Jeudi 22 août 2019
Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 61
Symphonie n°4 en ut mineur op. 43
Nous avions écrit l’an dernier (voir ci-dessous le lien vers notre article intitulé « Déception ») sur la situation ambiguë du Lucerne Festival Orchestra formé pour Claudio Abbado et qui doit survivre à son fondateur, mais avec une motivation évidemment différente. Cet orchestre d’adhésion à un homme n’est pas forcé d’adhérer à un autre chef, si prestigieux soit-il. Nous étions donc curieux de l’entendre avec Yannick Nézet-Séguin, pour la première fois à sa tête, dans un programme composé du concerto pour violon de Beethoven , soliste Leonidas Kavakos, et de la très particulière symphonie n°4 en ut mineur op. 43 de Chostakovitch. Ce fut un triomphe, qui pose indirectement la question de l’après Chailly.
Pour quelqu’un qui, comme moi a suivi cet orchestre chaque année depuis sa fondation en 2003 et qui a vécu ces moments irremplaçables que furent les concerts de Claudio Abbado s’est très vite posée la question de l’après. Et pour les musiciens qui pour bonne part avaient travaillé depuis leur jeunesse avec le chef italien, il est clair que travailler ensuite avec un autre chef quel qu’il soit pose forcément la question du sens du maintien de l’orchestre dans sa forme actuelle. Face à d’autres choix possibles, celui de Michael Haefliger a été de maintenir l’orchestre dans sa composition, et de nommer un nouveau directeur musical. Seuls quelques musiciens (comme le contrebassiste Alois Posch ou l'altiste Diemut Poppen) ont quitté l’orchestre, considérant que leur présence motivée exclusivement par Abbado ne se justifiait plus .
Le LFO a été dirigé essentiellement par Abbado, puis Chailly, même si Abbado fut remplacé lors d’une tournée à New York par David Robertson et Pierre Boulez (mémorable Mahler III), et après sa disparition par Bernhard Haitink et Andris Nelsons de manière transitoire.
Peu de chefs au total connaissent cet orchestre formé d’un certain nombre de solistes ou de musiciens venus de formations européennes, et du Mahler Chamber Orchestra qui en est le cœur vivant, et la relation avec un tel orchestre, est complexe, hétérogène par sa nature et son histoire (chaque formation annuelle est légèrement différente de l’année précédente – c’était aussi le cas sous Abbado), mais homogène par l’esprit avec lequel ces sessions lucernoises se sont passées.
Cette année, il semble que l’orchestre lui-même ait insisté pour avoir un concert avec un autre chef, et c’est à Yannick Nézet-Séguin qu’échoit l’honneur de diriger le Lucerne Festival Orchestra. C’est l'arrivée de la nouvelle génération des chefs nés dans les années 70, avec des pratiques médiatiques différentes, et un contact très différent avec l’orchestre, plus proche, plus familier, plus chaleureux, ce qui ne veut pas dire moins rigoureux.
Le programme choisi était très éclectique, mêlant le concerto pour violon de Beethoven (avec Leonidas Kavakos, artiste étoile de l’édition 2019 du Lucerne Festival) et la très particulière Symphonie n°4 de Chostakovitch, un monument assez mal connu du grand public. Voisinant avec la Symphonie n°6 de Mahler exécutée quelques jours plus tard sous la direction de Riccardo Chailly, ces deux monuments, à la couleur tragique, côte à côte confirment la vocation du LFO à être la grande référence orchestrale du monde de la symphonie, notamment post-romantique.
La quatrième de Chostakovitch mêle un tragique intrinsèque et un tragique historique, puisque considérée par l’académisme stalinien comme trop « moderne » (dans la ligne de l’article de la Pravda paru contre Lady Macbeth de Mzensk). Les répétitions en furent interrompues sur amicales pressions et la première prévue en 1936 sous la direction de Fritz Stiedry n’eut lieu qu’en 1961 sous celle de Kirill Kondrashin.
Le concert proposait en première partie le plus connu et plus rassurant Concerto pour violon de Beethoven, interprété par Leonidas Kavakos de manière surprenante, qui a désarçonné fortement l’auditeur, saisi dès le départ par la différence d’approche et de couleur d’ensemble donnée à l’orchestre par Nézet-Séguin, et au violon par Kavakos : deux routes qui ne se sont pas forcément croisées.
L’introduction du concert à l’orchestre donne le ton suivi par Nézet-Séguin, fluidité, rondeur, largeur d’un Beethoven un peu différent, avec un beau phrasé et une vie intérieure vibrante qu’on perçoit dès l’abord. Et ce Beethoven va se lire à l’orchestre tout au long du concert, tandis que le soliste va partir sur un autre chemin fait de (trop ?) nombreuses cadences, de trop nombreux exercices de style, presque autonomes sans entendre l’orchestre, avec cette cadence finale du premier mouvement (écrite en 1807 pour la version pour piano du concerto) réadaptée par Kavakos lui-même pour violon et timbale (le timbalier, ici le phénoménal Raymond Curfs, intervient souvent dans ce mouvement) qui s’enchaîne à un final exécuté à la perfection, cette fois-ci en pleine osmose avec l’orchestre et un peu martial (souvenir de la Révolution française). C'est l’ensemble de la prestation qui laisse perplexe, comme si Kavakos restait dans son monde sans trop écouter l’orchestre, avec une préciosité excessive et bien trop d’artifice, ce qui a rendu l’ensemble hétérogène, et a beaucoup rallongé aussi un concerto déjà long en soi. L’approche de Kavakos ne respire pas, et donne l’impression d’une recherche de l’effet à tout prix et du son extrême (à la limite de la justesse) de son Stradivarius « Willemotte » de 1734, comme s'il était dans une bulle, tout seul.
La perfection technique de l’orchestre n’est pas en cause (le dernier mouvement du concerto est merveilleux aux bois), on le constate évidemment dès le formidable début de la Symphonie n°4 de Chostakovitch, une des symphonies les plus avancées et les moins « classiques » du compositeur russe, une des plus amères aussi, et des plus dramatiques, dont les ailes furent coupées par Staline et ses acolytes à la période même de cette composition trop « moderne » pour l’art socialiste, à quelques jours de la création. Une symphonie en trois parties avec un premier mouvement très étendu, que Nézet-Séguin fait pleinement respirer, emportant l’orchestre dans un étonnant tourbillon où les solistes sont particulièrement exposés
Il faut un orchestre exceptionnel pour la difficulté extrême de cette œuvre et le Lucerne Festival Orchestra (ici en formation énorme d’environ 120 musiciens) brille de tous ses feux, ses bois sublimes (Zoon à la flûte, Macias-Navarro au hautbois, Carbonare à la clarinette et le magnifique Guillaume Santana au basson) ses cuivres éblouissants (Friedrich est de retour après une année sabbatique). On est toujours étonné de l’homogénéité du son de cet orchestre, qui montra dès les premiers concerts en 2003 qu’il sonnait presque comme un orchestre de grande tradition, quand il était uni autour d’un chef. C’est bien là son caractère spécifique : pour qu’il y ait moment d’exception, il faut qu’il y ait rencontre avec un chef.
C’est ce supplément d’âme, cet engagement total d’un corps sonore (un authentique « Klangkörper ») qu’on a pu ressentir ici. Sinon, sans cette rencontre d’adhésion, c’est une magnifique phalange qui fait son travail tout aussi magnifiquement, mais sans donner de supplément d’âme.
On pourrait recenser les moments phénoménaux où les solistes donnent tout avec des bois de rêve, notamment au premier mouvement (la flûte de Zoon, le basson de Santana, mais aussi le trombone de Jörgen von Rijen – soliste au Concertgebouw) mais où les cordes donnent des exemples de rare homogénéité sonore, il faut entendre les altos emportés par Wolfram Christ, où l’immense armée des contrebasses.
Nézet-Séguin met l’orchestre en exposition dans une interprétation où le brio et l’énergie du désespoir le disputent à l’exaltation de tous les sons, et presque de tous les sens, tant le spectateur est écrasé, avec cet orchestre d’une clarté cristalline dans une salle qui semble construite pour l’exalter. Avec ses réminiscences, du Mahler des symphonies au Chant de la Terre, où alternent des moments dramatiques intenses et ces moments grotesques si caractéristiques de Mahler, jusqu’à des citations de la Flûte enchantée (Jacques Zoon ! encore et toujours lui), nous sommes plongés dans un univers à la fois connu et neuf. Mais l’ambiance sombre du final évoque aussi la Pathétique de Tchaïkovski, dans un troisième mouvement fascinant plein de changements de tons, qui vont du funèbre au cirque, comme une danse macabre. Il y a chez Chostakovitch un travail intertextuel sur le monde de la symphonie des décennies qui le précèdent fascinant et presque…étourdissant, et pourtant le ton, ce son, restent éminemment personnels et reconnaissables entre tous.
Dans le troisième mouvement, après un crescendo sonore ouvert par les timbales de Raymond Curfs (on ne dira jamais assez comment Curfs est une des âmes de l’orchestre, à l’instar de Reinhold Friedrich, de Lucas Macias Navarro, ou de Jacques Zoon) qui semble être un final aussi ouvert que celui de la Septième de Mahler, peu à peu le son s’éteint pour le vrai final, funèbre avec le son des contrebasses en sourdine, et le célesta en contrepoint. Il s’installe une ambiance d’une rare tension dans un son qui s’éteint progressivement jusqu’au silence, contraignant le spectateur à entrer en lui-même. Silence final long et pesant avant le triomphe mérité.
Ce concert (au moins Chostakovitch) fut pour moi sans doute le premier concert totalement convaincant depuis la disparition d’Abbado et c’est donc un concert de l’avenir. Qui sait ?
© Peter Fischli/Lucerne Festival (Concert)
Cet article a été écrit par Guy Cherqui