Modeste P. Moussorgski (1839-1881)
La Khovantchina (Хованщина) (1872-1880)
Drame musical en cinq actes
Livret du compositeur
Révision et orchestration de Dimitri Chostakovitch
d'après l'édition originale de Pavel Lamm
Direction musicale | Valery Gergiev |
Mise en scène | Mario Martone |
Décors | Margherita Palli |
Costumes | Ursula Patzak |
Lumières | Pasquale Mari |
Vidéo | Umberto Saraceni per Italvideo Service |
Chorégraphie | Daniela Schiavone |
Ivan Chovanskij | Mikhail Petrenko |
Andrej Chovanskij | Sergey Skorokhodov |
Vasilij Golitsyne | Evgeny Akimov |
Shaklovityj | Alexey Markov |
Dosifej | Stanislav Trofimov |
Marfa | Ekaterina Semenchuk |
Susanna | Irina Vashchenko |
Scrivano | Maxim Paster |
Emma | Evgenia Muraveva |
Pastore luterano | Maharram Huseynov* |
Varsonof'ev | Lasha Sesitashvili* |
Kuz'ka | Sergej Ababkin* |
Strešnev | Sergej Ababkin |
Premier strelets | Eugenio Di Lieto* |
Second strelets | Giorgi Lomiseli* |
Homme de confiance du Prince Golitsyne | Chuan Wang* |
*Allievo dell'Accademia Teatro alla Scala
Choeur et orchestre du Teatro alla Scala
Chef de chœur : Bruno Casoni
Nouvelle production du Teatro alla Scala
Khovantchina a toujours été un opéra bien servi à la Scala depuis son entrée au répertoire en 1926, et a été l’objet de productions magnifiquement distribuées et dirigées par Ettore Panizza, Vittorio Gui, Issay Dobrowwen, Gianandrea Gavazzeni, puis de représentations du Bolchoï en tournée (Boris Khaikin).
Moussorsgki en général n’est jamais négligé à la Scala : on se souvient en 1979 du Boris de Claudio Abbado et Youri Lioubimov, on se souvient aussi du Festival Moussorgski en 1981 où outre la reprise du Boris, Lioubimov mit en scène Khovantchina (dirigée par le bulgare Rouslan Raytcheff) et où un congrès important fit le point sur le musicien russe. Il y a une tradition italienne de l’interprétation de Moussorgski, magnifiquement portée par Claudio Abbado ces quarante dernières années, avec des productions mémorables à la Scala, mais aussi à Vienne (Boris de Tarkovski, et Khovantchina d’Alfred Kirchner), et à Salzbourg (Boris de Wernicke). Tout cela est documenté par la vidéo et le CD.
Depuis Khovantchina a été reproposée à la Scala en 1998 déjà par Valery Gergiev (avec un cast et une mise en scène du Mariinskij). C’est de nouveau Valery Gergiev qui a été appelé à diriger cette nouvelle production mise en scène par Mario Martone. Et c’est musicalement (seulement musicalement) une interprétation référentielle.
Une mise en scène à prétention, mais sans grand intérêt
Les mises en scène de Khovantchina sont moins marquantes que celles de Boris. Boris permet de se concentrer sur un personnage, et donc de discourir sur le pouvoir, sur un caractère, sur la Russie et le peuple…Khovantchina centré sur le peuple russe permettrait en théorie une réflexion sur le pouvoir, ou sur la religion, ou sur le passage d’une Russie traditionnelle et médiévale à une Russie plus ouverte et « moderne » (l’arrivée de Pierre le Grand). Mais la dispersion et le nombre des personnages, l’histoire elle-même confuse des Khovanski ne sont pas des accroches suffisamment marquantes pour un spectateur notamment non russe.
De fait, je n’ai souvent vu que des productions plus ou moins traditionnelles, plus ou moins convaincantes. Même la glaciale production de Tcherniakov à Munich en 2007, pourtant un magnifique travail, n’est plus reprise.
Mario Martone propose un travail projeté vers le futur. Une Khovantchina post-atomique (?) dans l’univers en ruine d’un monde post-industriel, univers où traînent des voitures abandonnées, des restes de bâtiments, des raffineries bombardées, un monde métallique et rouillé. Impressionnants décors de la grande Margherita Palli qui encadrent un monde marqué par la laideur de la catastrophe. Martone est un cinéaste avec des références cinématographiques, on sent des images à la Blade Runner de Ridley Scott par exemple, voire The Road de John Hillcoat : un ciel uniformément noir traversé par des engins aériens, un univers angoissant rempli de restes de viaducs de béton ou de voitures calcinées.
On comprend à vue que les choses ne vont pas bien…
En même temps, des gadgets çà et là. Nous avons évoqué le petit engin volant qui traverse la scène au début, nous pourrions aussi citer les reporters avec caméra et perche qui interrogent les vieux croyants sur le chemin du sacrifice, la chasse (prémonitoire ?) aux canards sauvages du Prince Ivan avant son assassinat, les inévitables smartphones (clin d’œil au public scaligère qui ne cesse de cliquer pendant la représentation ?) qui prennent en photo le cadavre d’Ivan Khovanski après son assassinat, la lourde moto de l’écrivain public, ou les danses persanes effectuées par des escort-girls (il y aussi un travesti) occupées à une danse de séduction torride(?), et dont l’une finit pas tirer sur le prince (à la place de Golitsyne) : des idées anecdotiques, pour faire moderne ou remplir la scène (ou le vide).
Et pourtant les questions passionnantes et toujours actuelles posées par cette œuvre ne manquent pas : le traitement du peuple par une oligarchie toute puissante qui ne pense qu’à ses intérêts, les débats religieux qui agitent le christianisme d’Orient comme celui d’Occident, entre tradition et modernité, entre fanatisme et ouverture, entre intégrisme et relativisme : il y a les vieux croyants en Russie, il y a eu en Occident les Cathares (qui finirent de la même façon) et aux XVI e et XVIIe les débats autour de la Réforme et la Contre-Réforme, le jansénisme, le piétisme et le libertinage…
Il y a aussi la question du pouvoir monarchique, et par exemple l’éternelle question des prétentions des nobles face au monarque (ici les boyards) notamment au monarque enfant (au tout début) : on pense à Louis XIV et la Fronde à peu près à la même époque, mais c’est ici la régente Sophia Alexeievna qui apparaît accompagnée des deux Tsars Ivan V et Pierre 1er (seul exemple de deux Tsars se partageant le pouvoir : il est vrai qu’ils ont 16 et 10 ans, sensiblement plus âgés d’ailleurs que leur représentation scénique), une apparition non dépourvue de sens, qui explique l’agitation des nobles face au pouvoir monarchique fragile. Mais il est vrai que le livret est désordonné, mélangeant les époques avec une chronologie élastique.
Malgré tout, et notamment malgré cette idée de faire apparaître régente et deux petits tsars qui illustre assez habilement les questions de pouvoir, si l’on excepte les costumes « modernes » (Ursula Patzak), et les gadgets, c’est à une Khovantchina assez traditionnelle et assez plate à laquelle on assiste, relations entre les personnages peu fouillées, peu de travail de détail sur les caractères : remettons à cette mise en scène quelque bulbe de cathédrale moscovite des décors de Fyodor Fyodorovski et les costumes du XVIIe refaits de Tatiana Noginova et nous retrouverons telle quelle la vieille mise en scène de Leonid Baratov de 1960 du Mariinski, un peu époussetée. Gergiev n’a pas dû être trop désorienté. Même s’il y a des scènes grandioses et bien menées, avec des mouvements du chœur bien réglés et une scène finale impressionnante avec ce soleil de feu qui aspire les vieux croyants et donc en filigrane l'humanité entière (image d'Ippolita di Majo), c’est un habillage moderne d’une mise en scène qui ravive plus les poussières du passé que les visions futuristes et catastrophistes qu’elle semble pompeusement nous proposer,
Pourquoi investir tant d’argent dans un travail aussi inutile ? À ce prix, mieux valait rappeler la production Baratov du Mariinskij, on aurait eu droit au théâtre pittoresque d’URSS, à 60 ans de distance, au moins la production aurait été muséale.
Une interprétation musicale exemplaire
Par bonheur, le travail superficiel de Martone ne gêne pas la musique, et l’exécution à laquelle nous avons assisté est de celles qui marquent une saison.
Les exécutions musicales prodigieuses sont suffisamment rares à la Scala en ce moment pour qu’on s’arrête sur celle-ci, qui à la fois par la qualité des forces du théâtre et celle de la distribution, sans être la distribution du siècle, est musicalement exemplaire.
Une distribution homogène
Il faut reconnaître que la plupart des chanteurs russes de référence en font partie : Mikhaïl Petrenko en Ivan, Evguenia Muraveva, Ekaterina Semenchuk, Alexey Markov, Maxim Paster, écument aujourd’hui les grands théâtres dans ce répertoire.
Mikhail Petrenko a eu ces dernières années quelques moments difficiles, mais il est ici un Ivan Khovanski plein d’autorité, avec une voix puissante, toujours un peu claire (il n’est pas une basse profonde de la grande tradition des Chaliapine ou des Ghiaurov), mais avec un phrasé magnifique et une très belle expressivité. Ce chanteur est engagé et bon acteur, il use ici de ces qualités, et il remplit la scène de sa présence imposante.
Evguenia Muraveva en Emma affirme comme toujours ses capacités dramatiques avec une belle présence en scène notamment pendant le premier acte et une voix claire, solide qui remplit le vaisseau milanais.
Ekaterina Semenchuk est ici une grande Marfa : voix dramatique, puissante, homogène du grave à l’aigu. Certes, le costume proche de la Famille Addams (une Morticia aux cheveux un peu plus courts) qui nous indique son vague côté sorcière n’arrange pas forcément les choses, mais sa force dramatique sa puissance et en même temps son expressivité font merveille : son air du début de l’acte III, exécuté dans une petite cage (est-ce si utile ?) est particulièrement prenant. Après sa belle Didon parisienne, elle est ici une immense Marfa, et obtient un triomphe.
Autre triomphateur de la soirée, Alexey Markov qui campe avec autorité Shaklovity, la voix est claire, puissante, magnifiquement projetée et expressive. Son air (acte III) est un des sommets de la soirée, où chaque parole prend corps, ciselée, colorée. Voilà un baryton qui aujourd’hui dans ce répertoire (et pas seulement) est pratiquement irremplaçable.
Sergey Skorokhodov est Andrei Khovanski, habitué aux rôles dramatiques dans tous les répertoires (il chante même Pollione) démontre une belle vaillance, mais aussi plein d‘émotion dans les scènes finales.
Le reste de la distribution est de très bon niveau : signalons le Dosifei de Stanislav Trofimov, belle voix, timbre somptueux qui projette bien, mais qui pour ce rôle manque juste un peu d’harmoniques dans les graves. Il faut une basse très profonde qu’il n’est pas tout à fait, et dont on trouve peu d’exemples aujourd’hui. Mais c'est un Dosifei très digne et très juste.
Comme toujours, l’inévitable Maxim Paster dans un rôle de ténor de caractère, celui de l’écrivain public, montre belle présence, voix claire, et comme toujours de petits problèmes dans le suraigu. Mais la prestation reste très correcte. Signalons aussi Evgueniy Akimov comme Golitsyne, correct sans être exceptionnel. Enfin belle présence vocale de Irina Vashchenko en Susanne et du jeune Maharram Huseynov, qui appartient à l’académie de la Scala, en pasteur luthérien.
Une direction et des forces du théâtre vraiment exceptionnelles
Le chœur est, dit-on, la véritable vedette de la Khovantchina, on peut sans crainte l’affirmer après avoir entendu la merveilleuse prestation du chœur de la Scala à la fois puissante, imposante, mais aussi très contrôlée, le final du troisième acte est à ce titre anthologique, avec ses dernières notes longuement tenues en sourdine. Bruno Casoni a fait là un travail de préparation exemplaire, qui montre que le chœur de la Scala reste l’un des tout premiers du monde. Simplement extraordinaire.
Valery Gergiev, il faut le reconnaître, donne ici une très grande leçon. Certes, il est arrivé avec dix minutes de retard (c’est toujours moins que les quarante-cinq minutes d’un soir de Lohengrin à Paris), mais il se fait vite pardonner. Sa vision n’est pas comparable à celle si nostalgique et si poétique d’Abbado (qui utilisait le final de la version Stravinsky-Ravel), nous avons là une lecture à la fois poétique à certains moments quand la musique évoque des chants populaires russes, mais sans mélancolie : il y a là une énergie vitale, un drame toujours présent, une tension permanente et surtout quelquefois une lecture épique impressionnante, avec un sens des rythmes qui stupéfie, mais sans jamais couvrir le plateau ni faire de l’orchestre un protagoniste. C’est pourtant un orchestre de la Scala des grands jours, des très grands soirs, qui produit un son limpide, fait entendre chaque pupitre, sans scorie, avec un engagement qui montre comme l’orchestre de la Scala peut sonner dans les grandes occasions. Valery Gergiev ce soir fut simplement exemplaire.
Comme toujours quand la musique est vraiment au rendez-vous, la Scala revient vite au tout premier rang. Ce soir, c’était la Scala de nos souvenirs, celle qu’on aime et qui rejoint sa légende.
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Retransmission sur France Musique le 24 mars prochain à 20h
Cet article a été écrit par Guy Cherqui