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En Lévit-ation

Igor Levit et son Beethoven inspiré

En Lévit-ation

Guillaume Delcourt — 4 mars 2020

LvB250
Intégrale des sonates pour piano de Beethoven (jours 1, 2, 3 et 4) par Igor Levit

Konserthuset, Stockholm, 2020-2021

Lundi 17 février  2020
Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Sonate pour piano n°1, op 2/1
Allegro
Menuetto
Prestissimo

Sonate pour piano n°12, op 26 Marche funèbre
Andante con variazoni
Scherzo Marcia funebre sulla morte d’un eroe
Allegro

Sonate pour piano n°25, op 79 Coucou
Presto
Andante
Vivace

Sonate pour piano n°21, op 53 Waldstein
Allegro
Introduzione-adagio molto
Rondo
___

Mardi 18 février 2020
Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Sonate pour piano n°24, op 78, À Thérèse
Adagio Cantabile, Allegro ma non troppo
Allegro Vivace

Sonate pour piano n°4, op 7
Allegro Molto e con brio
Largo con gran espressione
Allegro
Rondo

Sonate pour piano n°9, op 14/1
Allegro
Allegretto
Rondo

Sonate pour piano n°10, op 14/2
Allegro
Andante
Scherzo

Sonate pour piano n°26, op 81A, Les Adieux
Das Lebewohl (l’Adieu)
Abwesenheit (l’Absence)
Das Wiedersehen (Le Retour).

___

Vendredi 21 février 2020
Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Sonate pour piano n°5, op 10/1
Allegro molto e con brio
Adagio molto
Finale : prestissimo

Sonate pour piano n°19, op 49/1
Andante
Rondo

Sonate pour piano n°20, op 49/2

Allegro ma non troppo
Tempo di minuetto

Sonate pour piano n°22, op 54
In tempo di menuetto.
Allegretto

Sonate pour piano n°23, op 57, Appassionata
Allegro assai.
Andante con moto
Allegro ma non troppo
__

Samedi 22 février 2020
Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Sonate pour piano n°17, op 31/2, La Tempête
Largo -Allegro
Adagio
Allegretto

Sonate pour piano n°11, op 22, Grande sonate pour le piano forte
Allegro
Adagio con molta espressione
Minuetto
Rondo

Sonate pour piano n°3, op 2/3
Allegro
Adagio
Scherzo
Allegro

Sonate pour piano n°8, op 13, Pathétique
Grave - Allegro di molto e con brio.
Adagio cantabile
Rondo-Allegro

 

 

Stockholm, Konserthuset, lundi 17, mardi 18, vendredi 21 et samedi 22 février 2020

Igor Levit est jeune et décrit par le New York Times comme l’un des artistes les plus significatifs de sa génération. Fait de plus en plus rare à notre époque, il vient de graver pour la postérité une intégrale des sonates pour piano de Beethoven chez Sony Classical. Et pour célébrer les 250 ans du compositeur, quoi de mieux que de l’inviter à jouer son intégrale ? Stockholm fait partie des trois chanceuses stations européennes (avec Lucerne et Hambourg) qui accueillent ce copieux programme.
Levit qui se définit sur son site comme « Citoyen, Européen, Pianiste » est aussi un jeune homme engagé, très présent sur les réseaux sociaux, exposé donc, et même, très récemment, menacé de mort. Cela se passe aujourd’hui, en Europe, et vise aussi les pianistes, comme le disait François Truffaut…
Retour sur une première session en une semaine du début de l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven : première prise de contact intense et réfléchie pour une montée en puissance avant un retour automnal pour les ultimes sonates.

 

Jour 1 : L’état de grâce.

Il n’y a pas grande foule à Konserthuset pour la première soirée en compagnie d’Igor Levit mais comme le chantait Jesse Garon : « C’est lundi… ». Une légère attente précède son entrée, suivie d’une petite toux qui explique sans doute son retard. On assiste alors à une scénographie inspirée des grands mythes pianistiques : surbaisser son assise à la Glenn Gould, puis faire le dos rond pour se jeter tête baissée sur le clavier, inspiré et concentré comme le Schroeder des Peanuts de Charles Schulz. Voilà pour le decorum, il compte aussi…

Dans la sonate n°1 opus 2.1, d’inspiration Haydn et Mozart, Igor Levit met fort en valeur la gaité ombrageuse de l’allegro mais ce sont surtout les rondeurs et les douceurs de l’adagio qui emportent ainsi que son final suspendu. Il cherche le silence avec le doigt sur les lèvres, l’expression avec la main libre flottant dans l’air, jette des regards perdus dans la caisse du piano… Comme sur ses enregistrements, ce sont les silences qui marquent, ses suspensions et son toucher encore plus velouté, véritablement velours.

Pour la sonate n°12 opus 26, proprement Beethovenienne, on retrouve une interprétation pleine d’humour dans l’andante con variazoni mais là encore ce qui attrape surtout l’oreille, ce sont les silences et les douceurs assez inouïes. Le scherzo est fougueux comme il se doit mais on attend surtout la Marca Funebre sulla morte d’un eroe, jouée lors des funérailles du compositeur. Là encore espaces, silences marqués avec une expression divine jouant toute la gamme possible entre l’acceptation du destin et sa négation la plus violente. L’allegro est rapide, joueur, riche.

Une courte pause et un nouveau rappel au public et au micro de bien vérifier l’extinction des mobiles puis Levit remonte sur scène pour assister à un concert… de téléphones sonnants qui l’amuse plutôt et dont il cherchera à imiter la tonalité sur les touches !

Dès le presto léger de la sonate °25, Le Coucou, on sent qu’on est arrivé au point de totale adhésion entre le public et Levit. Est-ce dû à la section de développement avec croisements de mains pédagogiques et appel du coucou, forcément hyper visuelle, ou l’andante ici très mesuré et mélancolique, sans pathos, inspiré d’une chanson de gondolier (même passion que Wagner ?), ou encore le vivace très amusant, clair comme du cristal ? Je veux plutôt croire à une alchimie étrange qui a pris à ce moment très précis et qui a emporté le public. Les critiques autorisés affirment qu’il y a un avant et un après la Waldstein. Ce soir-là, le point de rupture, c’était le gentil Coucou.

On le sent bien dès le début de la sonate 21, opus 53, Waldstein, avec un allegro dans lequel la main gauche est hyper rapide et la droite toute délicate : certains enthousiastes du chœur ne se retiennent plus et applaudissent dès la fin du premier mouvement, ce qui amuse Levit rappelant avec ses doigts qu’il reste encore deux parties ! Comme sur son enregistrement, le deuxième mouvement est sépulcral avec des silences abyssaux mais surtout encore plus lent. On frôle l’immobilisme et c’est captivant. La remontée du rondo n’en est que plus impressionnante, d’abord délicate comme un éveil puis puissante mais aussi fébrile et totalement virtuose.

Du velours partout, de l’introspection, des couleurs et un phrasé incroyable étiré ou tendu, voilà la raison du triomphe mérité et de la standing ovation qui clôt le concert.

On imaginait, souhaitait presque, et le sentiment semblait unanime, qu’il resterait sur la Waldstein. Levit revient pourtant, se prend la tête puis cherche de ses doigts en l’air un morceau convenable après ce triomphe et va puiser un choral de Bach Nun komm’, der Heiden Heiland BWV 659, adapté pour le piano par Busoni. Intériorité et classicisme : cela tombait sous le sens.

Jour 2 : The sound of silence.

Le public me semble encore plus clairsemé que la veille mais nous ne sommes après tout qu’un mardi soir et il n’y a pas de Waldstein (précisons tout de même que le concert final du samedi est déjà complet).

La sonate n°24, opus 78, dédiée à Thérèse et en laquelle les critiques spirites voient  « l’amoureuse immortelle » de Beethoven, très technique, permet de vérifier, comme la veille, à quel point Levit excelle dans les sonates, disons, plus classiques. Dans la première partie (Adagio Cantabile, Allegro ma non troppo), c’est encore l’humour dans un jeu un peu haché qui nous emporte. Dans l’allegro vivace, ce sont les brillances dans les aigus. Et toujours cet humour et cette légèreté de toucher.

Si, la veille, Levit nous était apparu comme le roi de l’expression, il est ce soir un maître de la technique, un peu moins penché sur son clavier d’ailleurs. Des balayages de mains expressifs, des jetés de touches par devers soi : un côté rock star introverti absolument pas déplacé, plein de flamboyance intérieure dont le trop plein s’échapperait par moments en dehors du clavier.

Dans l’allegro molto et con brio de la sonate n°4, opus 7, les piqués et les accents sont très marqués mais toujours dansants et charmants, accompagnés d’ondulation du corps de Levit. Comme hier, il se révèle dans les mouvements lents, notamment le largo, aux limites de la lenteur extrême, aux confins du silence. C’est tout à fait cosmique (que donnera Hammerklavier !!!)… C’est tout à fait hypnotique, cela peut ne pas plaire à tout le monde mais, pour ma part, et, comme le chantait Michel Sardou, « Je suis pour ».

Ces longs silences reflètent tout à fait la mélancolie moderne et font de cette marche (ou promenade ?) funèbre quelque chose de goguenard, amusé par moments malgré tout (avec ce refrain aigu en sourdine que Levit souligne). Et toujours ces silences dont Schubert se souviendra, ici distendus, dégraissés de pathos mais pas moins profonds (on pense aux mots de Rohmer dans son essai sur la profondeur en musique1).

L’allegro n’est pas toujours allègre et Levit  joue du rythme hoquetant Beethovenien contre les douceurs avec toujours ce toucher de velours et les espaces dans les silences.

Le rondo est un jeu d’échos : douceurs des pianissimi et accents puissants avec un final aux silences en apesanteur.

De la sonate n°9, opus 14/2, après la pause, on se souviendra des triolets irisés de l’allegro mais aussi de la tristesse désamorcée par le rythme dans l’allegretto, des accents de colère et des jeux d’alternance entre douceurs et tensions, dans lesquels Levit excelle.

Il enchaîne avec la n°10, opus 14/2, soulignant leur gémellité. L’allegro est délicat et plein d’humour et Levit nous fait participer au jeu. Dans l’andante, on remarque les amusantes notes pointées sur les ornements brillants mais ce sont, encore une fois, les silences et les accents pleins d’humour dans lesquels on fond.

Au propre comme au figuré, car ce soir-là, Levit force sur la dissolution du moi dans l’écoute, son jeu appelle l’attention de chaque instant sur chaque note et provoque un sentiment assez intense, rappelant l’hypnose. On l’accompagne vraiment, totalement happé dans les sonates 9 et 10.

En final, la sonate n°26, Les Adieux, joue sur cette corde-là. Das Lebewhol (L’Adieu) est plein de tristesse, de silences marqués malgré les reprises plus gaies avec la cavalcade interrompue qui se dissout.

Dans le second mouvement, Abwesenheit (l’Absence), Levit tire ce fil de l’être morcelé, tout en silences et espaces. Son interprétation est encore plus déchiquetée que dans son enregistrement. C’est une dissection, un morcellement moral, un supplice chinois, le foie sans cesse dévoré de Prométhée…

Comment appréhender le retour (Das Wiedersehen, dernière partie) ? Dans l’impatience, les élans et les cascades. Les ruades aussi avec un Levit sautillant sur son tabouret. Schroeder toujours…

Là encore comment finir ? Avec un rappel inspiré, La valse-scherzo des Danses de poupées pour piano de Chostakovitch, tout en clochettes délicates (après les écartèlements moraux des Adieux !), humour et douce moquerie du classicisme. Parfait.

 

Jour 3 : Les Intermittences du cœur.

Sur scène, la barbe pousse mais les cheveux raccourcissent. Côté public, le chœur des tarifs réduits et aficionados est plein et le parquet amputé d’un tiers à cour. Ce soir (dédié à l’Appassionata conclusive du programme), impossible de ne pas penser au texte écrit par Levit en décembre dernier dans le Tagesspiel (et traduit en français par notre rédacteur en chef, le Wanderer Guy Cherqui, voir lien plus bas) au sujet des récentes menaces de mort reçues par le pianiste. On ne joue pas l’Appassionata, écrivait-il en substance, de la même façon lorsqu’on reçoit ce genre de sympathies. Deux jours après de nouvelles tueries à Hanau, en Allemagne, sur lit de tensions communautaires et de nationalisme exacerbé et où l’on a appris entre autres joyeusetés que « grâce à des techniques secrètes, les services secrets allemands lisent dans les pensées de leurs concitoyens », on se dit que tout cela doit hanter le Berlinois d’adoption. Sign O’ Times, comme le chantait Prince…

De fait, pas besoin d’attendre l’Appasionata car la sonate n°5 s’emploie à décharger toutes ces tensions sur scène. Dans l’allegro molto e con brio, les accords puissants scandent le début comme des staccatos d’armes lourdes. Douceurs et poésie versus colère noire.
Dans l’adagio, Levit est tout en poésie lumineuse mais des ombres se sont embusquées et tout se teinte d’une profonde mélancolie.
Le finale se nimbe de graves brumeux avant la remontée.

C’est une entrée en matière très forte, très puissante et profonde, qui laisse l’auditeur sous le choc.

Suivent les sonates 19 et 20, opus 49/1 et 2, soit disant « petites », conventionnelles mais ingénieuses (elles ont été composées, tout de même, entre La Tempête et la Waldstein), avec la même structure latente et presque en miroir. Il les enchaîne d’ailleurs, sans doute pour souligner leur lien, ce qui ne plait pas à tout le monde (entendra-t-on  plus tard au foyer) mais se justifie tout à fait.

Comme toujours, Igor Levit  excelle dans l’interprétation classique, propre à débusquer les « Beethoveneries », les faire ressortir sans emphase. Il est toujours charmant et léger et plein d’humour, après la profondeur de la n°5, c’est surprenant. Il ne cède jamais au mépris des sonates moins attendues qu’il ne prend jamais avec légèreté ni comme une pause récréative au sein de l’intégrale : elles sont toujours interprétées avec beaucoup de curiosité, de respect et surtout d’amour.

Après une brève pause, on bascule dans un changement total de registre. On pense à la proposition Proustienne choc qui scinde et cisaille le texte de la Recherche : « Bouleversement de toute ma personne » (Sodome et Gomorrhe, Les Intermittences du Cœur).

À partir de la sonate n°22, opus 54, Levit se fait plus tendu, plus expressif, réduit ses silences si chargés. En un mot, tout, jusqu’à son corps, est plus contracté et ramassé.

Dans le tempo di menuetto, Levit appuie sur la stylisation ironique avec ce début de menuet gracieux suivi des triolets martelés, ces deux extrêmes que certains critiques appellent La Belle et La Bête. Levit  joue à détourner ces thèmes opposés par leur caractère. Il est tout de brio virtuose, poésie et vélocité.

Avant l’Appassionata, Levit s’accorde (nous accorde) un temps de pause pour chercher la concentration extrême. Il prend soin d’attendre la fin de toutes les toux. C’est de toute évidence un prérequis pour lui et autre chose qu’une simple ( !) concentration nécessaire avant une exécution « parfaite » (adjectif qui ne convient d’ailleurs pas à Levit, tant il est inspiration, et respirations) : c’est un recueillement souhaité plutôt qu’exigé de tous pour un moment partagé entre tous.

Dès l’allegro assai on est happé par une ampleur sonore vraiment symphonique et la puissance de l’objet pianistique. C’est un son tout à fait différent des premières journées, y compris de la 1ère, la plus magique avec la Coucou et la Waldstein qui nous avait vraiment tous, je pense, captivés. Ce sont des couleurs et des expressions (explosions ?) ahurissantes sans jamais verser dans le violent ou le furieux. Levit est un pianiste doux, habité certes, mais qui joue Beethoven avec passion et respect.

L’andante con moto est tout de calme apaisé, avec ce choral chaleureux et ici encore plus recueilli que dans son enregistrement. Il en devient presque tendre et contraste d’autant avec les échappées de forces vives débordantes.

Dans l’allegro ma non troppo, ce sont encore les accords puissants jamais assénés qui charment, ce sont des ribambelles profondes mais toujours dansées par un Levit bondissant, quasi debout. Des aigus secs, des graves amples et profonds qui s’évanouissent dans le silence brumeux (Levit excelle à « brumiser » les graves) avant la reprise puissante qui lève littéralement le public. Standing ovation et même jeté de fleurs du chœur. Touché au cœur.

En rappel, des extraits des Kinderszenen (Scènes d’Enfants) de Schumann : Kind im Einschlummern (L’Enfant s’endort) et Der Dichter spricht (Le Poète parle) tout en douceur et pleins de mélancolie. Le poète a parlé, bonne nuit les petits.

Jour 4 : La Leçon de piano.

En ce samedi coup d’envoi des vacances « sportives » d’hiver (sportlov dans l’idiome d’ici, la sacro-sainte et immuable semaine numéro neuf), Konserthuset affiche complet et depuis longtemps : il y a donc des priorités.

En ouverture, la sonate n°17, opus 31/2, dite La Tempête. On ne glosera pas sur les références ou non voulues par Beethoven à Shakespeare car ici, à Stockholm, elle résonne étrangement par le qualificatif que lui a donné August Strindberg : Sonate des Spectres. Et de fait, on pense beaucoup à Strindberg, à son appartement tout proche de Norrmalm (aujourd’hui musée), et au Cabinet Rouge de Berns où il avait ses habitudes et lieu principal de son roman sus cité. La Suède aime ses fantômes : c’est une tradition riche ici, depuis Swedenborg jusqu’à Bergman2 même si la mode s’est translatée vers des meurtriers de plus en plus sordides et toujours plus nombreux à essaimer dans les régions charmantes les plus reculées à chaque rentrée littéraire…

Pour l’heure, on reste dans l’aimable tradition avec un râle profond qui s’exhale du parterre  et provenant d’un ectoplasme qui sera vite sorti puis, plus tard, avec un babil de fantôme ayant passé l’âge des limbes, évacué par sa mère et enfin, surtout, avec les habituelles quintes de toux des fantômes en devenir… On est comme plongé dans une version concertante de la Sonate des Spectres, la pièce de Strindberg cette fois-ci, avec son cortège de personnages saugrenus !

Igor Levit doit se reprendre et joue même dans les aigus du piano, pour un public hilare, la sempiternelle (et devenue universelle) sonnerie d’iPhone qui fait désormais partie de chaque programme.

Sonate des Spectres de Beethoven donc, avec un largo, magnifique jeu d’ambiances, plein de silences et de mystères. On touche aux limites de l’inaudible forçant (induisant plutôt) l’attention et la concentration. L’adagio jette un peu de lumière mais vraiment lointaine, avec beaucoup d’échos, et se révèle même quelquefois crissant (aigus). Levit est magnifique dans ses sonorités entêtantes d’orgues et de sons criards avec un final en morceaux. Il agrémente d’ailleurs son jeu de gestes en l’air totalement cabalistiques, sans doute à l’adresse de puissances invisibles. On pense plutôt qu’au Bergman de Fanny & Alexandre à La Danse Macabre de La Règle du Jeu de Jean Renoir 3 même si, ici, ce n’est pas un piano mécanique froid qui nous fascine, bien au contraire ! Dans l’allegretto, c’est toujours cette même danse qui nous happe, tout en puissance.

Encore une fois, on pourrait se dire qu’on devrait s’arrêter là, que tout est dit et joué, comme Morton Feldman et John Cage, qui après une symphonie de Webern avaient eu la même idée de se passer de la suite du programme et s’étaient ainsi rencontrés de manière tout à fait fortuite dans le foyer. D’autant que suit la sonate n°11, opus 22, assez peu jouée car comportant moins de traits Beethoveniens et repoussant moins les limites compositionnelles. Cela aurait été un tort. Un allegro brillant, rapide mais avec des graves profonds, un adagio con molto espressione, avec toujours ces même beaux graves et une élégante retenue, un menuetto avec beaucoup de joie et de jeu et, pour finir, un rondo très classique mais éclatant. Levit a déclaré vivre avec Beethoven chaque journée et cela se sent. Son plaisir de jouer cette Grande Sonate se ressent, se partage et lorsqu’il quitte le piano, son sourire contamine toute l’assistance.

Après la pause, vient la sonate n°3, dédiée à Haydn, très classique et virtuose, registre dans lequel Levit excelle. On apprécie les brisures dans les graves de l’allegro, toujours ces silences si marquants dans l’adagio et un final allegro avec des triples trilles magnifiques de légèreté. Champagne !

Cette soirée est décidément sous le signe de l’intensité et de la profondeur. On pense à sa scoliose (qui nous semble inévitable mais qu’on espère qu’il évitera), à son corps encore plus replié sur lui-même, rentré en lui-même comme en son clavier. Ce soir, peut-être encore plus que les précédents, on sent moins le continuum, le flux qui parcourt la soirée. Chaque sonate est jouée comme un monde en soi.

Avec La Pathétique, sonate n°18, opus 13, est venu le temps des ruades, voire du headbanging4. Le grave-allegro di molto e con brio est un jeu sur les intensités dans lequel Levit appuie avec des brisures, des retards. On pense à la définition du Pathétique selon Schiller : « douleur et souffrance comme pierre de touche de la liberté morale. Une telle souffrance éveille la sublime résistance de l’individu éthique ». L’adagio selon Levit est un monde consolateur alternatif, une mélodie-chanson sans parole.

C’est un jeu intense et profond qui laisse un peu ivre ou abasourdi, sonné non pas par KO Technique, comme en boxe, mais par un feu intérieur puissant et partagé. Et de fait, on acclame le prodige tout en étant très peu raccord avec un sentiment profond assez intense, qui s’instille en nous lentement et qui nous habitera longtemps après le concert, remontant par vagues et suscitant l’introspection à rebours. Totalement fascinant.

En conclusion de cette semaine d’écoute profonde et haute en couleurs, un des Moments musicaux de Schubert, le numéro 3, sautillant, dansant, enfantin et mélancolique à la fois, c’était déjà le sens des Scènes d’enfants de Schumann la veille. Merci pour ce moment, comme l’écrivait la compagne d’un instant d’un ancien président français.

Pour poursuivre la lecture, voir les liens ci-dessous sur Wanderersite et lire le texte de Levit sur

http://blogduwanderer.com/un-texte-digor-levit-en-forme-davertissement-contre-le-racisme-et-lantisemitisme-en-allemagne

References   [ + ]

1. ↑ De Mozart en Beethoven, essai sur la notion de profondeur en musique, paru chez Actes Sud en 1996
2. ↑ on rajoutera à la liste le Danois Lars Von Trier pour sa série télévisée diffusée entre 1994 et 1997, Riget (le Royaume), rebaptisée en français L’Hôpital et Ses Fantômes et dans laquelle un des anti-héros était un médecin… suédois, exilé à Copenhague
3. ↑ on ne voyait d’ailleurs qu’elle, dans la Danse des Sept Voiles du Salomé de Munich par Warlikowski, voir lien plus bas
4. ↑ balancement violent de la tête d’avant en arrière. Cette pratique est la seule danse autorisée et l’apanage de tout fan de musique métal qui se respecte, avec, bien entendu, le signe des cornes du diable, poing fermé index et auriculaire levés
Crédits photo : © Jan-Olav Wedin

Cet article a été écrit par Guillaume Delcourt

Pour poursuivre la lecture…

  • Énergie, virtuosité, humanité
Igor LevitL.v.Beethoven

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