Anton Tchékhov (1860-1904)
La Cerisaie (1904)
Pièce en quatre actes
Création au Théâtre d’Art, Moscou, le 17 janvier 1904.
Adaptation Jean-Claude Carrière
Mise en scène: Peter Brook
Collaboration à la mise en scène: Maurice Bénichou
Éléments scéniques et costumes Chloé Obolensky
Musique Marius Constant
Lioubov Andreïevna Ranievskaïa : Natasha Parry
Léonide Andreïevitch Gaïev : Michel Piccoli
Ermolaï Alexéïevitch Lopakhine : Niels Arestrup
Douniacha : Catherine Frot
Anya : Anne Consigny
Varya : Nathalie Nell
Semyon Pantéléïevitch Epikhodov : Claude Evrard
Yacha : Maurice Bénichou
Boris Borissovitch Siméonov-Pitchtchik : Jacques Debary
Piotr Sergueïevitch Trofimov : Joseph Blatchley
Firs : Robert Murzeau
Charlotte Ivanovna : Michèle Simonnet
Le passant / Le chef de gare : Jean-Paul Denizon
Spectacle créé le 5 mars 1981 aux Bouffes du Nord
Version télévisée réalisée en 1982
Le décès de Michel Piccoli, survenu le 12 mai, confère une triste actualité à la captation de La Cerisaie que Peter Brook avait lui-même réalisée pour la télévision française en 1982. Dans ce spectacle emblématique de son mandat la tête du Théâtre des Bouffes du Nord, on retrouve bien sûr le dépouillement caractéristique du metteur en scène britannique, mais aussi tout son travail sur le jeu dont il ne cherche jamais à nier la théâtralité. Outre Piccoli, on y admirera Natasha Parry (décédée en 2015), mais aussi des comédiens d’une autre génération, dont la belle carrière a confirmé le talent : Anne Consigny, Catherine Frot et surtout Niels Arestrup.
Lien à consulter : https://vimeo.com/420207989
Le 15 octobre 1974, Peter Brook rouvrit à Paris le Théâtre des Bouffes du Nord, sauvé de la démolition et soigneusement maintenu dans l’état de décrépitude où le bâtiment était tombé depuis les dernières représentations données à l’aube des années 1960. Après avoir imprimé sa marque sur le théâtre britannique (à l’opéra, malgré quelques productions réalisées pour Covent Garden, dont une Salomé dans des décors signés Salvador Dali, son intervention fut moins frappante), Brook s’installa à Paris dès 1970 et donna à son travail une ouverture internationale. L'inauguration des Bouffes du Nord se fit avec Timon d’Athènes, un Shakespeare rarement représenté, même dans le monde anglophone ; son goût de « l’espace vide », manifesté notamment dans un mémorable Songe d’une nuit d’été pour la Royal Shakespeare Company, allait s’épanouir dans ce nouveau cadre parisien où il cherchait à rapprocher les acteurs du public : pas de décor, pas de rideau, pas même de niveau surélevé pour la scène.
En mars 1981, Peter Brook abordait pour la première et unique fois Tchékhov à travers La Cerisaie, adaptée par son vieux complice Jean-Claude Carrière. Giorgio Strehler en avait laissé une vision entrée dans la légende, crée à Milan en 1974, proposée à l’Odéon en 1976. De toutes les pièces du dramaturge russe, la dernière est évidemment celle où l’on peut le mieux identifier une prémonition des bouleversements à venir. Avant même la révolution de 1905 (Stanislavski créa en janvier 1904 à Moscou cette pièce commencée dès 1901), Tchékhov y décrit un monde en voie de disparition, le déclin des grands propriétaires terriens et l’irrésistible ascension sociale de certains moujiks vite enrichis alors que le servage n’était pas encore si loin. Strehler y trouvait l’écho de préoccupations qui se traduisaient même dans ses célèbres mises en scène de Goldoni, d’ailleurs souvent jugées « tchékhoviennes » dans leur façon de dépeindre la société de l’Ancien Régime, elle aussi sur le point d’être emportée par la tourmente révolutionnaire. Même si Peter Brook souligne sans doute moins cet aspect du texte, on entend bien divers personnages prophétiser l’avènement d’une « vie nouvelle », dans la version réaliste et précise de Lopakhine, ou dans la version idéaliste et floue de Trofimov, sans oublier le Passant qui trouble la partie de campagne par son discours inquiétant.
Les « éléments scéniques » se bornent à quelques meubles et miroirs, et surtout à d’immenses tapis orientaux, posés au sol (enlevés pour la dernière partie) ou tendus contre le mur du fond, des paravents permettant de ménager deux espaces distincts au troisième acte. Malgré l’absence de véritable décor, l’action est clairement située à l’époque de Tchékhov, les costumes 1900 passant, au cours des quatre actes, du noir au blanc (pour le deuxième acte, situé en extérieur) avant de revenir au noir. Elève de Lila de Nobili, Chloé Obolensky était déjà connue du public parisien grâce à ses extraordinaires créations pour Ondine donné en 1975 à la Comédie-Française ; elle confère ici une grande élégance à Ranievskaïa et aux demoiselles qui l’entourent, tout en attribuant aux messieurs des tenues propres à refléter leur personnalité (on comparera par exemple la tenue de Lopakhine, moujik embourgeoisé, à celle de Gaïev, aristocrate désinvolte, ou de Yacha, domestique parisianisé).
C’est en 1982 que Peter Brook réalisa lui-même la version filmée du spectacle (ce qui rappelle au passage que la télévision publique française ne se contentait pas alors d’Au théâtre ce soir tous les vendredis). On peut supposer que la captation obligea à modifier quelque peu les éclairages de Jean Kalman. L’internaute attentif pourra repérer, au cours du premier acte, la perche d’un preneur de son dont la présence intempestive n’a pas été jugée assez gênante pour justifier une nouvelle prise. A aucun moment la caméra ne montre les fauteuils, et lorsqu’elle se tourne vers la salle, on ne voit guère que les portes d’accès et une pente de bois là où les sièges ont été retirés ; le dernier acte laisse voir quelques instants l’escalier menant au deuxième balcon et une trappe dans le plafond.
La partition conçue par Marius Constant surprend d’abord, au générique : que vient faire cette polka guillerette en ouverture ? Mais on comprend au deuxième acte qu’il s’agit de la musique interprétée par « notre fameux orchestre juif […] : quatre violons, une flûte et une contrebasse » dans les mots de Gaïev, formation qui se fait également entendre durant le bal du troisième acte, la flûte seule accompagnant les derniers instants du spectacle, quand le vieux serviteur Firs s’endort dans la maison vide. La collaboration de Peter Brook avec le compositeur allait s’approfondir dès novembre 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Mérimée et Bizet.
Ce que l’oreille capte aussi, c’est la présence de deux anglophones au sein de la distribution. Loin du côté « Société des Nations » qu’allaient ensuite prendre les spectacles de Peter Brook, avec l’emploi de comédiens africains ou asiatiques, la légère pointe d’accent que l’on détecte reste ici très discrète. Anglaise de mère russe, épouse du metteur en scène – ils s’étaient mariés à la cathédrale orthodoxe de Londres et avaient donné à leur premier enfant le prénom très tchékhovien d’Irina –, Natasha Parry (1930–2015) évoque ces actrices anglaises qui font aujourd’hui carrière en France et qui maîtrisent parfaitement notre langue, comme Charlotte Rampling ou Kristin Scott-Thomas. Sa Lioubov traduit à merveille une certaine mollesse distinguée, l’inconscience souvent écervelée de cette mère qui cherche à oublier dans les plaisirs parisiens le drame dont la Cerisaie fut le théâtre (la noyade de son fils) et qui affleure à plusieurs reprises. Egalement britannique, Joseph Blatchley possède l’exaltation de Trofimov, éternel étudiant dont la barbe n’arrive pas à pousser.
Dans un rôle presque secondaire, Michel Piccoli renoue presque avec le registre léger des Demoiselles de Rochefort, du moins dans les deux premiers actes où il badine, plaisante avec sa sœur. Comme Lioubov, Gaïev estime que travailler serait déchoir et que gagner de l’argent serait vulgaire. Tout change avec la vente de la cerisaie : au troisième acte, on ne voit qu’un instant sa silhouette d’homme défait, dont la vie semble n’avoir plus de sens.
Beaucoup plus jeune, mais décédé le 14 juin 2019, Maurice Bénichou, également assistant à la mise en scène, est parfaitement détestable en macho séducteur et mufle parfait. Autre défunt (il est mort en avril dernier), Claude Evrard offre avec Epikhodov un de ces drôles d’oiseaux dont il était coutumier. Sa prestation en Siméonov-Pichtchik rappelle que Jacques Debary n’était pas que le commissaire Cabrol des Cinq Dernières Minutes, puisqu’il fit aussi, dans les années 1980, un passage par la Comédie-Française, où il incarna notamment… le chef de la police dans Le Balcon !
De ceux qui sont encore heureusement parmi nous, on signalera Catherine Frot, qui donnait déjà à la servante Douniacha les accents délicieusement cruches qui iraient si bien à Yolande dans Un air de famille ; Anne Consigny, qui avait alors 18 ans, soit exactement l’âge du rôle, et que sa fraîcheur fait paraître plus juvénile encore ; et surtout Niels Arestrup, sorte de réponse française à Klaus Kinski, alors à l’aube de sa carrière, qui joue surtout dans le registre de la douceur, sauf au troisième acte où il éructe sa colère en annonçant que la cerisaie sera bel et bien divisée en lotissements et accueillera très vite des estivants ; on reconnaît alors celui à qui l’affaire de la gifle donnée à Isabelle Adjani dans Mademoiselle Julie allait dès l’année suivante valoir une réputation d’homme dangereux.
Lien à consulter : https://vimeo.com/420207989
Cet article a été écrit par Laurent Bury