créature fantastique que l’artiste réalisera même une version en trois dimensions.
Juif et étranger, Brauner est contraint de fuir Paris pendant l’Occupation et ne doit son salut qu’à son choix de la clandestinité. Il pratique alors la peinture à la cire, pour des œuvres d’abord assez sombres, mais il parviendra plus tard à concilier cette technique avec une palette bien plus claire. Au début des années 1940 naît le Congloméros, étrange personnage composé de trois corps et d’une seule tête aux yeux globuleux, qui inspire sa peinture autant que des sculptures.
En 1948, alors qu’il avait aussitôt après la guerre renoué avec le groupe surréaliste, Brauner est exclu par André Breton parce qu’il a osé prendre la défense de son ami le peintre Roberto Matta, également éjecté. Désormais indépendant du dogme surréaliste, Brauner poursuit résolument dans la voie d’une forme de primitivisme, avec des personnages réduits à des profils à l’œil immense, au corps élastique formés d’aplats de couleurs franches cernés de contours noirs, sur fond monochrome abstrait. Les titres à tendance philosophique peuvent désarçonner, mais peut-être plus encore ceux dont la trivialité offre bien peu de rapport avec l’imaginaire qui se donner libre cours sur la toile (voir par exemple Maman fait le marché, 1948). Brauner adopte pour signature un serpent qui se mord la queue, en forme de 8 horizontal, soit le symbole de l’infini. Les personnages diminuent de taille et se multiplient dans la série intitulée « Mythologies », ou au contraire grossissent et remplissent des cadres aux formes surprenantes, voiture, avion ou animal.
Choisi pour représenter la France à la biennale de Venise à l’été 1966, Victor Brauner meurt en mars de cette année. Son œuvre mériterait d’être davantage présente dans le panorama du surréalisme, et il faut espérer que cette exposition annulera durablement l’effet de l’anathème prononcé par le pape du mouvement.
Catalogue
sous la direction de Sophie Krebs, avec des textes de Jeanne Brun, Nadia Chalbi, Noémie Fillon, Fabrice Flahutez, Camille Morando, Gaëlle Rageot-Deshayes, Radu Stern et Georges Sebbag.
Caractéristiques
Langue : Français
Dimensions : 25 x 32,9 x 3 cm
Éditions Paris Musées,
44,90 euros.
© Adagp Jean-Louis Losi
Cet article a été écrit par Laurent Bury